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Croisade contre le fair-play financier de l’UEFA: enquête contre l’ex-Commissaire Almunia

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

L’ombudsman européen a ouvert une enquête le 15 janvier afin de déterminer si la Commission européenne a « manqué d’impartialité » dans son rejet d’une plainte déposée par l’agent de joueurs belge Daniel Striani contre le fair-play financier de l’UEFA, a annoncé ce jeudi le célèbre avocat liégeois Jean-Louis Dupont, qui représente M. Striani.

Cette décision fait suite à l’enquête exclusive que Le Vif/ L’Express avait publiée le 11 décembre sur les relations troubles entre Michel Platini, patron de l’UEFA, et Joaquin Almunia, commissaire européen en charge de la Concurrence au moment de l’adoption de la régulation du fair-play européen. En voici l’intégralité.

Match juridique au sommet du football européen

Jean-Louis Dupont, avocat superstar, est parti en croisade contre le fair-play financier décidé par l’UEFA au nom de l’agent de joueurs Daniel Striani. Il dénonce désormais, plainte à la clé, un « double conflit d’intérêts » dans le chef du commissaire espagnol sortant, Joaquin Almunia. Enquête exclusive.

Jean-Louis Dupont est une star belge des prétoires européens. Il y a dix-neuf ans, le 19 décembre 1995, l’avocat s’est fait un prénom en obtenant devant la Cour de justice européenne une révolution copernicienne du football continental. L’arrêt Bosman, du nom d’un joueur du FC Liège, libéralisait définitivement le marché des transferts en supprimant les quotas nationaux au sein des clubs et en donnant aux joueurs en fin de contrat la possibilité de changer gratuitement de club. C’était la victoire du pot de terre contre le pot de fer. Depuis, le petit monde du ballon rond vit de mercato en mercato au rythme des annonces concernant des sportifs devenus des marques mondiales et/ou des mercenaires.

Fort de ce succès, Jean-Louis Dupont est devenu « le » spécialiste du droit européen de la concurrence dans le sport, sa poule aux oeufs d’or. Le 6 mai 2013, il a entrepris une nouvelle croisade d’envergure contre deux colosses européens, l’UEFA, instance dirigeante du football continental, et la Commission européenne. Objectif ? Obtenir l’annulation de la réglementation du fair-play financier, décidée par l’UEFA pour réguler les finances des clubs européens. Selon lui, ce texte est illégal au regard des règles de la concurrence.

La plainte qu’il a déposée à cette fin auprès de la Commission européenne, au nom de l’agent de joueurs belge Daniel Striani (au portefeuille de joueurs modestes, dont l’attaquant Cédric Roussel ou l’ex-Anderlechtois Ondrej Mazuch, notamment), a pourtant été écartée le 20 novembre dernier. Mais l’affaire va rebondir. Une enquête du Vif/ L’Express met en avant de nouveaux éléments susceptibles d’entacher la crédibilité du commissaire européen sortant, l’Espagnol Joaquin Almunia. L’homme qui a rejeté cette plainte est susceptible d’être accusé d’un « double conflit d’intérêts ». Contacté par nos soins, Jean-Louis Dupont confirme le dépôt d’une nouvelle plainte dans cette saga digne d’un livre de politique-fiction. Même si en coulisses, à l’UEFA, on hausse les épaules…

Acte 1: contre le fair-play financier

L’histoire commence en réalité le 1er juin 2010. Michel Platini, monstre du football européen devenu président de l’UEFA, fait adopter l’une des mesures phares de son règne : le système dit du « fair-play financier ». L’objectif est unanimement salué : il s’agit de « garantir la stabilité à long terme » de ce sport en contraignant les clubs à équilibrer leurs recettes et leurs dépenses, sanctions à la clé. En toile de fond, le souci d’éviter un risque majeur : que la bulle financière générée par les outrances de ce spectacle des temps modernes n’éclate en raison des dettes abyssales et des coûts astronomiques des transferts de joueurs. Bon prince, Platini laisse aux clubs deux ans pour se mettre en ordre de marche.

Le 21 mars 2012, la Commission européenne donne son feu vert à cette régulation. Avant même son entrée en vigueur. Dans une déclaration conjointe, Michel Platini et Joaquin Almunia, vice-président de la Commission européenne en charge de la Concurrence, affirment leur volonté de travailler étroitement autour de ce principe. « Aucune activité économique ne peut bâtir des fondations solides pour son avenir en dépensant régulièrement davantage d’argent qu’elle n’en génère (ou pourrait raisonnablement espérer générer), écrivent-ils. Par conséquent, la règle de l’équilibre financier reflète un principe économique sain qui encouragera davantage de rationalité et de discipline dans les finances des clubs et, par là même, contribuera à préserver les intérêts généraux du football. » Certains mettent en cause le caractère sain de cette déclaration commune entre une instance commerciale (l’UEFA) et la Commission européenne : « C’est comme si la Commission et Coca-Cola publiaient un communiqué commun ! » « C’est une pratique courante, minimise une source interne à la Commission. Quand une grande entreprise prend une décision susceptible de contrevenir aux règles de la concurrence, elle s’informe a priori auprès des services de la Commission, communication à la clé. »

Il n’empêche. Plusieurs experts de l’économie du football dénoncent non les objectifs du fair-play financier, mais bien sa méthode qui serait en totale contradiction avec le principe de la libre concurrence. Selon eux, l’idée de ce fair-play aurait été murmurée à l’oreille de Platini par les dirigeants de grands clubs européens – Bayern Munich en tête -, soucieux de protéger leur statut en empêchant les « petits clubs » d’investir pour atteindre leur niveau. Nicolas Petit, spécialiste du droit européen de la concurrence à l’Université de Liège, parle même d’une « oligopoleague de clubs rentiers ». « Que se passerait-il si les petites formations politiques se voyaient interdire de dépenser autant que les grands partis lors des campagnes électorales ? » demande-t-il notamment. A ses yeux, le fair-play financier constitue une « limitation d’investissements » contraire au droit européen, car il fige la structure de concurrence avec des conséquences néfastes pour les supporters de tous les clubs ne faisant pas partie de l’élite : ces derniers doivent payer cher pour un produit de moindre qualité.

En mai 2013, Jean-Louis Dupont dépose donc une plainte auprès de la Commission européenne contre cette règle au nom de Daniel Striani, un agent de joueurs réputé honnête. Celui-ci est directement concerné par la décision de l’UEFA : elle risque de faire perdre de substantiels revenus à sa profession, de l’ordre de 15%. Après les premières sentences tombées au nom du fair-play financiers, des supporters de deux clubs s’estimant lésés – Manchester City et Paris Saint-Germain – déposent à leur tour plainte auprès de la Commission européenne. Ces « nouveaux riches » de la planète foot grincent des dents car la réglementation leur empêche de poursuivre leurs investissements pour rejoindre le gratin. Le 24 octobre 2014, quelques jours avant le départ du commissaire en charge, Joaquin Almunia, la Commission informe par courrier Daniel Striani que sa plainte est rejetée et renvoyée devant un tribunal de première instance bruxellois. Le rideau tombe pour Jean-Louis Dupont. Mais ce n’est que la fin du premier acte.

Acte 2 : contre Joaquin Almunia

L’avocat ne désarme pas. Il prend désormais pour cible Joaquin Almunia en personne, sa décision de rejeter promptement la plainte étant suspecte à plusieurs titres. Tout d’abord, le commissaire espagnol n’aurait pu accréditer une remise en cause de son soutien initial au fair-play financier, dont les accents étaient très politiques. Il s’agit là d’un premier conflit d’intérêts potentiel, surtout si le commissaire a forcé la main de sa direction générale. Mais ce n’est pas tout…

Fervent admirateur du football, Joaquin Almunia est également « socio » de l’Athletic Bilbao, le club phare du Pays basque espagnol dont il est originaire. En d’autres termes, il est un « membre actif » de l’asbl à qui appartient le club. Avec le FC Barcelone, le Real Madrid et Osasuna, Bilbao est l’un des quatre clubs professionnels espagnols appartenant à ses membres sans être une société anonyme. Or, cette position de « socio » a déjà joué des tours par le passé au commissaire européen.

Le 11 novembre 2009, en effet, des investisseurs de clubs européens avaient porté plainte devant le médiateur européen pour dénoncer des avantages fiscaux dont bénéficieraient plusieurs clubs espagnols lourdement endettés, dont l’Athletic Bilbao cher au coeur du commissaire. Ceux-ci s’apparenteraient en réalité à des subventions publiques illégales au niveau européen. Le 17 décembre 2013, la médiatrice Emily O’Reilly diffuse un communiqué de presse pour dénoncer l’immobilisme du commissaire dans ce domaine. Elle reprend les suspicions de ces investisseurs : « L’inaction de la Commission dans cette affaire pourrait être liée au fait que le commissaire en charge de l’enquête soutienne l’une des équipes de football en question d’une part, et qu’il a été ministre dans le gouvernement espagnol qui avait accordé les avantages fiscaux à l’époque d’autre part ? » Le lendemain, Joaquin Almunia passe à l’action et ouvre enfin les enquêtes demandées contre ces clubs espagnols. L’y a-t-on poussé ? Etait-il prêt à agir comme il le déclare avant que la médiatrice ne fasse cette sortie publique ? En réponse à un courrier de Joaquim Almunia, Emily O’Reilly rappelle, le 17 janvier 2014, qu’elle avait déjà dénoncé un retard dans le traitement de la plainte le… 19 décembre 2011. Diplomatiquement, elle ne reprend toutefois pas en son nom les suspicions de conflit d’intérêts et affirme son souhait de poursuivre la bonne collaboration avec la Commission.

Un conflit d’intérêts ? Dans un document officiel, l’Olaf (Office européen de lutte anti-fraude) souligne que c’est le cas entre une mission publique et les intérêts privés d’un agent public lorsque « l’exercice impartial et objectif de ses fonctions est compromis pour des motifs familiaux, affectifs, d’affinité politique ou nationale, d’intérêt économique ou pour tout autre motif de communauté d’intérêt avec le bénéficiaire ». Ne serait-on pas dans ce cas de figure dès lors que l’Athletic Bilbao est partie prenante de l’accord anticoncurrentiel conclu avec l’UEFA ? Joaquin Almunia n’est-il pas juge et partie ?

Daniel Striani, le client de Jean-Louis Dupont, en est convaincu. Contacté par Le Vif/ L’Express, l’avocat confirme : « Monsieur Striani estime que l’ex-vice-président de la Commission européenne était doublement dans une situation de conflit d’intérêts et nous avons donc décidé de déposer une plainte devant le médiateur européen pour mauvaise administration. » Objectif ? Obtenir que la médiatrice pousse la nouvelle Commission de Jean-Claude Juncker, et plus précisément la Danoise Margrethe Vestager qui a remplacé Almunia à la Concurrence, à ne pas tenir compte du jugement de Joaquin Almunia pour étudier en toute objectivité les plaintes des supporters. La finalité reste la même : faire tomber le système du fair-play financier tel qu’il a été conçu.

Un autre événement aurait pu peser dans la balance au sujet de l’objectivité de Joaquin Almunia. Le 19 septembre dernier, Bilbao a été désignée comme l’une des treize villes hôtes de l’Euro 2020 cher à Michel Platini parce qu’il se jouera dans l’Europe entière. Y aurait-il un « deal » entre ces deux puissantes personnalités ? Du genre : « Je te donne ton fair-play, tu me donnes cette nomination » ? Rien ne le prouve, d’autant que le rapport d’évaluation de la candidature de Bilbao était très positif. « Honnêtement, c’était une des meilleures du lot avec celles de Londres, de Munich et de Bakou », se borne-t-on à commenter dans les rangs de la candidature bruxelloise à l’Euro 2020 – Bruxelles fera elle aussi partie de cette grande fête du football. Le nouveau stade de Bilbao, néanmoins, n’est pas encore sorti de terre.

Nous avons tenté en vain de contacter Joaquin Almunia pour réagir à ces soupçons. « En matière de concurrence, il y a une règle en béton armé, explique une source interne à la Commission. On ne commente pas une enquête tant qu’elle n’est pas clôturée. »

Acte 3: contre Jean-Louis Dupont

L’avocat liégeois, désormais associé à un grand cabinet espagnol situé à Barcelone et à la tête d’une clientèle prestigieuse (le Real Madrid et d’autres grands clubs, l’entraîneur de Chelsea José Mourinho et d’autres stars…), sera-t-il à l’origine d’une nouvelle victoire du pot de terre contre le pot de fer ? Au sein de l’UEFA, on se veut confiant quant à l’issue d’une telle plainte. « Jean-Louis Dupont n’a plus le même crédit qu’à l’époque de l’arrêt Bosman, murmure-t-on dans les travées de la haute instance du foot européen. Depuis, il en a fait un business et défend de nombreuses causes moins éthiques. Il commence à irriter. » Dans ce cas-ci, l’origine même de la plainte, un agent de joueurs soucieux de défendre ses intérêts, ne serait pas le meilleur gage pour soutenir le fond de ses revendications.

En outre, Michel Platini a déjà pris les devants. Le 19 octobre dernier, à l’issue d’une table ronde pour évaluer le fair-play financier, il a annoncé que des « aménagements » pourraient être décidés en mai 2015. Un certain nombre de principes pourraient être intégrés, à l’instar d’une autorisation conditionnelle d’investissements supplémentaires ou d’une « taxe de luxe » sur les dépenses excessives, dont le produit serait reversé aux petits clubs pour promouvoir un équilibre sportif. Ce serait, au fond, un aveu qui donne raison à la thèse de Daniel Striani.

La nouvelle croisade de maître Dupont fera-t-elle boum ou pschitt ? Le ténor liégeois y joue sans doute une part de sa crédibilité. Il n’avance pas sans arguments.

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