Coupe du monde au Qatar 2022: un hôtel au diable Vauvert, stade 974 et… musée de l’esclavage (2/2)

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A la veille de la Coupe du Monde, le richissime émirat gazier fait le gros dos face aux critiques virulentes, et tente de sauver son image. Second chapitre de notre reportage sur place avec une visite de l’hôtel des Diables rouges, les morts sur les chantiers, un stade au nom particulier et un détour par un musée… de l’esclavage. Suite et fin de notre road trip au Qatar (2/2).

Par François JANNE d’OTHEE (envoyé spécial au Qatar)

Cap vers l’hôtel des Diables rouges, à un jet de pierre de la frontière saoudienne. Le chauffeur sri-lankais roule avec en main son GoogleMap. Pas facile de se retrouver dans ce maillage d’autoroutes et d’échangeurs, parfois encore en chantier. La preuve, après une demi-heure, on se retrouve direction « Doha 21 km ». Demi-tour, et c’est encore une heure de route en plein désert avant d’atteindre l’oasis des Belges.

Au Hilton Salwa Beach, qui borde 3,5 km de plage, les Diables seront logés dans le grand luxe, avec terrasses XXL donnant sur la mer. Tout autour, un immense domaine dont des terrains de foot classés secret défense. Impossible de les photographier, et quand on fait mine de les approcher, la guide blêmit. Il en va de son travail, au minimum.

A l’entrée du domaine, une mosquée, et juste en face, un spectaculaire Desert Falls Water and Adventure Park. Nul doute que celui-ci ravira Lukaku and Co. « Le parc ne sera pas privatisé pour les Diables rouges, d’ailleurs, ils n’auront pas le temps », déclare la préposée, qui semble ignorer que les joueurs sont parfois de grands enfants. Les vingt (!) restaurants ne devraient pas davantage être privatisés.

Le chiffre qui scandalise

On en vient à la question brûlante : est-il vrai qu’au moins 6.500 travailleurs immigrés seraient morts sur les chantiers, comme l’a rapporté en 2021 The Guardian ? Rendez-vous est pris le lendemain avec le bureau local de l’Organisation internationale du travail (OIT), moins suspect que les Qataris qui minimisent complètement le nombre de victimes.

« Si vous revenez à l’article du Guardian, il parle du nombre de Sud-Asiatiques décédés au Qatar sur une période de dix ans, explique l’Anglo-Panaméen Max Tunon, chef du bureau de l’OIT. Il ne fait pas de distinction entre le décès d’un migrant, d’un travailleur migrant hors de son travail ou durant celui-ci. 50 à 60 % de la population du Qatar sont originaires d’Asie du Sud, et ils travaillent dans tous les secteurs de l’économie. » Parmi les morts, il y a aussi des vieux, des enfants : « En 2020, 8% des migrants décédés au Qatar avaient moins de 18 ans. Plus de 30 % avaient plus de 60 ans. C’est très paresseux de dire que tous les décès sont liés à la Coupe du monde. »

Si le chiffre de 6.500 est resté, « c’est parce que le gouvernement du Qatar n’a pas été en mesure de dire quel était le nombre réel », répond Max Tunon. L’OIT a publié une étude l’an dernier, qui porte sur les décès liés au travail. « Nous avons découvert que pour 2020, il y avait 50 décès liés au travail, 506 blessures graves et plus de 37.000 blessures modérées. Nous pouvons donc savoir comment ils ont été blessés, leur nationalité, leur âge, leur sexe, et utiliser ces données pour aider à prévenir les accidents. » On repart du bureau avec autant de réponses que de nouvelles questions.

Entre-temps, des réformes ont été mises sur les rails, comme la fin de la kefala (système qui soumet le travailleurs au bon vouloir de son employeur), l’aménagement des horaires, la création de comités d’entreprises, les sanctions à l’égard d’employeurs peu scrupuleux… Une « Labour city » avec des logements standardisés héberge aujourd’hui 70 000 travailleurs, dans de meilleures conditions, mais sous l’étroite surveillance de caméras omniprésentes.

Allo, le stade 974 ?

Les pelouses sont arrosées et les gradins sont nettoyés tous les jours, depuis plusieurs mois. Le stade 974 devrait toutefois moins subir les foudres des défenseurs de l’environnement : non seulement il est le seul des huit stades à ne pas disposer de la climatisation, mais il est bâti à partir de 974 conteneurs, 974 comme le code téléphonique du Qatar. On a la poésie qu’on peut.

Chaque conteneur est marqué d’un code couleur : bleu pour tout ce qui est buvette, jaune pour les toilettes, rouge pour les business lounges, vert pour le médical, gris pour la prière… Tout sera ensuite démonté et donné en tout ou en parties à des pays tiers. « Notre but est d’éviter les éléphants blancs comme au Brésil, où on a construit d’énormes stades, mais dont l’héritage est très lourd », explique Mohammed al-Atwan, project manager, qui se dit très fier que l’ensemble des stades aient reçu les certifications FIFA de durabilité.

La « container cup » pourrait se dérouler au stade 974, une enceinte à la conception bien particulière. (Photo by Matthew Ashton – AMA/Getty Images) © belga

« Le fait que le Qatar soit enfin sur la carte est une de nos plus grandes réalisations, déclare Majid al-Ansari, porte-parole des Affaires étrangères. Nous attendons beaucoup de visiteurs, et nous sommes habitués à accueillir des gens de plusieurs nationalités ». Et issus de minorités LGBTQIA+ aussi ? « Les couples gays ne seront pas harcelés, encore moins arrêtés, répond-il. Les couples non mariés ne devront pas fournir leur carnet de mariage. Mais nous sommes un pays musulman, et si on respecte les cultures de tous, il faut aussi respecter la nôtre.» Ce qui laisse une certaine latitude aux forces de l’ordre…

Rendez-vous avec Dr Cool

Situé à proximité du métro, le stade Ahmad bin Ali, encore tout vide, attend les Diables rouges pour deux rencontres (Canada et Croatie). Lui aussi sera réaménageable, mais en salles de karaté, de boxe. Dans le hall d’entrée, une sorte de professeur Tournesol s’agite devant la maquette de l’édifice. « C’est ici que j’emmène mes étudiants ! », s’enthousiasme Saud Abdul-Ghani, alias « Docteur Cool », professeur de technologies de refroidissement à la Qatar University. Cet homme d’origine soudanaise est l’âme de ce projet qui semble nier frontalement le réchauffement de la planète : la climatisation des stades.

 « Pour nous, l’environnement est très précieux, qu’il s’agisse de construire un stade, un hôpital, une école ou une route, tente-t-il aussitôt de rassurer. C’est gravé dans notre vision stratégique nationale pour 2030. Le développement durable, c’est notre maître-mot. » Oui, mais climatiser un stade, n’est-ce pas un peu absurde, professeur ? « Non, car on ne refroidit pas tout le volume, on crée une petite nappe d’air froid seulement à l’endroit où les joueurs se trouvent, c’est-à-dire pas à plus de deux mètres au-dessus de l’herbe. »

L’énergie solaire vient en appoint pour alimenter la clim’. Deux centrales sont en construction. La première sera prête en octobre et l’autre après la Coupe du monde. « Les gens pensent que nous utilisons plein de pétrole pour injecter de l’air froid dans un espace ouvert, mais c’est plus complexe que cela ! » Sans avoir saisi toutes les nuances de son exposé, on reste davantage convaincu, sur le plan écologique, par la proximité des stades et leur connexion au métro.

Cela dit, un pont aérien quotidien pour faire venir des supporters de Dubaï ou de Ryad, est-ce bien raisonnable ? « C’est la solution trouvée avec les pays voisins pour alléger la pression sur le logement à Doha », explique un responsable. Il n’y a pas de TGV entre les pays… ni de chars à voile. La prochaine Coupe du monde obtiendra-t-elle un meilleure score environnemental ? Elle se jouera sur trois pays, Canada, Etats-Unis et Mexique, avec des stades qui seront parfois éloignés de plus de 4.000 kilomètres.

Musée de l’esclavage

Ebloui par les projecteurs de la Coupe du monde, le Qatar ne pense pas qu’au futur mais aussi à son passé : depuis 2015, un musée de l’esclavage jette une lumière oblique sur les polémiques liées à la maltraitance des ouvriers sur les chantiers de construction. Ce musée aborde sans tabou la question de la traite arabe en Afrique. Surtout, il pousse l’autocritique jusqu’à signaler que la kafala a affecté un grand nombre de migrants… tout en signalant que l’esclavage moderne se perpétue ailleurs dans le monde, y compris dans les pays occidentaux.

On terminera le séjour par une rencontre avec Nasser al-Khater, CEO du Mondial. « On nous a ressassé que le Qatar n’était pas un pays de football, mais regardez ceux qui sont venus poursuivre leur carrière chez nous, comme Guardiola, Xavi, Raul, Ronald et Frank de Boer… On nous a dit que le Qatar ne serait pas prêt, alors que nous sommes en avance par rapport à notre Vision 2030. » Quand on lui demande à mots couverts si c’est de l’islamophobie, il préfère répondre : « Des idées fausses. »

Nasser Al-Khater, le CEO du Mondial dans le Khalifa International Stadium. (Photo by KARIM JAAFAR / AFP) (Photo by KARIM JAAFAR/AFP via Getty Images)

L’émir Tamim al-Thani est plus explicite : « Des critiques se poursuivront quoi que nous fassions, déclare-t-il dans une interview au Point. Ce sont des gens qui n’acceptent pas qu’un pays arabe musulman comme le Qatar accueille la Coupe du monde. Ceux-là trouveront n’importe quel prétexte pour nous dénigrer. » Grâce aux pressions extérieures, des réformes sociales sont aujourd’hui sur les rails, et donnent à l’émirat une longueur d’avance par rapport aux pays voisins. Mais qu’en sera-t-il quand les projecteurs seront éteints ?

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