Ville en otage

Les contribuables carolos devront-ils rembourser une partie des prêts contractés par le Sporting ? On en parle.

Un nouveau gros nuage noir s’annonce-t-il dans le ciel de Charleroi ? Un horrible strato-cumulus sous forme d’emprunts bancaires ? Ces deux prêts, d’un montant total de 7.457.870 euros, ont été contractés par le Sporting et garantis par la Ville. Alors que les premiers remboursements de capital approchent (juillet prochain), le club sollicite les autorités communales pour qu’elles l’aident à assumer. Du côté de la Ville, on se sent un peu coincé, même si certains ne l’avouent que du bout des lèvres ou le contestent.

Rappel des moments clés de ce dossier :

-Août 2000. Abbas Bayat reprend le Sporting.

-Mai 2001. Le club contracte auprès de Dexia un emprunt de 4.957.870 euros. Il est garanti en premier rang par la Ville et remboursable en 20 ans. Le Sporting verse dès le premier mois des intérêts à la banque mais le remboursement de la première tranche de capital n’est prévu qu’en juillet 2006.

-Août 2003. La Ville accepte que le premier remboursement de capital soit reporté à juillet 2007 et garantit un nouveau prêt Dexia de 2.500.000 euros remboursable en 20 ans avec la première tranche de capital à rembourser en 2009 – les intérêts sont à payer dès la signature de l’acte. La Ville est caution du nouvel emprunt en second rang, Sunnyland Distribution (la société d’Abbas Bayat) l’est en premier rang.

-Février 2007. Mogi Bayat annonce dans la presse que  » la Ville va devoir assumer si le Sporting est incapable de rembourser les mensualités « . Il affirme qu’Abbas Bayat a été trompé – par la Ville – sur la marchandise au moment de la reprise du Sporting, que la Ville lui avait parlé d’une dette de 4 millions mais que le trou aurait été en réalité de 7 millions. Sous l’ancienne direction, un observateur de la Ville – qui n’avait aucun pouvoir de décision – participait aux réunions du conseil d’administration du club, ce qui fait dire à Mogi Bayat :  » La Ville est en partie responsable du passif « .

-Mars 2007. Mogi Bayat rencontre Jean-Jacques Viseur, l’échevin CDH des Finances, et lui réclame formellement l’intervention de la Ville dans le remboursement des emprunts. Il demande aussi une aide supplémentaire des autorités politiques locales dans l’entretien et la rénovation des infrastructures mises à la disposition du Sporting.

Viseur (échevin CDH) n’écarte pas l’idée d’un remboursement par la Ville

Jean-Jacques Viseur marche sur des £ufs quand on l’interroge sur ce dossier sensible. Il sait que le scénario le plus noir n’est pas à exclure : Abbas Bayat ne rembourse pas les emprunts, le club tombe en faillite et la banque ne peut rien lui saisir vu qu’il ne possède aucun bien immobilier (le stade est communal), la Ville doit assumer intégralement le paiement du premier prêt à Dexia, Charleroi se retrouve avec un stade de 24.000 places mais n’a plus de club de D1. L’échevin des Finances ne veut pas penser à cette issue dramatique.

 » Je ne dirais pas que le Sporting prend la ville en otage « , lâche-t-il.  » Je n’en sais rien, finalement. Je peux seulement affirmer que ce dossier est très complexe. Tellement complexe que nous n’allons plus le traiter nous-mêmes dans l’immédiat. Nous avons désigné un avocat spécialisé dans ces matières qui va analyser minutieusement les contrats passés en 2001 et 2003 par le Sporting et la Ville. C’est cet homme de loi qui aura les cartes en mains. S’il dit que le contrat nous oblige à participer aux remboursements, nous nous inclinerons parce que nous n’aurons pas le choix. Mais il faudra quand même passer par un vote au conseil communal, puis par l’avis du ministre de tutelle, Philippe Courard. Par contre, si notre avocat est sûr que nous ne devons pas payer, nous ne payerons pas. La procédure est en cours, on en saura plus d’ici le mois de juillet, quand les premières échéances en capital tomberont « .

Van Cau Jr (échevin PS) voit que le Sporting a brassé beaucoup d’argent et s’étonne

L’échevin des Sports, Philippe Van Cauwenberghe, a un avis plus tranché.  » C’est vrai, la Ville payera s’il s’avère qu’elle doit payer, mais cela voudrait dire qu’il y aurait eu un gros couac dans l’élaboration des contrats. Si c’est le cas, même le ministre de tutelle devra s’incliner. Mais nous n’en sommes pas là. Rien ne dit que le politique devra participer dans ces remboursements. Je m’étonne en tout cas que les Bayat se plaignent de ne pas être en mesure d’honorer les échéances. Avec tous les joueurs loués et vendus récemment, on a quand même dû brasser pas mal d’argent au Sporting. Je suis surpris par la demande de Mogi Bayat qui voudrait diviser les dépenses entre le club et la Ville. Les membres de l’ancien conseil communal qui ont voté les cautions ne sont sans doute pas moins étonnés que moi, mais quand ils ont procédé à ce vote, ils n’imaginaient pas que le club allait réclamer l’intervention du politique quelques années plus tard, que leur aval finirait par se retourner contre la Ville « .

Comme Viseur, Van Cau Junior refuse le terme de prise d’otage.  » Ça ne sert de toute façon à rien de se chamailler. Une chose est sûre : c’est terriblement important de garder un club de première division à Charleroi. C’est aussi une volonté politique. Mais pas à n’importe quel prix. Et il ne faut pas que les emprunts deviennent un moyen de pression sur la Ville « .

Parmentier (conseiller Ecolo) ne veut pas d’un pansement sur une plaie, qui s’infecte de plus en plus

Si un vote sur le remboursement public devait intervenir au conseil communal, on se doute déjà que le parti Ecolo (4 sièges sur 51 élus) dirait non. Le conseiller communal vert Luc Parmentier ne comprend même pas qu’on puisse imaginer cette issue. En 2003, il s’était abstenu lors du vote sur la garantie par la Ville du prêt de 2,5 millions.  » J’avais été hué pendant un quart d’heure par les autres conseillers et les spectateurs présents dans la salle. Dans un premier temps, nous avions l’intention de voter non, mais on se faisait déjà tuer partout avec le dossier de Spa-Francorchamps… alors nous nous étions simplement abstenus. J’étais allé à ce conseil communal avec le carnet de coopérateur de mon grand-père, qui était dans l’ex-société coopérative du Sporting. J’avais expliqué que je portais deux casquettes : celle de supporter, mais aussi une autre de responsable politique. Je ne voyais vraiment pas comment on pouvait justifier qu’une ville cautionne un prêt pour une société anonyme qui était là pour faire du pognon. Mais les conseillers avaient été mis sous pression, on leur avait tenu un discours du genre : -Si vous ne garantissez pas le deuxième prêt, ce sera la faillite du club et la Ville devra donc rembourser le premier. Le PS parlait comme ça, le CDH et le MR se sont sentis obligés de suivre. C’était la période où l’ONSS assignait le Sporting au tribunal pour le mettre en faillite et le conseil a accepté de lui offrir une dernière bouée de sauvetage « .

Luc Parmentier est sceptique quand on lui apprend que le remboursement éventuel par la Ville dépend de l’analyse que des juristes feront du contrat de garantie.  » Qu’est-ce qu’ils pourraient bien inventer pour conclure que l’autorité publique doit payer ? C’est impossible. Et de toute façon, ça ne devrait jamais être accepté par la tutelle. Même si… Vous savez, j’ai déjà déposé plusieurs recours chez le ministre Courard suite à des décisions boiteuses du conseil communal de Charleroi, mais il a toujours tout accepté « .

Pour le conseiller Ecolo, il faut que le petit jeu cesse sur-le-champ.  » Injecter de l’argent public dans des sociétés anonymes, cela ne peut se faire qu’à Charleroi. Je suis tout à fait favorable à la caution de prêts contractés par des intercommunales, des CPAS ou des hôpitaux publics, mais pas par des clubs de football. Le Sporting a pris la Ville en otage, c’est incontestable. Des politiciens ont mis le doigt dans l’engrenage et on voit où cela nous mène aujourd’hui. Si la Ville paye, ce ne sera qu’un pansement sur une plaie, qui s’infecte de plus en plus. Tout cela pour entretenir une image de marque, celle d’une équipe de D1. C’est cher payé. Ne trouvez-vous pas qu’il y a d’autres domaines auxquels on devrait consacrer l’argent public ? Il suffit de se balader à Charleroi pour comprendre qu’il y a des priorités bien plus urgentes « .

Frère (ancien président) ne comprend pas l’imprudence supposée d’un businessman international

Quel crédit peut-on accorder aux déclarations de la direction actuelle quand elle signale que le passif du club en 2000 était bien plus important que ce que la Ville lui avait annoncé ? A l’époque, le bureau de réviseurs Thieren, Gilson et De Wolf avait réalisé un audit qui concluait à un trou d’environ 4 millions d’euros.

 » Cette mission m’avait été commandée en mai 2000 par Enzo Scifo et Pol MassartNDLA : qui fut président du club pendant quelques semaines, entre la fin du règne de Luc Frère et l’arrivée d’Abbas Bayat « , se souvient Marc Gilson.  » Nous avons tout analysé : les actifs, les dettes à la Fédération, à l’ONSS, à la TVA, au fisc, aux banques, aux fournisseurs, etc. Le rapport donnait un aperçu fiable du patrimoine du club. Il est complètement impossible que le passif réel ait été presque deux fois plus élevé que ce que nous avions calculé « .

Luc Frère, directement concerné par les rumeurs de passif sous-évalué (puisqu’il avait encore les commandes du club quelques semaines plus tôt), ne cautionne pas les chiffres avancés aujourd’hui par le clan Bayat :  » Ce sont quand même des spécialistes des affaires, non ? Abbas Bayat n’est pas un petit patron de PME qui achète un chat dans un sac mais un businessman de niveau international. Quand on reprend une société, on prend toutes les précautions, on analyse l’actif et le passif dans les moindres détails. Et si vous vous faites rouler sur la marchandise, vous avez toujours la possibilité de déposer plainte. Je remarque que les Bayat ne l’ont pas fait. Ils viennent avec ces histoires sept ans après les faits, juste au moment où il faut commencer à rembourser la banque : c’est trop gros pour être crédible. Dites ça à un cheval de bois et vous vous prendrez un bon coup de pied ! Le bureau Thieren, Gilson et De Wolf a épluché les comptes, tout a été fait dans les règles de l’art. Philippe Lengelé, le directeur financier de Chaudfontaine, l’a fait aussi. Cela ne suffisait pas ? Le problème est ailleurs. Il faut se souvenir du train de vie démentiel du club pendant la première année de l’ère Bayat. Les contrats étaient mirobolants, on a même cité des joueurs d’Anderlecht comme Olivier Doll et Stéphane Stassin, on a approché Jean Dockx et Guy Roux pour entraîner le Sporting. Ils ne sont pas venus mais cela situe l’état d’esprit de l’époque. Il y a aussi eu toutes ces grosses Mercedes en leasing mises à la disposition des joueurs. Bref, le premier exercice d’exploitation a donné des résultats catastrophiques. Si le bât blesse, c’est dans la gestion de cette première année, pas dans la politique des anciennes directions. Abbas Bayat ne connaissait pas la culture de Charleroi, c’est clair, et cela ne l’a pas servi. Il a aussi commis l’erreur de placer Enzo Scifo et Lucien Gallinella, deux novices, aux commandes du club. Les problèmes sont là. Les Bayat doivent arrêter d’accuser les anciens, de dire qu’ils ont été trompés. On ne construit pas son avenir en parlant des faiblesses du passé, c’est une maxime que tous les bons hommes d’affaires connaissent. Si les actuels échevins de Charleroi disaient qu’il est impossible d’avancer à cause des erreurs de ceux qui les ont précédés, cette Ville ne pourrait pas se redresser et le système continuerait « .

 » Abbas Bayat a travaillé au coup de c£ur  »

Une personne qui a participé aux négociations de reprise entre la Ville et Abbas Bayat a un avis plus nuancé sur l’ampleur exacte de la dette.  » Ce n’est ni 4 millions, ni 7 millions. La vérité doit se situer entre les deux. Bayat a travaillé dans l’urgence. Il avait besoin d’un produit d’appel pour faire fructifier Chaudfontaine et a vu une opportunité au Sporting. Tout devait aller très vite et il n’a pas pris le temps de faire les études financières indispensables. Il a fait confiance, a cru tout ce qu’on lui disait. Il n’a pas analysé les engagements qu’Enzo Scifo venait déjà de prendre vis-à-vis de certains nouveaux joueurs. Pour résumer, je dirais qu’il a travaillé au coup de c£ur. Il ne savait pas ce que représentait la gestion d’un club de première division. Il pensait par exemple qu’il pouvait se contenter d’injecter un capital social d’un peu plus d’un million. J’ai réussi à le convaincre qu’il devait mettre au moins le double « .

Jean-Jacques Viseur reste toujours aussi prudent sur la question du déficit réel en 2000 :  » J’attends des rapports pour me prononcer « .

Philippe Van Cauwenberghe, lui, va au feu :  » Je ne crois pas à la théorie selon laquelle Abbas Bayat aurait été trompé sur la marchandise. Il travaille quand même dans la finance de haut niveau. Maintenant, s’il a été roulé ou a manqué d’intelligence sur ce coup-là, il ne peut pas nous le reprocher aujourd’hui. Il a eu toutes les cartes en mains au moment de la reprise et personne de la Ville ne lui a mis un pistolet sur la tempe pour qu’il signe la reprise du Sporting. L’argument de la dette cachée est trop gros pour tenir la route, et je m’étonne évidemment qu’il ait attendu autant d’années pour le sortir « .

Nouveau terrain cet été si tout se goupille bien

Dans le domaine des infrastructures aussi, les tiraillements entre le Sporting et la Ville sont réels.  » La première priorité est de scinder le dossier du prêt et celui des infrastructures « , signale Van Cau Jr.  » Je ne comprends pas comment Mogi Bayat parvient à lier les deux. Mais on connaît le personnage. Il est extravagant et attaque sur tous les fronts en espérant recevoir un petit quelque chose. Il nous met sous pression pour que nous commandions des travaux, il voudrait une nouvelle pelouse, un stade rénové, une nouvelle école des jeunes, un centre d’entraînement remis à neuf. Si on l’écoutait, il aurait bientôt tout cela… et les prêts seraient remboursés par la Ville. Ça ne marche pas comme ça. On est prêt à aider les patrons du Sporting mais ils doivent accepter de voir la réalité actuelle de Charleroi. Nous devons faire des choix, lister les priorités et penser à tout le monde. Nous avons 400 clubs sportifs dans 82 disciplines, 40 terrains de foot répartis sur 20 complexes. Ils n’ont pas à se plaindre quand on voit ce que nous faisons déjà pour eux « .

Le Sporting, qui paye à la Ville 45.000 euros par trimestre pour le stade, reçoit une aide de la politique locale pour ses dépenses en eau, gaz et électricité. Ce soutien est plafonné à 150.000 euros par an, le club prenant l’éventuel surplus à sa charge. A la Ville, on signale qu’on respecte aussi ses obligations en matière d’entretien des terrains et des bâtiments, et en autres prestations de personnel. Le dossier du terrain synthétique – qui devait être financé par la Ville via l’achat de places aux matches des Zèbres – est toujours pendant. Ce sponsoring indirect a été dénoncé par l’organe de tutelle et il n’est pas impossible que le club soit finalement obligé de supporter le coût de l’aménagement du terrain. Philippe Van Cauwenberghe signale que si la Ville est obligée de participer au remboursement des emprunts, il pourrait y avoir des adaptations ailleurs :  » Nous serions peut-être moins généreux dans le paiement des factures énergétiques, par exemple « .

Un dossier de soutien politique semble en bonne voie : celui de l’aménagement d’une nouvelle pelouse au Mambourg. Il a été rentré à Infrasport, la branche de la Région Wallonne qui se préoccupe du financement public des infrastructures sportives. Pour qu’Infrasport intervienne, les factures ne peuvent pas dépasser 685.000 euros (hors TVA). Quand la demande est acceptée, Infrasport prend 75 % de la dépense en charge. Si on en arrive là, la Ville de Charleroi payera les 25 % restants. Et si la facture est plus salée, le Sporting devra financer le surplus.  » C’est sur les rails mais après l’accord d’Infrasport, il faudra encore l’aval du collège et du conseil communal « , signale Van Cauwenberghe.  » Si le conseil ne vote pas le financement communal, tout tombera à l’eau « . En cas d’accord de toutes les parties, il faudra faire très vite pour que le Sporting ait sa nouvelle pelouse au début de la saison 2007-2008.  » C’est jouable dans le meilleur des mondes, si tout se goupille bien, mais s’il y a le moindre grain de sable, les travaux seront reportés à l’année prochaine « , conclut l’échevin des Sports.

Un observateur de la Ville à coup sûr si le politique paye une partie des emprunts ?

Si le peuple carolo doit finalement cracher au bassinet pour rembourser Dexia, on imagine mal que les autorités communales, après s’être fait avoir sur ce dossier, ne reviennent pas avec leur exigence d’avoir un observateur de la Ville au conseil d’administration du Sporting. Ceux qui ont exercé ce rôle dans le passé (à l’époque du tandem directionnel Jean Pol SpauteGaston Colson) n’en gardent apparemment pas un souvenir impérissable :  » Ce n’est pas en assistant de temps en temps à un CA d’une demi-heure qu’on peut se faire une idée valable de la situation financière du club « .

Il n’empêche que le duo Viseur- Van Cau se tient prêt pour ressortir cette idée du frigo en temps voulu.  » S’ils veulent que nous remboursions avec eux, la Ville aura plus que jamais des intérêts dans le club et ils devront sans doute accepter un de nos observateurs « , tranche Van Cau.

L’échevin des Finances abonde dans son sens :  » A partir du moment où on considère que le Sporting est un élément important de la vie sportive de la cité, il me paraît assez normal d’avoir un observateur au conseil d’administration. Ne serait-ce que pour contrôler l’usage que le club fait des moyens mis à sa disposition par l’autorité politique « .

par pierre danvoye

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