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La chasse aux grandes oreilles: comment remporter la Ligue des champions ?

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

On la dit régie par des lois tacites. Capricieuse et capable de vous filer entre les doigts en une poignée de minutes. Pourtant, certains semblent être parvenus à la dompter. Pour expliquer ces règnes, longs ou éphémères, c’est encore autre chose. Parce qu’il est difficile de mettre des mots sur la plus prisée des compétitions. Juste des ingrédients épars, censés former la recette qui permet de gagner la Ligue des Champions.

La Juventus avait pourtant tout prévu. Depuis son retour au sommet du football italien, la Vieille Dame planifiait minutieusement son ascension jusqu’au toit du continent. Il ne manquait plus qu’une marche, sur laquelle les Bianconeri avaient trébuché à deux reprises, butant sur le Barça de Lionel Messi en 2015, puis le Real de Cristiano Ronaldo en 2017. Alors, quand la Casa Blanca met sa légende portugaise sur le marché, quelques semaines après un doublé planté en quarts de finale qui met une nouvelle fois fin au rêve européen des champions d’Italie, la Juve n’hésite plus. Elle aligne neuf chiffres sur la table des négociations pour s’offrir les services du roi de la Ligue des Champions. La marge d’erreur semble presque inexistante, et la théorie paraît se confirmer dès le mois de mars suivant, quand Ronaldo renverse l’Atlético avec un triplé en huitièmes de finale. Ce sera pourtant la seule victoire de CR7 dans un duel à élimination directe sous le maillot noir et blanc. L’Ajax, Lyon puis Porto. Autant d’étonnants bourreaux pour des adieux continentaux prématurés. Autant de preuves, aussi, que la Champions League est une histoire de caprices. Presque de sarcasmes. N’a-t-elle pas sacré le Bayern en 2013 puis en 2020, peu de temps avant l’arrivée sur le banc bavarois d’un génie tactique (Pep Guardiola puis Julian Nagelsmann), sans se livrer par la suite à ces prometteurs successeurs?

Au printemps 2014, quand le Real de Carlo Ancelotti bouscule le Bayern de Pep en demi-finale sur la route de sa Décima, les dirigeants allemands tentent de rester lucides. Dans Herr Pep, ouvrage consacré à la première saison munichoise de Guardiola, Karl-Heinz Rummenigge se livre à une analyse qui a plutôt mal vieilli: «N’oublions pas que dans le football, il y a une loi qui dit que le tenant du titre de la Ligue des Champions ne la gagne jamais l’année suivante.» Depuis, les Madrilènes de Zinédine Zidane ont bouclé un inimaginable triplé entre 2016 et 2018. De quoi faire rêver le PSG ou Manchester City, qui ont investi plus d’un milliard d’euros en nouvelles têtes ces dernières années pour tenter de régner sur l’Europe, jusqu’ici en vain.

«Le Real vit de la Champions. Il continuera à la gagner toute sa vie.»

-_Casemiro, ancien joueur du Real qui a rejoint Manchester United cet été.

Forcément, c’est donc dans le quartier madrilène de Chamartín, siège du mythique stade Santiago Bernabéu, que se cherche la recette du succès européen. Le 28 mai dernier, un but de Vinícius Júnior a permis au Real d’ajouter une quatorzième Coupe des champions à sa vitrine, la cinquième sur les neuf dernières éditions. «Ce club a quelque chose dans les entrailles», tentait d’expliquer Mauricio Pochettino avant d’affronter la bande à Karim Benzema en huitièmes de finale au sortir de l’hiver. «On ne gagne pas autant de Coupes d’Europe par hasard.» Interrogé par le magazine espagnol Panenka sur la particularité locale, le shérif Casemiro n’est pas moins énigmatique: «Ce club vit de la Champions. Il continuera à la gagner toute sa vie. Quand il y a un match de Champions, la ville vit d’une autre manière. Le jour avant, l’atmosphère à Madrid… C’est différent.»


LA LOI DU PLUS FORT?

Même Carlo Ancelotti semble chercher les bons mots. Le coach italien est pourtant catalogué parmi les spécialistes. Quand les dirigeants qataris lui confient les rênes du PSG en 2011, c’est notamment grâce aux deux Ligues des Champions qu’il a déjà remportés à la tête du grand Milan. Depuis, Carletto a dirigé – et remporté – deux finales supplémentaires. «Je me souviens bien de toutes mes finales», explique ainsi le coach du Real en prélude au récent duel face à Liverpool. «Et c’est un peu étrange de penser que celle où nous avons le mieux joué, nous l’avons perdue.» C’était un soir printanier de 2005, à Istanbul. Les Rossoneri menaient 3‑0 à la pause face aux Reds de Steven Gerrard, notamment grâce à l’ouverture du score d’un Paolo Maldini qui s’interroge toujours sur les raisons de l’ascenseur émotionnel: «Si on regarde tout le match, on a dominé 110 des 120 minutes, mais dix minutes leur ont suffi pour nous en mettre trois.» Et si Milan prendra sa revanche deux ans plus tard, le défenseur mythique de San Siro n’en démord pas: «Notre équipe de 2005 était beaucoup plus forte que celle de 2007.»

«C’est une compétition où la meilleure équipe ne gagne pas toujours», enchaîne Lionel Messi, interrogé sur le duel avec le Real entre février et mars dernier. Dans le sprint final, où tout se joue en un ou deux matches, le détail prend une importance exacerbée. Les erreurs se paient au centuple, et les moments de grâce deviennent bien plus significatifs que la justesse des plans tactiques. «Vous devez aborder mars et avril avec vos meilleurs joueurs en forme», pointe Arsène Wenger dans un ouvrage que lui consacre le journaliste John Cross, suiveur d’Arsenal pendant toute l’ère du coach français. «La différence entre le succès et l’échec est minime», confirme Rummenigge. «Elle peut dépendre d’un penalty, d’une erreur minuscule, de la blessure d’un joueur important… En Ligue des Champions, un mauvais jour te suffit pour être dehors.»

La Ligue des Champions appartient toujours aux joueurs, là où les meilleurs managers de la planète ont désormais la mainmise sur les compétitions domestiques.

C’est une histoire de confiance au milieu des incertitudes. De capacité à encaisser les coups durs et à rentabiliser les instants favorables. Un écosystème où devait forcément s’épanouir un joueur comme Cristiano Ronaldo, lui dont Sir Alex Ferguson dit dans son autobiographie que «même s’il passait totalement à côté de son match, il se créait trois occasions de but.» Longtemps, le Portugais est l’incarnation de ce Real insubmersible, qui a réussi la prouesse de recréer ce sentiment après le départ du meilleur joueur de son Histoire. «Si on regarde les dix dernières minutes de leur match, on ne peut faire qu’une analyse: le Real est invincible», sourit Jürgen Klopp à quelques heures de la récente finale de Paris. Le dernier sprint européen des Madrilènes est une histoire à part. Trois fois, les coéquipiers de Luka Modric sont sortis de l’enfer en quelques mouvements divins, éliminant successivement le PSG, Chelsea et Manchester City pour se hisser jusqu’à cette dernière marche qu’ils ne ratent jamais. La confiance du Real est surnaturelle. Même en 2014, quand le club attend sa dixième Coupe aux grandes oreilles après douze ans de disette et que le marquoir est en faveur de l’Atlético en entrant dans les arrêts de jeu, les socios ne cessent de chanter: «Si, se puede.» Oui, c’est possible. Sergio Ramos, d’un coup de tête qui offre les prolongations, ne fera que prouver qu’il y croyait autant qu’eux. Dans cette finale jouée sous forme de derby, les moments où le Real a semblé en mesure de l’emporter avaient été rares lors des nonante premières minutes. Pourtant, un instant avait suffi pour écrire l’histoire.

En tant qu’entraîneur, Carlo Ancelotti s’est adjugé la Champions League à quatre reprises. © belga


LE PARADIS DES JOUEURS

La reprise du légendaire défenseur du Real est un symbole. La preuve que, si les victoires du Liverpool de Klopp en 2019, puis du Chelsea de Thomas Tuchel deux ans plus tard ont pu faire penser le contraire, la Ligue des Champions appartient toujours aux joueurs, là où les meilleurs managers de la planète ont désormais la mainmise sur les compétitions domestiques. En Angleterre, là où sont désormais rassemblés les coaches les plus renommés de la planète, on parle du City de Guardiola, du Liverpool de Klopp ou du Chelsea de Tuchel. Au Real, par contre, et malgré un palmarès européen colossal, Carlo Ancelotti reste une figure secondaire. Quand des spécialistes du management consacrent un ouvrage au Mister italien, ils le baptisent «L’homme qui murmurait à l’oreille des stars.» Dans ces pages, on peut notamment lire un Cristiano Ronaldo qui raconte qu’au Real, Carletto disait souvent à ses joueurs: «Avec cette équipe, je n’ai pas besoin de consignes tactiques.» Le talent contre le système. Comme quand Marcelo, mis sous pression par les Colchoneros de Diego Simeone lorsqu’il reçoit un ballon aérien difficile à jouer le long de la ligne de touche, renverse le jeu et casse le plan adverse avec une passe en reprise de volée qui survole la marée rouge et blanche pour se poser dans les pieds de Daniel Carvajal.

Pour enfin parvenir à dominer l’Europe, Manchester City a décidé de confier son tableau noir à Pep Guardiola. Une finale, une demi-finale et trois quarts de finale plus tard, le Catalan n’est toujours pas parvenu à assouvir l’ambition de ses patrons. Souvent, ses équipes dominent l’essentiel de la double confrontation, mais craquent brutalement dans les moments décisifs. Après l’élimination dans les derniers instants du duel face au Real Madrid lors des dernières demi-finales de l’épreuve, le journaliste de The Independant Thomas Delaney avait relevé sur Twitter que sur les onze éliminations subies par Guardiola sur la grande scène européenne, huit s’étaient jouées lors de périodes de grâce adverses, ou d’absence de sa propre équipe. Une petite vingtaine de minutes au maximum, et deux ou trois buts encaissés dans cet intervalle douloureusement décisif pour le verdict final. Comme autant d’instants de (re)prise de pouvoir des joueurs dans des évènements de plus en plus souvent planifiés et dominés depuis l’autre côté de la ligne de touche. Spécialiste des marathons, avec dix championnats remportés en treize saisons passées à la tête d’un club, Guardiola est moins souverain quand les rares approximations n’ont pas le temps d’être rattrapées par la répétition effrénée des rencontres, et se paient cash sur nonante ou 180 minutes.

En retrouvant la cime du football européen, le Real a rappelé que les joueurs avaient la clé, et que les finales se gagnent sur le terrain plus que dans le vestiaire. Là, l’expérience fait forcément la différence. «Parfois, les joueurs jouent l’occasion au lieu de jouer le match», résumait Sir Alex Ferguson pour évoquer ceux qui semblent paralysés par les grands rendez-vous. Rien de tout cela quand vous vous appelez Toni Kroos ou Luka Modric, et que vous n’avez bientôt plus assez des doigts d’une seule main pour compter vos C1. Logique, dès lors, que les super-héros en blanc semblent imperméables aux coups durs et plus rentables que jamais dans les moments qui comptent double. Une puissance symbolique évoquée par Jürgen Klopp, lors de la conférence de presse qui précède la finale continentale: «Ces joueurs ont gagné trois ou quatre Champions League. Ils savent exactement comment aborder ces matches. Quand tu les vois, ils dégagent beaucoup de confiance. Et si tu les laisses faire, ils peuvent te battre en deux ou trois attaques. On doit avoir à l’esprit qu’ils sont capables de faire des choses spéciales.»


LA MALSAINE OBSESSION

Si les superclubs se sont accaparés une compétition moins ouverte que lorsqu’elle ne rassemblait que les champions nationaux, avant l’arrêt Bosman, la chasse gardée reste partagée entre une petite dizaine de blasons. Tous démarrent la saison avec l’ambition de soulever la Coupe aux grandes oreilles, mais un seul parvient à concrétiser l’objectif au bout du chemin. En trente éditions, la Ligue des Champions a connu sept vainqueurs multiples, qui totalisent à eux seuls 24 trophées: huit pour le Real, quatre pour le Barça, trois pour le Milan et le Bayern, deux pour les Anglais de Chelsea, Liverpool et Manchester United. Une guerre en petit comité qui ne peut servir de référence à l’heure de juger la réussite d’une saison, estime Arsène Wenger: «Vous êtes opposés au Barça, au Bayern, à Chelsea… Tous les ans, ils sont présents avec de bonnes chances de l’emporter. Vous vous dites toujours que ce sera votre tour, mais cette compétition est plus relevée que jamais.»

Malgré d’énormes investissements, Pep Guardiola n’est toujours pas parvenu à remporter la Champions League avec Manchester City.

Le plus difficile, c’est sans doute que l’histoire ne retient que le gagnant. Wenger est bien placé pour le savoir: en 2006, alors que ses Gunners vivent une saison anglaise compliquée, leur série européenne est exceptionnelle. Arsenal sort successivement le Real, la Juventus et Villarreal sans encaisser le moindre but en six matches, puis plie face au Barça de Ronaldinho en finale après un carton rouge précoce. «Plus personne n’en parle aujourd’hui», confie un Alsacien navré à John Cross, comme pour dépeindre le caractère impitoyable de la chasse aux grandes oreilles.

La Champions est devenue un instrument de mesure. Une arme pour disqualifier les prestations nationales de Pep Guardiola, incapable de la remporter depuis 2011 malgré des effectifs d’exception. Une raison suffisante pour Kylian Mbappé de rester au PSG, dans un championnat mineur mais avec un projet assez riche pour lui offrir des chances considérables d’être la figure de proue d’un champion d’Europe. Une obsession pour Kevin De Bruyne, qui a réclamé une analyse statistique précise à des boites spécialisées dans les datas pour savoir dans quel club il aurait le plus de chances de remporter la Ligue des Champions, avant de finalement prolonger son contrat chez les Citizens. Un prisme incontournable pour juger la réussite d’une saison de nombreux clubs, parfois qualifiée d’insuffisante pour le Bayern quand il ne finit «que» champion d’Allemagne sans atteindre au minimum le dernier carré de la C1. À trois reprises seulement, au XXIe siècle, le podium du Ballon d’or a été formé par trois hommes n’ayant pas soulevé la Coupe aux grandes oreilles. Deux des trois occurrences sont survenues lors d’années de Coupe du monde (2006 et 2010), quand la course au titre mondial occultait encore quelque peu les lumières européennes de milieu de semaine.

Spécialiste des marathons, avec dix championnats remportés en treize saisons, Guardiola est moins souverain quand les rares approximations n’ont pas le temps d’être corrigées.

Dans cette ère de pression permanente qui entoure la reine des compétitions de club, un maillot blanc semble donc pourtant être détaché de toute forme de stress. Certains appellent ça l’ADN, d’autres l’expérience. Tous cherchent des mots, souvent plus proches du vocabulaire mystique que tactique, pour expliquer les spécificités du Real Madrid. Seraient-ce les cinq premières éditions, toutes remportées par la Casa Blanca, qui auraient d’emblée fait des Madrilènes un courtisan à part dans cette course presque impossible au titre final? Témoin de cette époque de règne sans partage, le légendaire Paco Gento avait bien son idée, racontée à FourFourTwo, au sujet de la conquête du sacre continental: «On n’a jamais eu de tableau noir. En 1962, avant la finale contre Benfica, on avait envoyé trois espions pour voir jouer les Portugais, et au final on a perdu 5‑3. À l’époque de Di Stéfano, on se contentait d’arriver au stade, on enfilait notre maillot et on jouait.»

«C’est une compétition où la meilleure équipe ne gagne pas toujours.»

– Lionel Messi

Résumée comme ça, la Ligue des Champions semble plutôt simple. Il suffit d’être les meilleurs, de le savoir et de le montrer. De préférence, en jouant en blanc.

Toni Kroos, Casemiro et Luka Modric en mai dernier à Paris. Les trois hommes comptent chacun cinq Coupes aux grandes oreilles à leur palmarès.

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