Brésil: comment Tite veut oublier la déception de Kazan

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Quatre ans après la douloureuse élimination contre la Belgique à Kazan, les Divins Canaris n’ont pas changé de guide, mais ont légèrement changé leur approche. Tite sera-t-il récompensé avec un titre mondial le 18 décembre prochain ? Portrait d’un entraîneur.

Par Sam Kunti

En 2018, les Divins Canaris sont descendus du perchoir de manière violente à Kazan. La presse belge était euphorique, la presse mondiale lyrique. Lors de la conférence de presse qui a suivi le quart de finale, le sélectionneur national brésilien Tite et son assistant Cleber Xavier ont apporté une explication rationnelle à la défaite. « Il n’y a aucune excuse, c’était un match très disputé », se sont-ils contentés de dire. En coulisses, cependant, le staff technique de la Seleção a été particulièrement affecté par cette débâcle. Romelu Lukaku sur la droite ? Les analystes vidéo de l’Atletico Paranaense, qui avaient analysé la Belgique, n’avaient pas vu venir le coup de maître de Roberto Martinez.

Une Belgique exceptionnelle a éliminé les quintuples champions du monde. La consternation au Brésil était telle que dans les mois qui ont suivi, Tite a composé son équipe comme si elle était censée jouer contre les Diables Rouges. Il s’est mis en quête d’un équilibre, une quête qui a dominé sa vie d’entraîneur.

« Je parle au ballon, je cherche des réponses, je passe du temps avec lui », expliquait Tite en 2017. « Je me remémore les positions de jeu et remonte le temps jusqu’à ma carrière de joueur. J’admets qu’être entraîneur est amusant et agréable, mais jouer au football reste ma grande fascination. C’est hypnotisant. La pratique de ce sport est extraordinaire. »

Tite frappe la balle. Il semble obéir, mais il pose ensuite, avec défi et obstination, la question la plus profonde : « Que voulez-vous exactement de moi ? « Merecer vencer [ le mérite de gagner] » répond Tite.

Les Diables rouges ont longtemps hanté les rêves de Tite. (Photo by Buda Mendes/Getty Images) © belga

Méritocratie du ballon rond

Le football est un jeu axé sur les résultats et la victoire est primordiale. Mais pour Tite, le processus sous-jacent est également d’une importance capitale. En effet, le résultat d’un match devrait toujours être basé sur le mérite.

Tite apparaît comme le prêtre hippie du dimanche. L’intonation de sa voix, le rythme de ses mots, tout cela semble très engageant et convaincant. Il prêche la compréhension et le pardon. « Personne n’est parfait », pense Tite. « Nous sommes seulement humains aussi. »

Au Qatar, la presse et le public sont captivés par l’éloquence et le charisme de Tite. Il fait preuve d’autorité et semble heureux d’exposer ses points de vue sur « o jogo bonito » ou d’autres questions plus existentielles. C’est un puritain, mais l’entraîneur du Brésil est aussi sexy, intelligent et réfléchi, ce que son controversé prédécesseur, Dunga, n’était certainement pas avec sa coupe à la brosse aussi stricte que sa froideur très germanique. Au Lusail Stadium, après le troisième but de ses hommes contre la Corée du Sud, il s’offre même un pas de danse avec Richarlison.

Ce championnat du monde représente tout pour Tite. Il a commencé sa carrière d’entraîneur dans les clubs provinciaux Guaranide Garibaldi, Veranopolis, Ypiranga de Erechim et Juventude, dans l’État de Rio Grande do Sul, avant d’être nommé à la barre du grand Gremio, où Ronaldinho a fait partie de son noyau pendant quelques journées de compétition. « Il travaillait différemment et regardait l’équipe différemment », souligne Danrlei, gardien de but de Gremio entre 1993 et 2003. « Tite a beaucoup parlé avec les joueurs, a échangé des idées et de nouvelles expériences. C’était une conversation. Il a changé le quotidien, la relation entre le joueur et l’entraîneur, la gestion des joueurs. »

« Il a vu les qualités des joueurs et a ajusté sa formation tactique. C’était une approche complètement différente de ce que faisaient les entraîneurs établis. L’inverse même. C’était aussi sa plus grande qualité à l’époque », ajoute Danrlei.

Après Gremio, il a pris en main la destinée de Corinthians, l’un des plus grands clubs du Brésil. Un premier passage peu concluant. Lors de son deuxième passage à Sao Paulo, de 2010 à 2013, la pression a fini par se faire sentir. Tite avait presque tout gagné : des titres nationaux, continentaux et mondiaux. Pourtant, cela ne suffisait pas aux fans insatiables du Timão. ce sont 30 millions de « Fieis » [croyants]. Ils ont toujours rêvé de la prochaine victoire. Gagner était une drogue, un sentiment d’euphorie.

« La pression des résultats exercée par les supporters et la presse est épuisante », explique Cleber Xavier. « Si vous gagnez 1-0, ils vous demandent alors de gagner 3-0. Si vous remportez un championnat, ils vous demandent le prochain trophée. Au Brésil, vous devez construire une nouvelle équipe tous les six mois [à cause du calendrier et d’un mercato en décalage avec les championnats européens]. Vous n’avez pas le temps ni l’espace pour apprendre. C’était la bonne décision de faire une pause. Vous voulez vous développer. »

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Contre la négation du football dans son pays

En réalité, Tite a pris un congé sabbatique parce qu’il a dénoncé une crise d’idées qui sévissait dans le football brésilien et qu’il en était mécontent. De nombreux contemporains de Tite étaient convaincus que le développement physique des joueurs était bien plus important que la possession du ballon. C’était une négation choquante de l’héritage brésilien. En 2011, ils ont utilisé la statistique suivante : après sept passes ou plus en attaque, vos chances de marquer diminuent considérablement. Pep Guardiola et son FC Barcelone avaient pourtant jeté cette statistique à la poubelle.

Au Corinthians, Tite a parfois été écrasé par la pression permanente exercée par les supporters du Timao. (Photo by Alexandre Loureiro/Getty Images) © belga

Sur le continent, les clubs brésiliens, malgré leur puissance financière, ne parviennent plus à dominer la Copa Libertadores, l’équivalent sud-américain de la Ligue des champions. De nombreux entraîneurs de club se sont bercés d’illusion en raison de la riche histoire de la sélection nationale. Dans un Brésil isolé, le football avait une culture insulaire. Tite l’a compris, mais il avait aussi une motivation personnelle pour laisser derrière lui le football de club au Brésil. Trop marqué par l’éternelle et étouffante course à la victoire lors de la prochaine rencontres. Ses Corinthians montraient trop peu offensivement. L’équilibre entre les lignes de défense et d’attaque semblait avoir disparu. La quête de connaissances, de nuances et de développement de l’entraîneur n’était pas simplement académique, mais existentielle. Tite voulait développer davantage l’attaque. Il a alors cherché de nouvelles idées sur le Vieux Continent.

« Tite a toujours excellé pour façonner la défense de ses équipes », reconnaît Edu Gaspar, alors coordinateur général au sein de la Fédération brésilienne et directeur des Corinthians entre 2011 et 2016. Tite a longtemps porté l’étiquette de « retranqueiro », un technicien à l’esprit défensif et peu intéressé par le jeu offensif. Le mot, couramment utilisé, est un « terme très péjoratif », selon Xavier. En 2011, Tite a remporté son premier championnat du Brésil en adoptant un 4-5-1 qui se trouvait être en réalité un 4-6-0. Ce n’était pas un système avec un faux avant-centre calqué sur l’école espagnole, mais une formation destinée à arrêter les attaques de l’adversaire.

O Jogo Bonito

En revanche, Tite excelle dans la communication, y compris depuis qu’il est en poste à la Seleção. « Tite a fait prendre conscience au groupe que les joueurs étaient bons », estime Claudio Taffarel, entraîneur des gardiens de but du Brésil depuis 2014. « Il a apporté une bonne ambiance. Les joueurs ont aimé ses idées. Ils ont commencé à jouer le football qu’ils pratiquaient auparavant, mais d’une manière différente, plus collective. Dès l’arrivée de Tite, le Brésil a gagné en produisant du beau jeu, du « o jogo bonito ». Les joueurs de l’équipe brésilienne doivent bien jouer. Très calme, dans un collectif. Ils se sont appropriés les idées de Tite et de là, les résultats ont suivi », poursuit celui qui défendait les perches auriverde lors du titre mondial de 1994, aux Etats-Unis.

« C’est un grand communicateur et je pense qu’il travaille dur pour cela », poursuit Taffarel. « Il ne s’agit pas seulement de parler. C’est le ton de sa voix et l’expérience de sa carrière qui font la différence. Sa timidité a toujours été contrôlée. Il était timide mais en même temps pouvait être très drôle et très extraverti », poursuit celui qui a aussi défendu les cages de Galatasaray.

Le vrai mérite de Tite, en plus d’une gestion impeccable des hommes et d’une communication fluide – « une certaine maîtrise des mots », comme le dit Taffarel – est de penser constamment au jeu et de consacrer entièrement ce processus cognitif au « Merecer vencer ». Cette dernière est devenue sa marque de fabrique.

« Quand on parle de mérite, on ne parle pas seulement de résultat », affirme Edu Gaspar, aujourd’hui directeur sportif d’Arsenal. « Le mérite passe avant le résultat. Pour obtenir un résultat positif, il faut le construire, le mériter, bien se préparer, bien s’entraîner, prendre soin de soi, bien manger et bien dormir. »

« Pour gagner, il faut être préparé », explique Taffarel. « Merecer [gagner] est la préparation, la première chose dont il parle. Après, sur le terrain, c’est logique qu’il faille s’en rendre compte. Il faut jouer selon les idées que Tite transmet pendant la semaine et la veille du match et en fonction de l’adversaire. Si vous comprenez tout cela et que vous jouez un bon football, la victoire suivra d’office. Il correspond à ce que vous faites sur le terrain, en préparation, physiquement, mentalement et tactiquement. Il y a donc différents éléments à prendre en considération. Pour gagner, vous devez appliquer tout cela et si vous le faites bien, les choses se passent comme il le faut », détaille encore le champion du monde 1994.

Dans le football brésilien, minimiser le « résultat » devrait être naturel, mais ce n’est pas toujours le cas. Au sein des clubs, le pragmatisme a longtemps prévalu. La culture conservatrice maintient le statu quo et n’encourage pas la formation des futurs entraîneurs. Au niveau international, le Brésil a dit adieu au « beau jeu » à la fin des années 1960, lorsque les technocrates ont fait leur entrée dans la Seleção. Une exception mémorable à cette évolution fut le Brésil de Tele Santana en 1982.

Tite danse avec les stars du Brésil. (Photo by Alex Pantling/Getty Images)

Cependant, une nouvelle génération d’entraîneurs, plus jeune, est en train d’émerger. Ils ont grandi avec le football européen et ils philosophent beaucoup plus sur le jeu. Fernando Diniz, de l’Atlético Paranaense, en est l’exemple type. C’est un révolutionnaire qui théorise, mais qui a aussi le courage d’exiger un peu plus moderne de ses joueurs. Une méthode qui a permis à ce club d’atteindre la finale de la dernière édition de la prestigieuse Copa Libertadores.

La recherche éternelle de l’équilibre

La curiosité de Tite et sa capacité à apprendre le rendent bien différent des autres techniciens brésiliens. Il est le premier entraîneur « progressiste » de la Seleção depuis Mano Menezes, qui avait osé tester un 4-2-4 lors de joutes amicales contre l’Irak et le Japon en 2012. Lorsque les idées de Menezes ont commencé à prendre forme, la CBF l’a licencié.

Historiquement, Tite peut être comparé à Mario Zagallo. Lors de la Coupe du monde 1958, le jeune Zagallo avale les kilomètres sur le flanc gauche. Il était moins doué que Pepe et Canhoteiro, mais lorsque le Brésil perdait le ballon, il renforçait le milieu de terrain qui se retrouvait ainsi disposé en 4-2-4. En d’autres termes, il a découvert le 4-3-3 en tant que joueur. Sur le banc, avant la Coupe du monde 1970, il a modifié le 4-2-4 de João Saldanha, le Don Quichotte des entraîneurs brésiliens. Zagallo a rééquilibré l’ensemble en s’orientant vers un 4-3-3. Tout comme Tite, Zagallo ne cessait de se poser des questions sur l’équilibre. Il était curieux et réfléchissait constamment à la tactique.

Un Tite progressiste, cependant, ne deviendra jamais un Santana ou un Guardiola. Il fait souvent l’éloge du Catalan. Son Brésil possède d’ailleurs les caractéristiques des équipes dirigées par Don Pep : compacité, pressing élevé, contres rapides et bonnes transitions. « Il parle beaucoup de Guardiola, qui prône une impression et un style de jeu très positifs, qui étudie le football et a un point de vue unique sur celui-ci », confirme Taffarel.

Xavier résume aussi l’influence de Carlo Ancelotti sur Tite en un mot : équilibre. Sans doute aussi un reste de l’ancien Tite, le pragmatique qui pensait défensivement avant tout. Tite s’en tient à ses principes mais refuse de s’engager dans des idéaux, comme l’ont fait Santana ou Guardiola. Après tout, l’idéalisme n’a jamais fait le poids face à l’équilibre.

L’équipe de Tite associe parfaitement « o jogo de desempenho » et « o jogo de resultado ». Le Brésil semble parfois jouer de manière imprudente, mais il garde toujours un équilibre entre la défense et l’attaque. Au Qatar, au milieu de terrain, Tite aligne Lucas Paqueta de West Ham United aux côtés de la sentinelle Casemiro. Il fait preuve de courage et de confiance en lui car l’offensif ancien joueur de Lyon pourrait bien perturber l’équilibre de l’équipe. Ce dernier rend le Brésil plus vulnérable au coeur du jeu. Tite a souvent dit qu’il ne pouvait pas contrôler le résultat. Il a raison, bien sûr. Le football est un jeu de chaos, avec des variables infinies. Tite a choisi de contrôler ce qu’il peut. Avec cette approche, il espère atteindre la finale et ainsi oublier la douloureuse élimination de Kazan.

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