Olivier El Khoury

Kun a guéri

Olivier El Khoury Ecrivain, supporter et fidèle milieu de terrain en P4.

Découvrez la chronique d’Olivier El Khoury, écrivain, supporter et fidèle milieu de terrain en P4.

À cause de mes stats de la saison 2016-2017 en P4B, les gars de mon équipe m’appellent le Chat noir. Cette année-là, chaque fois que je commençais titulaire, on perdait. Ce qui était une blague taquine au début a fini par devenir une question existentielle, aussi au-delà du sportif. En 25 ans de carrière, je n’ai connu que deux montées de catégorie, sans jamais avoir pu les célébrer. La première, j’étais en vacances lors du match du titre, la seconde: Covid, saison écourtée, pas d’explosion de joie spontanée.

Pareil pour les grands retournements footballistiques de mon époque. J’en veux encore à mon père qui, un soir de mai 2005, m’a envoyé au lit à la mi-temps d’un AC Milan-Liverpool qui s’avérerait anthologique. « Va dormir, mon fils, c’est 3-0, le match est plié » . Et ses cris en pleine nuit de me réveiller et de me rappeler quel père indigne il faisait. J’avais quinze ans, merde. Qui envoie son fils dormir à 21h30 à quinze ans? Les jeunes de quinze ans aujourd’hui, ils traînent en bande jusqu’à l’aube, ils roulent des joints, tyrannisent leurs parents. Moi je disais OK quand on m’envoyait au lit avant 22 heures. Comment appelle-t-on l’inverse d’un souvenir? En tout cas, cette finale de C1 est le pire d’entre-eux. Peut-être le début du Chat noir.

Barcelone-Paris, match retour après un 4-0 en faveur des Français. Les Catalans entament leur remontada, tout le monde sent le vent tourner. Je suis dans ma chambre du cinquième étage, le pied dans le plâtre. Impossible d’aller dans un bar. C’est là que je me rends compte que c’est pas si babacool de vivre avec des demi-chamanes anti-wifi. « Une question d’énergie », mon cul. J’ai raté la remontada du Barça, je ne pourrai la raconter à mes gosses qu’en leur mentant éhontément.

Suisse-Belgique, Nations League. Je regarde sur mon téléphone les deux buts de Thorgan Hazard, j’embarque dans un avion pour Bordeaux l’esprit léger. Une heure trente plus tard, on a pris cinq buts, on est éliminés et je hais Bordeaux. Liverpool-Dortmund, Europa League. Peiné pour ma mère qui regarde The Voice seule dans le salon, j’abandonne mon père à son match dans son bureau et je la rejoins. Impossible de me concentrer sur les chanteurs et leurs voix de cons, je n’entends que les onomatopées de mon père qui fusent depuis la porte. 4-3 pour les Anglais, match de fou, mais je monte dormir sur le souvenir du visage de Florent Pagny ému par l’interprétation d’un titre de Calogero.

Je vous donne tout ça en vrac. Plus je les évoque et plus ils ressortent, ces épisodes de frustrations, cette impression de rater mon rendez-vous avec l’actualité la plus chaude qui rentre déjà dans l’Histoire. Et moi, pile à côté.

Le seul épisode de ce genre qui m’ait fait frissonner en direct est gravé en moi à jamais. Un après-midi d’été où j’étais censé bosser pour mes examens, mon bureau orienté face à la porte de ma chambre pour pas que ma mère me surprenne à regarder du foot au lieu d’étudier. United est champion dans cinq minutes à moins que City plante deux buts dans ce laps de temps contre QPR pour décrocher le titre tant attendu. Dzeko plante une tête et égalise. Et là, tout le monde sait que l’impossible est en train de se réaliser. Quand Balotelli écarte sur la droite pour Sergio Agüero, on sait que sa feinte de frappe n’est qu’un effet de suspense supplémentaire. Le temps qui s’arrête, le coeur qui saute un battement, la foulée au ralenti, le défenseur qui se jette en vain, le gardien qui se fait trouer, le filet qui tremble. Et l’Argentin qui écrit sa légende en bleu ciel. Ce jour-là, j’y étais. Enfin.

Aujourd’hui, le Kun annonce qu’il ôtera son maillot citizen définitivement et c’est l’occasion de me rappeler que je ne suis peut-être pas un chat noir qui rôde autour de la vie sans jamais l’atteindre.

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