Bernard Jeunejean

Diego, ivre dans sa tête…

Je viens de voir sur grand écran l’une des grandes stars du petit : le documentaire d’Asif Kapadia sur Diego Maradona est à l’affiche en ce moment, et ce sont deux heures exceptionnelles centrées sur la période napolitaine (1984/1991) du pibe de oro!

Aucune grande ville footeuse n’a vécu pareille fièvre pour un footballeur. Aucun n’a été vénéré à ce point, Naples a créé le seul véritable mythe du ballon rond : vingt ans plus tôt, la ferveur des Brésiliens pour Pelé n’avait pas atteint la folie furieuse des Napolitains (plus encore que des Argentins) pour Maradona !

C’est un grand film parce que beau et triste. Beau comme la gueule d’ange de Diego jeune, beau comme son jeu au top de son art. Triste comme la déchéance de Maradona l’obèse, comme le cumul de conneries qui guette quand on est surdoué, adulé, friqué, pas préparé : Camorra, cocaïne, bibine, provoc’ et petites pépées, Maradona fut un Bateau ivre ; un gamin de bidonville submergé par la gloire pour cause d’amour du foot.

Deux détails m’ont surpris. Le divin gaucher utilise la main droite pour signer les autographes, et jouer au tennis avec Claudia Villafane sa légitime : moi qui croyais qu’un pied gauche à ce point astral ne pouvait appartenir qu’à un corps gaucher de la tête aux pieds… Ensuite en 1987, lors du premier titre du Napoli, Diego déclare vivre le plus beau jour de sa vie, lui qui a pourtant mené l’Argentine au titre mondial un an plus tôt ! Mais il précise : le bonheur total, c’eût été d’être champion du monde chez lui, en Argentine, en 1978 : il n’avait pas 18 ans, Cesar Menotti l’avait trouvé trop tendre, ça lui est resté sur la patate.

Le film m’a donné l’envie d’admirer la flopée de gestes et buts maradoniens que recense Google, et de revisionner deux documentaires de 2008 (1), bref : de savoir si Diego, malgré les Pelé ou Messi, fut le soliste le plus fortiche – c’est-à-dire le plus efficace et le plus beau à voir – de l’Histoire du foot. Ma petite réponse est oui, même s’il est aléatoire de comparer les époques, et subjectif d’évaluer la beauté. Réponse qui vaut ce qu’elle vaut, mais articulée sur 4 paramètres :

1. Voici 30 ans – ça crève les yeux – Maradona réalisait déjà à la vitesse d’aujourd’hui (celle de Lionel Messi ou Cristiano Ronaldo… si pas plus vite ! ) les slaloms et trouvailles que Pelé n’avait accumulés, 20 ans plus tôt, qu’à un train de sénateur.

2. Moins jugulé par l’arbitrage, le jeu de l’ère Maradona était à l’époque d’une brutalité bien supérieure : tacles à hauteur des genoux, fauchages à gogo, lois laxistes, Diego s’est fait tuer les jambes sans jamais se débiner, risquant la chaise roulante bien plus que les caïds contemporains.

3. Il fut singulièrement beau parce qu’il n’avait quasi nul besoin de son pied faible (le droit) pour être éblouissant de son pied fort (le gauche, évidemment), et ma conviction est que ce serait kif s’il prestait aujourd’hui. Messi est moins fluide, plus prévisible parce recourant au pied droit s’il le faut. Quant à Pelé, ce fut jadis un super-droitier d’aujourd’hui, moins contorsionné car doté d’un gauche appréciable : davantage bipède !

4. Maradona fut la seule icône à trouver quasi seul les solutions offensives : star unique d’un onze moyen, entouré de tâcherons lui abandonnant complètement la créativité. Pelé par contre, en concéda une partie à Didi ou Garrincha, compta sur Tostao ou Jairzinho… Et Messi s’appuya sur Xavi ou Iniesta, avant de partager le gâteau offensif avec Neymar ou Luis Suarez

Presqu’a contrario, Maradona a gagné seul le Mondial 86 : Jorge Valdano n’était que malin, Jorge Burruchaga sortait à peine du lot des 9 sans-grades retombés dans l’anonymat. Et à Naples, Maradona a fait d’un club sans titre un soudain champion d’Italie, entouré là aussi de seconds couteaux hormis Careca.

J’assume, malgré d’autres candidats au titre pompeux de Meilleur de tous les temps. Johan Cruijff ? C’était la figure de proue d’un collectif exceptionnellement huilé, et c’est aussi le football total de ce collectif qui s’est installé dans l’Histoire. Diego, lui, fut un bidon d’huile à lui tout seul…

(1) Maradona d’Emir Kusturica, et Maradona, un gamin en or de Jean-Christophe Rosé.

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