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Le grand entretien de Roberto Martinez pour Sport/Foot Magazine: «Il y aura une évaluation sportive de ma situation après le Qatar»

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Pour Roberto Martínez et plusieurs Diables, le Qatar sera probablement la dernière danse. À la veille de son troisième tournoi avec la Belgique, le sélectionneur est mis sur le grill par l’ancienne internationale Imke Courtois. Un ping-pong verbal qui vaut le déplacement.

« Salut Imke, comment tu vas?»

«Robertooooo!»

Les retrouvailles sont chaleureuses dans la Salle Guy Thys, au Proximus Basecamp de Tubize. «Je me suis mise sur mon 31, et toi tu débarques en training», lance Imke Courtois. «T’inquiète, c’est ma tenue de travail. Mon costume est prêt pour le shooting photos après l’interview», réplique Roberto Martínez. L’ambiance est détendue, le ton est donné.

Le coach des Diables et l’ancienne joueuse, active en télé en Flandre, se connaissent bien. «J’aime bien la façon dont tu travailles», flatte l’Espagnol. «Tu poses toujours des questions intéressantes. Je suis impatient de commencer.» Quelques heures plus tard, Imke Courtois prendra l’avion pour l’EURO féminin de futsal, en Finlande. «On va jouer contre la Finlande, la Suède et l’Espagne. Et on sait déjà qu’on va prendre une casquette contre les Espagnoles. Elles sont tellement fortes.» Son pronostic se vérifiera: 14-0! Le futsal va plusieurs fois s’inviter dans leur conversation. «Pourquoi n’y a-t-il toujours pas un terrain ici au centre national?», demande Courtois. «Ne t’en fais pas, ça va venir», réplique Martínez.

Place à un échange de haut niveau où on va apprendre quelques secrets de la sélection, où il sera question de jeux tactiques. Mais, dans sa première question, Imke Courtois revient sur les premiers jours de l’Espagnol à la tête de notre équipe nationale.

Quelle a été ta toute première mission quand tu es arrivé en 2016?

ROBERTO MARTÍNEZ: J’ai d’abord composé un pool de joueurs. L’EURO en France venait de se terminer, j’ai collecté beaucoup d’informations de ce tournoi. Et je suis retourné deux ans en arrière pour avoir le maximum d’infos sur tous les joueurs qui entraient en considération.

Tu les as tous appelés individuellement?

MARTÍNEZ: Non parce que j’ai appris, pendant mon passage en Premier League, que ça peut être embêtant pour un coach si le sélectionneur contacte les joueurs. Je voulais d’abord apprendre à les connaître à distance. Certains ne savaient même pas que je les suivais. Ça a été une période fascinante.

Tu étais conscient que tu allais travailler avec une génération dorée?

MARTÍNEZ: Je savais que j’allais retrouver trois joueurs que j’avais connus à Everton, Marouane Fellaini, Kevin Mirallas et Romelu Lukaku. Trois gars complètement différents au niveau du style de jeu, de la personnalité, de la façon de raisonner, du vécu. Et ça m’intriguait de voir trois joueurs aussi différents alors que la Belgique ne compte que onze millions d’habitants. J’aurais mieux compris qu’ils aient le même style de jeu et la même compréhension du football. J’avais aussi croisé d’autres internationaux. On avait joué contre Chelsea quand Eden Hazard y avait fait ses débuts. Mon équipe avait affronté Tottenham avec Toby Alderweireld, Jan Vertonghen et Nacer Chadli. Mousa Dembélé jouait à Fulham. Thibaut Courtois était arrivé dans le championnat anglais. Et en 2014, on avait affronté Wolfsburg et Kevin De Bruyne en Europa League. J’étais en admiration devant autant de talents.

© belga

«Rester dans le top 10 mondial au cours des vingt prochaines années»

Tu as vite conclu que la génération dorée était un fait du hasard?

MARTÍNEZ: Non. Cette génération dorée se compose de joueurs très doués qui sont devenus importants à un âge précoce. Ils ont eu plus de 75% du temps de jeu possible dans leur club. Ils ont vite joué des matches européens. Ils ont été transférés pour des grosses sommes. Ils ont tous ces points communs. Aujourd’hui, on veut détecter les talents plus tôt. C’est pour ça qu’on a lancé le projet Génération 2026. On veut préparer une équipe pour la Coupe du monde 2026 aux États-Unis, au Mexique et Canada. On regarde les joueurs qui seront importants à ce moment-là. Ce sont des gars nés entre 1997 et 2008.

Ce n’est quand même pas possible d’enchaîner les générations dorées?

MARTÍNEZ: Non, mais la Belgique aura toujours du talent. On a vu en 1995 que le talent pouvait s’égarer. On a eu la confirmation que le talent, seul, ne suffisait pas. Il faut être dans le bon vestiaire, dans le bon championnat. On ne travaille pas uniquement avec les joueurs qui sont en forme. On bosse avec des gars qui ont du talent et le bon état d’esprit. On fait un trajet avec eux. On s’affaire déjà avec des U17. On leur offre la perspective d’intégrer à terme le noyau des Diables rouges. En 2009, la Belgique était 66e au ranking FIFA. Une des mes plus grandes responsabilités est de faire en sorte que ce pays ne quitte plus le top 10 au cours des vingt prochaines années.

Le nouveau bâtiment ici à Tubize, avec une infrastructure moderne, des facilités d’entraînement, les bureaux, c’est l’héritage que laissera la génération dorée. Les prochaines levées pourront se développer dans les meilleures conditions que l’on puisse imaginer. Quand un jeune talent entre dans le complexe, le walk of fame avec tous les grands noms est une source d’inspiration. Et ici, les joueurs peuvent aussi progresser vers un avenir d’entraîneur.

Quel a été ton plus grand défi depuis ton arrivée?

MARTÍNEZ: Construire une équipe équilibrée et compétitive avec le talent individuel dont je disposais. Pour y arriver, on a créé un environnement qui permet à chaque joueur d’être focus sur l’équipe nationale.

Comment as-tu fait ça? Tu vas nous révéler tous tes petits secrets?

MARTÍNEZ: Il n’y a pas beaucoup de secrets. Les joueurs qui font aujourd’hui partie du noyau veulent créer quelque chose de très particulier. Tout le monde connaît l’objectif. Et l’objectif ne consiste pas à jouer la Coupe du monde comme individu, mais à se demander ce qu’on peut faire, en tant qu’individu, pour permettre à l’équipe de gagner le tournoi. Cette complicité a été très claire depuis quatre ans, quand l’équipe est longtemps restée à la première place du classement mondial. Ce n’est pas simple de gagner continuellement des matches à ce niveau. Sauf si tu as un environnement plus fort que la somme des individualités. Les joueurs se poussent mutuellement pour devenir plus forts.

Progresser me semble être un objectif logique, mais chaque groupe de joueurs n’a-t-il pas ses limites?

MARTÍNEZ: Tu peux t’améliorer sur plusieurs plans. Les terrains et les installations peuvent toujours être meilleurs. La qualité des réunions peut toujours s’améliorer. La façon dont les joueurs plus expérimentés conseillent les jeunes, ça joue aussi un rôle. Tu crées ainsi une structure dans laquelle tu es de plus en plus performant. Il y a près de quarante personnes qui travaillent autour des Diables rouges. Elles aussi essaient en continu de faire mieux. On veut toujours faire mieux que lors du dernier rassemblement, que dans le dernier match. Et on ne veut surtout pas copier d’autres pays, on veut rester nous-mêmes.

«Après trente ans, chaque année est du bonus»

Tu as participé avec la Belgique à la Coupe du monde 2018 et à l’EURO 2020. Est-ce que le Qatar sera le tournoi le plus difficile pour toi et pour l’équipe?

MARTÍNEZ: On va jouer contre le Canada, par exemple…

Je sais pas mal de choses sur eux. J’ai vu le match qu’ils ont gagné en septembre contre le Qatar (victoire 0-2 le 23 septembre dernier, ndlr). Tu sais comment ils jouent?

MARTÍNEZ: C’était un match amical.

D’accord, mais ce qu’ils ont fait ce jour-là, c’était cool, un truc que j’ai rarement vu. Ils jouaient à trois derrière.

MARTÍNEZ: Je sais ce que tu vas dire. Leur numéro 6 va aussi jouer très bas, entre les deux défenseurs. Et tu crois qu’ils vont jouer comme ça contre nous?

Non.

MARTÍNEZ: Comment ont-ils joué contre les États-Unis et le Mexique?

Je n’ai pas encore regardé ces matches-là.

MARTÍNEZ: Là, tu es en faute…

D’ici le début de la Coupe du monde, j’aurai vu plusieurs matches de chaque équipe. Les Marocains, je les ai déjà visionnés. Ils sont vraiment bons. OK, c’était contre le Paraguay qui était très mauvais, mais ces Marocains ont une très bonne technique.

MARTÍNEZ: Oui, ils sont fantastiques.

Ils ont Sofiane Boufal.

MARTÍNEZ: Aussi Hakim Ziyech, Achraf Hakimi et d’autres. Cette équipe est très forte.

On dirait une équipe de futsal. Ils sont très bons sur les petits espaces, techniquement bien au-dessus de la moyenne.

MARTÍNEZ: Je reviens à ta question. Oui, une Coupe du monde, c’est difficile. Tu affrontes des équipes que tu ne connais pas bien. Et il faut tenir compte de l’aspect psychologique. Un pays comme le Canada ne s’est plus qualifié depuis très longtemps. C’est comme le Panama qu’on a affronté en Russie. Ils ont mis une énergie folle dans leur match. On l’a constaté dès qu’ils se sont mis à chanter leur hymne national. Même si on a déjà analysé les matches de nos adversaires, c’est difficile de prévoir le niveau qu’ils vont atteindre.

C’est devenu plus difficile de faire ta sélection?

MARTÍNEZ: Il y a une évolution. Depuis 2018, il n’y a que quatre joueurs qui ont arrêté: Vincent Kompany, Thomas Vermaelen, Mousa Dembélé et Marouane Fellaini. Mais il ne faut pas sous-estimer ces départs. Avec Kompany, Vermaelen, Jan Vertoghen et Toby Alderweireld, j’avais des défenseurs centraux de très haut niveau. C’est pour ça que j’ai imaginé de jouer avec une défense à trois.

On a vraiment l’impression que cette Coupe du monde va être un tournant pour cette génération.

MARTÍNEZ: C’est comme ça, oui. Et c’est normal. Une fois qu’un footballeur a passé le cap des trente ans, chaque année en plus qu’il passe sur les terrains est du bonus. Les quatre années d’expérience qu’ils ont prise depuis la Russie, c’est incroyable. Et il y a un autre aspect intéressant: les jeunes joueurs qui arrivent dans le noyau ont une chance unique de voir les anciens et d’apprendre plein de choses à leur contact.

Comment fais-tu tes adieux à des légendes qui arrêtent?

MARTÍNEZ: Je ne fais pas d’adieux.

Un peu facile comme réponse… Tu donnes beaucoup de crédit aux joueurs qui ont énormément fait pour l’équipe nationale. Certains seront toujours des héros pour les supporters de la Belgique. Mais quand décideras-tu de t’en passer?

MARTÍNEZ: Il faut accepter qu’il arrive un moment où ça doit se faire.

Mais tu attends le moment où ils annonceront eux-mêmes qu’ils arrêtent?

MARTÍNEZ: Ma responsabilité, c’est de sélectionner les joueurs qui formeront la meilleure équipe. Ce n’est pas ma décision, c’est la décision du jeu. Je mets ensemble des jeunes et des gars expérimentés, puis le football décide. Seuls les gars qui sont dans leur meilleure forme joueront. Si les légendes dont tu parles sont sur le terrain, c’est parce qu’elles méritent de jouer.

Parce qu’il n’y a pas de meilleure alternative?

MARTÍNEZ: Exactement. Il faut évidemment permettre aux jeunes joueurs de voir s’ils sont capables d’être dans l’équipe. C’était un aspect important du rassemblement de mars, quand je n’avais repris pour des matches amicaux que des gars qui avaient moins de cinquante apparitions avec les Diables.

«On a une quarantaine d’indicateurs de performance pour chaque joueur»

Zeno Debast est le petit nouveau du groupe. Il a aussi joué au futstal à Halle-Gooik. Ça se voit quand il manie le ballon. À quel moment vois-tu qu’un joueur pareil est prêt pour jouer?

MARTÍNEZ: Je vais te confier un petit secret. On a basé les profils de tous les joueurs sur des statistiques. On prend en compte une quarantaine d’indicateurs de performance. Et on le fait à partir de 18 ans. Par exemple, si un jeune a un très bon score dans les situations d’un contre un, on le suit de près. On a très vite vu que Debast avait des meilleurs scores que les autres joueurs qui évoluent à la même place, en défense centrale côté droit. Et il y a d’autres facteurs qui plaident en sa faveur. Anderlecht a commencé à jouer avec une défense à trois, et à partir d’un certain moment, il s’est installé et il n’a plus quitté l’équipe. Il n’a que 18 ans, mais son âge de footballeur peut être estimé à 25 ou 26 ans, vu le nombre de matches qu’il a déjà disputés à cette position. Les datas, c’est un filtre. Je ne me baserai jamais uniquement sur des chiffres. En le reprenant dans mon groupe et en le regardant jouer, je vois en lui un élément terriblement intéressant pour nous.

Ses statistiques sont bonnes, tu l’as vu à l’entraînement, il est bien intégré dans le noyau, mais tu ne sais pas encore s’il est déjà prêt pour jouer un match de Coupe du monde?

MARTÍNEZ: Il y a toujours une première fois. Et c’est impossible d’être préparé pour ce baptême. On ne peut pas éternellement dire: «On doit attendre parce qu’il n’est pas prêt.»

Mais beaucoup de gens ne comprennent pas pourquoi tu as dit, après ses débuts en Ligue des Nations contre le pays de Galles, qu’il avait été un des débutants les plus impressionnants depuis le début des années 90.

MARTÍNEZ: Quand tu vois ce qu’il a fait ce jour-là à 18 ans… Son calme, sa façon de gérer le stress, son côté rationnel. Quand j’ai dit ça, je ne pensais pas essentiellement à ce qu’il avait produit sur le terrain, plutôt à la façon dont il avait géré les bonnes et moins bonnes choses.

Mais pourquoi l’as-tu mis sur Virgil van Dijk lors du match suivant, en sachant que cet adversaire est ce qu’il se fait de mieux en Angleterre dans le jeu aérien? C’était pour tester Debast?

MARTÍNEZ: Exactement.

Tu lui fais beaucoup travailler les duels aériens pour qu’il progresse sur ce plan-là?

MARTÍNEZ: Il a encore tout le temps, sa carrière ne fait que commencer.

Mais il doit être prêt au Qatar?

MARTÍNEZ: Tout à fait. C’est pour ça qu’on l’a testé contre des adversaires de haut niveau. En faisant ça, on apprend des choses. Dans deux gros matches, il a joué sans filet. Il devait être prêt à affronter toutes les situations. Le staff a beaucoup apprécié la façon dont il a géré ces deux rendez-vous.

Quand on regarde les statistiques d’Eden Hazard, on se fait du souci.

MARTÍNEZ: Il n’est pas dans le noyau des Diables pour ce qu’il fait avec son club. Il est là parce qu’il a participé à la qualification pour la Coupe du monde. Et pour son influence sur la génération dorée. Son manque de rythme est un souci, oui. Si tu ne joues pas avec ton club, c’est très difficile d’être prêt pour enchaîner plusieurs matches complets en peu de temps. Mais son talent et son potentiel sont toujours là. Il sera jugé comme n’importe quel autre joueur. Personne ne lui a garanti quoi que ce soit.

Comment décideras-tu s’il doit commencer?

MARTÍNEZ: J’observe mon groupe. Souvent, les réponses tombent durant les jours qui précèdent un match. On jouera un amical contre l’Égypte cinq jours avant notre premier match de Coupe du monde. C’est là que la réponse tombera.

Mais si tu titularises Hazard, tu ne sauras pas de quoi Leandro Trossard et Charles De Ketelaere auraient été capables.

MARTÍNEZ: Voir Leandro Trossard planter trois buts sur le terrain de Liverpool, c’était une grande satisfaction. Il progresse énormément. Je suis satisfait aussi quand je vois comment Charles De Ketelaere a géré son transfert à Milan. Maintenant, je dois voir ce que chacun fait à une même position. C’est comme ça que je forme une équipe. Et le point de départ, c’est le passé du joueur en équipe nationale.

À partir de quel moment décides-tu que le passé ne compte plus? Et à partir de quel moment dis-tu que Trossard est meilleur que Hazard, par exemple?

MARTÍNEZ: Au moment où je vois que le joueur qui m’a tellement donné, ne donne plus assez. Ce n’est pas le cas de Hazard. Je veux avoir plusieurs options. Et je sens qu’on est plus forts qu’en 2018. À chaque poste, j’ai au moins deux joueurs capables de prester. En 2018, j’avais dû être inventif quand Thomas Meunier était suspendu, par exemple. Contre la France, j’avais dû déplacer Nacer Chadli à droite.

«Il y aura une évaluation sportive de ma situation après le Qatar»

Quid de ton avenir après la Coupe du monde?

MARTÍNEZ: Pour le moment, je ne pense qu’au Qatar.

Tu pourrais quitter les Diables rouges et ne plus être sélectionneur? Qu’est-ce qui influencera ta décision?

MARTÍNEZ: Il y aura une évaluation sportive. Si j’ai l’impression que je ne peux plus apporter une plus-value, ce sera mieux de continuer avec quelqu’un d’autre. Mais pour le moment, je suis occupé avec deux boulots: essayer de gagner chaque match et donner une chance à de nouveaux joueurs. Il faudra voir comment les patrons de l’Union Belge évalueront ce que je fais.

Imke commence les phrases, Roberto les achève!

Une vie sans foot, c’est…

MARTÍNEZ: Pas une vie.

Une équipe sans Kevin De Bruyne, c’est…

MARTÍNEZ: Plus la même équipe.

Aller jusqu’en finale au Qatar, c’est impossible mais…

MARTÍNEZ: On va donner notre vie pour y arriver.

Battre l’Espagne en phase d’élimination directe, c’est

MARTÍNEZ: Battre une très bonne équipe.

Faire la sélection finale, c’est…

MARTÍNEZ: Un crève-cœur.

Si tu quittes la Belgique, ce sera…

MARTÍNEZ: Un moment triste.

Et quitter Imke, c’est …

MARTÍNEZ: Un moment encore plus triste…

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