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Pourquoi le Giro devient-il un objectif majeur?

Rarement le plateau aura été aussi relevé que cette année au Tour d’Italie. Pourquoi de plus en plus de prétendants au Tour considèrent-ils le Giro comme un objectif majeur ?

« Le Tour ne m’intéresse pas. Beaucoup de coureurs grandissent en rêvant d’y participer un jour mais actuellement, ce n’est plus la course qui compte mais le show qui l’entoure. Ça engendre un effet pervers. Pour le moment, c’est une course à laquelle je ne veux plus prendre part. Elle ne me passionne plus. Par contre, je trépigne d’impatience des semaines avant le début du Giro, une course que je veux enlever. C’est pareil avec la Vuelta. Le Tour ne me confère plus ce sentiment. C’est une course comme une autre.  »

À la veille de la Ruta del Sol, en début de saison, Simon Yates n’a pas épargné le monument, dans une interview accordée au site espagnol Ciclo21. Le Britannique de Mitchelton-Scott a pourtant enfilé le maillot blanc du meilleur jeune lors de son dernier Tour en 2017.

Après trois participations et une septième place au classement général, Yates a changé son fusil d’épaule l’année passée. Le Giro est apparu à son programme au détriment du Tour. Yates s’est déchaîné sur les routes transalpines. Il s’est emparé du maillot rose lors de la première arrivée en montagne, il a ensuite gagné trois étapes et au début de la dernière semaine, il comptait deux minutes d’avance sur Tom Dumoulin, son plus proche poursuivant.

Puis, à trois jours de la fin, Chris Froome, qui accusait près de cinq minutes de retard, a réalisé un effort épique. Yates s’est écroulé pour terminer 21e, à une heure et quart de son compatriote. Mais aussi amer qu’ait été ce dénouement, Yates rayonne en parlant du Giro.  » Non, ce n’est pas que je brûle de prendre ma revanche. L’année passée, j’ai vraiment apprécié l’enthousiasme des supporters, des organisateurs… Tout est pure passion et le coureur le ressent. J’ai passé un moment fantastique en Italie l’année dernière et je veux donc y retourner, en espérant un meilleur dénouement.  »

La géographie de la Botte se prête moins bien au  » catenaccio  » de Sky que la plupart des régions de France.

Le Giro, c’est 30 kilomètres de chrono en plus qu’au Tour

Samedi, lors de la Grande Partenza à Bologne, Yates ne devra déjà pas en découdre avec Froome. Cette année, le leader de Sky brosse le Giro pour tenter de remporter une cinquième victoire historique au Tour. Par contre, Dumoulin va à nouveau croiser la route de l’aîné des Yates. Le lauréat du Giro 2017 semblait miser sur le Tour, qu’il a terminé deuxième, comme le Giro, l’année passée, mais quand il a pris connaissance du parcours du Tour 2019, en octobre, en plein voyage de noces au Népal, il a commencé à douter.  » Je ne pense pas qu’il y ait eu un grand tour qui me convienne aussi peu depuis des années.  »

Le Néerlandais a divulgué son programme par vidéo en décembre, lors d’un jour de repos pendant le premier stage de Sunweb en Espagne.  » Après des semaines de réflexion, nous avons tranché. En 2019, le Giro sera mon premier objectif. Nous avons longtemps pensé au Tour mais le Giro présente un tracé magnifique l’année prochaine. J’aime beaucoup l’Italie, le parcours et la course.  »

Depuis le mois d’août, Sunweb est cosponsorisé par KPMG, une société d’analyse de données.  » Cette collaboration nous permet de rassembler et de travailler énormément de données sur base desquelles nous pouvons émettre des prévisions « , a explique le CEO Iwan Spekenbrink.  » L’intelligence artificielle et les analyses prévisionnelles nous donnent un aperçu des différents scénarios de course, des chances de l’équipe de conclure une épreuve avec succès et de l’impact des interventions stratégiques de la direction.  »

L’analyse des données a révélé que cette année, Dumoulin avait plus de chances de s’imposer en Italie qu’en France. Des algorithmes complexes ont confirmé ce qu’une simple addition permettait de déduire. Le Giro 2019 compte 58,5 kilomètres individuels contre-la-montre, répartis en trois jours : 8,2 kilomètres en ouverture, 34,7 dans la neuvième étape et 15,6 dans la dernière. Le Tour, lui, n’organise qu’une seule épreuve contre le chrono de 27 kilomètres, en plus d’un contre-la-montre par équipes de même taille à Bruxelles. Or, c’est dans ces courses que Dumoulin, ancien champion du monde contre-la-montre, peut faire la différence, bien plus qu’en haute montagne, même s’il y excelle aussi.

Tout le monde ne comprend pas le choix de Roglic, Dumoulin et Yates de privilégier le Giro.

Avis aux amateurs de vin : le Sangiovese sera à l’honneur

À l’exception de l’édition 2015, jamais le Tour d’après-guerre n’a accordé aussi peu de kilomètres aux spécialistes du contre-la-montre. Il est facile d’en attribuer la raison au chauvinisme des organisateurs du Tour, qui espèrent favoriser Romain Bardet, mais leur principale motivation est d’ordre commercial : les contre-la-montre ne réalisent pas de bons audimats. Or, même en cette ère digitale, ils restent cruciaux pour justifier les sommes conséquentes demandées aux sponsors et aux pouvoirs publics.

RCS, l’organisateur du Giro, a imaginé un modèle de marketing pratique pour ces épreuves. Depuis quelques années, le long contre-la-montre est rebaptisé  » étape du vin « . Moyennant paiement, le Giro met en valeur une région viticole d’Italie. Avis aux amateurs de vins : cette année, le raisin choisi est le Sangiovese, sur la route de Saint-Marin.

Nos voisins du Nord présentent le Giro comme un duel national. La presse oppose Dumoulin à Primoz Roglic. Le chef de file de la seule formation néerlandaise du WorldTour, Jumbo-Visma, a loupé de peu le podium du dernier Tour. Les nombreux kilomètres contre le chrono ont également été décisifs dans le choix du Slovène, qui va tenter de remporter le premier grand tour de l’année.

Tout le monde ne comprend pas le choix de Roglic, Dumoulin et Yates.  » Si j’étais leur patron, je les aurais obligés à courir le Tour « , a déclaré Marc Sergeant, le directeur sportif de Lotto-Soudal au quotidien Het Nieuwsblad.  » Le Tour est plus prestigieux. Leur choix du Giro ? Soit ils pensent n’être pas assez forts pour remporter le Tour, soit ils ont un peu peur de la force de frappe de Sky dans l’Hexagone.  »

Les coureurs ont plus de raisons de fuir le Tour que le Giro, comme nous l’apprend le passé. Depuis que Sky a fait son apparition en cyclisme en 2010, il a déjà fourni le lauréat du Tour à six reprises. Par contre, les Britanniques ont dû patienter jusqu’à l’année dernière pour rafler le Trofeo Senza Fine. Souvent, ils ont ménagé leur leader cinq étoiles pour le Tour. D’autres fois, ils ont eu la poisse, comme il y a deux ans, quand Geraint Thomas a chuté à la fin de la première semaine.

Un constat : les lieutenants sont moins forts au Giro qu’au Tour

En plus, au Giro, Sky offre à ses coureurs de classement un train moins performant qu’au Tour. C’est d’ailleurs une règle générale : les lieutenants sont moins forts au Giro qu’au Tour. Du coup, la course est moins contrôlée. La géographie de la Botte se prête également moins bien au catenaccio de Sky que la plupart des régions de France.

À l’exception du bassin du Pô, l’Italie présente un relief nettement plus marqué. C’est le terrain de prédilection de Vincenzo Nibali, qui revient au tour de son pays, après une année d’absence, dans l’espoir d’y convertir sa condition en une troisième victoire finale.

Team Ineos, comme s’appelle Sky depuis la semaine passée, aurait dû faire d’Egan Bernal son leader en Italie puisque Froome et Thomas misent sur le Tour. Le lauréat de Paris-Nice, qui a parfois surclassé Thomas et certainement Froome en haute montagne, a hélas chuté voici quelques jours et s’est classé la clavicule. Dans ces conditions, il doit dire adieu au Tour d’Italie.

Idéalement, Sky comptait aussi aligner Bernal au service de ses chefs de file au Tour. Des sept coureurs considérés comme les principaux candidats au podium du Giro, seul Simon Yates est sûr de ne pas participer au Tour. Le Colombien Miguel Angel Lopez, le leader d’Astana, avait annoncé qu’il roulerait le Giro et la Vuelta mais il a rouvert la porte du Tour.

Il y serait au service de Jakob Fuglsang, le lauréat de Liège-Bastogne-Liège. L’Espagnol Mikel Landa, le coureur de classement de Movistar dans la Botte, formera un tandem avec Nairo Quintana en juillet.

Sur les traces de Pantani, dernier vainqueur du doublé en 1998

Tom Dumoulin décidera à l'issue du Giro s'il participe au Tour.
Tom Dumoulin décidera à l’issue du Giro s’il participe au Tour.

Fait étonnant, Roglic et Dumoulin veulent également signer un bon classement au Tour, même si le Néerlandais ne prendra de décision définitive qu’à l’issue du Giro. Depuis feu Marco Pantani en 1998, personne n’a réussi à enlever les tours d’Italie et de France la même année. Lorsqu’on a éradiqué les métastases du dopage sanguin, on a estimé que ce doublé historique était désormais impossible. Jusqu’à l’année dernière, quand Dumoulin a terminé deuxième des deux épreuves. Or, jusqu’à nouvel ordre, le coureur Sunweb est propre.

 » Je n’exclus pas qu’il soit désormais possible de gagner le Giro et le Tour durant la même année « , déclare Paul Van Den Bosch, d’Energy Lab, qui supervise entre autres les entraînements de Lotto-Soudal.  » Au fil des années, les méthodes d’entraînement ont progressé. Nous possédons plus de connaissances sur la périodisation et la récupération. En fait, un coureur dispose de suffisamment de temps pour récupérer entre le Giro et le Tour. Du moins s’il possède un gros moteur et qu’il récupère vite mais surtout s’il est mentalement apte à se soumettre au cirque du Tour et à la pression médiatique après avoir déjà couru le Giro.  »

Dumoulin aurait-il gagné le dernier Tour s’il n’avait pas participé au Giro ? Et fin juillet, cette question ne va-t-elle pas ressurgir s’il échoue une fois encore dans sa quête du maillot jaune ?  » On peut se poser la question mais il est impossible d’y répondre par des arguments scientifiques « , rétorque Van Den Bosch.  » Pour cela, il faudrait soumettre les mêmes coureurs aux deux scénarios : avec le Giro et sans. C’est évidemment impossible.  »

L’année dernière, Mondial de football oblige, le Tour avait débuté une semaine plus tard, offrant aux coureurs davantage de temps pour récupérer. Ce n’est pas le cas cette année et ça n’avantage pas ceux qui tentent le doublé. Par contre, le Giro n’aborde la haute montagne qu’à partir de la treizième étape, ce qui est assez tardif. Ses participants subiront donc une charge moins importante.

Dans une des nombreuses analyses du Giro, Dumoulin a levé un coin du voile quant à ses chances de réussir le doublé. Interrogé sur l’identité du vainqueur du Tour, à supposer qu’il remporte le Tour d’Italie, il a répondu :  » Je miserai une fois encore sur Chris Froome.  »

Seulement trois équipes italiennes

Si de plus en plus de coureurs étrangers d’envergure mondiale participent au Giro, c’est aussi grâce au récent changement de cap des organisateurs. Alors que le Tour a rapidement perçu les avantages commerciaux liés à la mondialisation du sport, le Giro est longtemps resté replié sur lui-même.

Par exemple, au début des années ’90, le Giro a vendu les droits TV de son épreuve à Fininvest, le holding de Silvio Berlusconi, ce qui a privé les amateurs de cyclisme ne vivant pas dans la Botte des images du Giro. Il paraissait aussi normal que le Giro soit systématiquement gagné par un Italien ou un coureur d’une écurie transalpine, de 1994 à 2007.

La mise sur pied du ProTour, l’actuel WorldTour, en 2005, a sorti le Giro de son isolement. Désormais, la Corsa rosa bénéficie d’une promotion à l’échelle mondiale. Alors qu’en 2004, douze des vingt équipes participantes étaient italiennes, elles ne sont plus que trois sur 22 cette édition.

C’est aussi dû au fait qu’aucune équipe WorldTour ne roule sous la bannière italienne depuis qu’en 2017, Lampre-Merida est devenu UAE Team Emirates. Un an après le grand départ à Jérusalem, l’organisation a offert la dernière wildcard non pas à une quatrième formation italienne procontinentale, Neri Sottoli – Selle Italia – KTM, dont Giovanni Visconti est le chef de file, mais à Israël Cycling Academy.

L’arrivée de plus d’écuries étrangères diminue de facto le nombre de chefs de file issus de la Botte.

Par Benedict Vanclooster

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