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 » UNE GRANDE PERSONNALITÉ LAISSE TOUJOURS UN GRAND VIDE DERRIÈRE ELLE « 

L’année 2016 aura vu la disparition d’un des plus grands génies du football. Johan Cruijff est décédé le 24 mars à Barcelone. Son fils Jordi s’en souvient :  » J’avais la gorge nouée et toutes ces caméras braquées sur moi…  »

Jordi Cruijff peut faire deux choses à la fois. Alors que la nuit tombe, le directeur technique du Maccabi Tel Aviv observe l’entraînement de son club tout en nous parlant de sa jeunesse à Barcelone. Le regard clair, la langue affûtée, l’esprit vif, cette capacité à jouer sur plusieurs tableaux ne nous sont pas étrangers. C’est dans les gènes, il a hérité cela de son père.

Un père célèbre qui a tiré sa révérence voici neuf mois. Peu de temps auparavant, Johan Cruijff était encore venu saluer son fils en Israël.  » Cela m’a fait un bien fou « , dit Jordi en se remémorant la semaine passée à Tel Aviv avec ses parents.  » Nous avons passé du bon temps ensemble dans cette superbe ville. Quand on a quitté le nid familial depuis plus de 20 ans, comme c’est mon cas, il n’est pas toujours évident de se retrouver en famille. J’y repense souvent avec plaisir, cela m’aide à relativiser.  »

Entre-temps, le livre Johan Cruijff, mijn verhaal est sorti. C’est lors de sa rédaction que la plus grande icône du football néerlandais nous a parlé pour la dernière fois. Même Jordi y a lu des choses dont il avait à peine connaissance. Comme les détails concernant la tentative d’enlèvement de son père à Barcelone, le 19 septembre 1977.

C’est à cause de cet événement qu’il a renoncé à disputer la Coupe du monde l’année suivante.  » Longtemps, mes parents ont gardé le silence au sujet de cette tentative d’enlèvement « , dit Jordi.  » Je pense qu’ils ne voulaient pas que leurs enfants se fassent du souci. Il y a un an et demi, mon père s’est soudain mis à en parler. Mais c’est dans le livre que j’ai appris les moindres détails. Cela m’a permis d’y voir plus clair.  »

 » On a souvent accusé ma mère d’être responsable de l’absence de mon père à la Coupe du monde. Manifestement, elle n’avait donc rien à voir avec tout cela. En lisant cela, j’ai compris d’autres choses. Pendant tout un temps, lorsque j’étais jeune, mes parents préféraient que je n’aille pas dormir chez des copains ou que je ne parte pas en excursion avec l’école. Maintenant, je comprends : ils avaient peur qu’il m’arrive quelque chose.

A l’époque, la police leur avait demandé de ne pas en parler, de peur que cela donne des idées à d’autres. Dans le bouquin j’ai également appris des choses au sujet de son séjour aux Etats-Unis. Cette époque l’a plus marqué que je l’ai toujours cru. C’est ce qui rend le livre tellement intéressant à mes yeux. Et puis, je trouve chouette que ses idées au sujet du football soient désormais imprimées noir sur blanc. Pour toujours.  »

À FOND

Cette partie du livre, c’est du gâteau pour Jordi. Le football, ils l’ont évoqué sans fin, jusque dans les moindres détails. Un terme revient régulièrement lorsque Jordi évoque la vision du football de son père : à fond.  » De nombreux entraîneurs affirment vouloir faire pratiquer un football offensif et attractif à leur équipe « , dit Jordi.  » Ce sont des termes qui reviennent souvent mais il y en a peu qui y parviennent.

Il faut avoir des couilles pour garder sa philosophie du football en toutes circonstances, même après quatre défaites. Mon père était à fond dans tout cela. Rien ne pouvait le faire changer d’avis. C’était une forte personnalité. Il osait. Et parfois, il avait de la chance.  » Jordi repense au dénouement complètement fou du championnat d’Espagne 93-94.

Avant la dernière journée, le Deportivo La Corogne avait son sort entre les mains : s’il battait Valence devant son public, il était champion. Ce jour-là, Barcelone faisait son devoir contre Séville (victoire 5-2) tandis qu’à mille kilomètres à l’ouest, le Deportivo obtenait un penalty dans le temps additionnel. Rongé par le stress, Miroslav Dukic le manquait tandis qu’au Nou Camp et dans les environs, la fête éclatait.

 » Quand j’y repense, je me dis que c’est incroyable « , rigole Jordi.  » On ne peut pas s’entraîner à avoir autant de chance mais la chance sourit aux audacieux. Il faut voir cela comme une récompense. Mon père a toujours été un peu extrémiste. Il osait aller jusqu’au bout, il appliquait sa philosophie du football à fond.

Quand je revois certaines compositions d’équipes de Barcelone, je me demande comment c’était possible. Un extérieur droit à l’arrière gauche, un médian capable de courir le 100 mètres en 10 secondes au back droit, Ronald Koeman et Pep Guardiola ensemble dans l’axe… Mais ça marchait.  »

Avec sa conception de jeu audacieuse, Cruijff a conféré à deux reprises une nouvelle identité à Barcelone. D’abord comme joueur, de 1973 à 1978. Puis, dix ans plus tard, comme entraîneur.  » Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, en Espagne, la plupart des équipes défendaient et jouaient le contre. Puis un Hollandais est arrivé et a dit : A partir de maintenant, on ne va plus jouer de A à Z mais de Z à A. Il était très important de pouvoir convaincre les joueurs.

C’est pourquoi mon père a transféré autant de gars du nord de l’Espagne à Barcelone : les Basques sont très collectifs. Il leur a ajouté les bons étrangers et jeunes du centre de formation dont il pensait qu’ils étaient capables de mettre en pratique ce qu’il voulait voir. Il lui fallait un mélange de joueurs collectifs à la mentalité d’acier et de joueurs talentueux.

 » Dans un premier temps, on l’a pris pour un kamikaze mais je ne l’ai jamais vu douter. Jamais ! Il avait des idées bien arrêtées sur la façon dont il fallait jouer. Il pouvait argumenter et était imperturbable.  »

APÔTRES

Depuis 2012, Jordi est directeur technique du Maccabi Tel Aviv, le club le plus populaire d’Israël. Dès son arrivée, il a mis fin à une période de dix ans sans trophée : le Maccabi a décroché trois titres consécutifs en pratiquant un football exemplaire.

Jordi a retrouvé bien des choses de son père dans la façon de travailler de Peter Bosz, l’avant-dernier entraîneur du Maccabi Tel Aviv, aujourd’hui à l’Ajax.  » Bosz a des idées bien ancrées en matière de football. Il est très audacieux et positif. J’ai adoré travailler avec lui. Dommage que ça n’ait pas duré plus longtemps. Je ne suis pas étonné que l’Ajax l’ait contacté.

Quand Bosz a débuté à l’Ajax, on l’a critiqué à cause des résultats. Il y a un terme que j’aime bien : c’est du journalisme de marquoir. Ce n’est pas correct. Tout entraîneur a besoin d’un certain temps pour imprimer son style. Surtout quand, comme Bosz, on veut jouer l’attaque à fond. Laissez-lui le temps d’inculquer cela à ses joueurs. Peter est l’entraîneur idéal pour l’Ajax, je n’en doute pas un seul instant.  »

Comme son père, Jordi aime les entraîneurs audacieux, indépendants d’esprit, qui osent prendre l’initiative. Et la comparaison avec Barcelone n’est jamais bien loin.  » Je pense qu’au cours de la dernière décennie, Barcelone a joué un rôle exemplaire « , dit Jordi.  » Ce club a montré qu’il était possible de combiner le beau football et les résultats. Mon père a lancé tout cela mais des entraîneurs comme Frank Rijkaard et Pep Guardiola se sont battus pour perpétuer cette tradition.

Tito Vilanova a fait ce qu’il avait à faire et Luis Enrique y ajouté la mentalité. Si on voit les choses à long terme, Barcelone est devenu le porte-drapeau d’un football attractif et payant. Avec, et c’est étonnant, des petits gabarits au milieu : Xavi, Iniesta, Messi… Des petits gars qui savent tout faire avec un ballon. Ils ont eu beaucoup d’influence sur la philosophie de jeu. Quand on a le ballon, il est inutile de courir, c’est l’adversaire qui court. Mon père n’a dit que des choses logiques. Le plus difficile était de les mettre en pratique. Et de s’y tenir.  »

Guardiola et Rijkaard, deux apôtres de la parole de Cruijff, ont été impliqués de près dans le lancement de son autobiographie.  » Ma famille était très heureuse que Pep et Frank s’impliquent autant lors des présentations du bouquin « , dit Jordi.  » C’était une véritable marque de respect. De plus, cela m’a évité de répéter sans cesse la même chose. Les gens allaient se dire : Ça y est, il recommence. Personne n’aime manger la même soupe tous les jours, n’est-ce pas ? Rijkaard et Guardiola ont ainsi monopolisé une partie de l’attention, c’était très bien.  »

 » Il n’est pas facile de parler publiquement de son père. Parfois, on me montre des images de lui que je n’ai jamais vues et je suis là, la gorge nouée, avec toutes ces caméras braquées sur moi. Nous sommes très sensibles aux marques d’affection que nous recevons encore régulièrement. Lorsque mon père est mort, nous nous sommes dit qu’il appartenait à tout le monde et cela s’est vérifié. Tout le monde éprouve le besoin de dire quelque chose à son sujet, de raconter un souvenir ou une anecdote. On a déjà du chagrin et on nous rappelle sans cesse qu’il n’est plus là.  »

OMNIPRÉSENT

 » Cela dépasse le football. Mon père a percé à une époque où la société changeait énormément. Regardez les photos de l’époque : ils ont tous des longs cheveux et des chaînes en or. Plus tard, à Barcelone, il a vécu sous la dictature de Franco. L’attitude indépendante de mon père a beaucoup aidé les Catalans dans leur lutte. Pour beaucoup de gens, qu’ils le connaissent personnellement ou non, mon père était non seulement un joueur connu mais il était représentatif d’une époque. Cela suscite de nombreux souvenirs et des tas d’anecdotes.  »

 » Parfois, c’est difficile. Je suis rarement seul mais je sais que ça fait partie de l’ensemble. Et je suis heureux de constater qu’il a eu un tel impact. Mon père était très humain, très accessible. Tout le monde le dit et j’en suis fier. Je constate aussi que c’est plus difficile pour ma mère que pour nous, les enfants. Mes parents ont vécu ensemble pendant cinquante ans, jour et nuit. Et mon père était omniprésent.

Une grande personnalité laisse toujours un grand vide derrière elle quand elle s’en va. C’est ma mère qui le ressent le plus. C’est pour cela que je trouve formidable qu’elle soit venue à la journée Portes Ouvertes de la Cruyff Foundation et à la présentation du livre, alors qu’elle n’a jamais aimé les projecteurs. Mais elle était là. Je pense que mon père serait très fier d’elle.  »

PAR SIMON ZWARTKRUIS – PHOTO VI IMAGES

 » Mon père était très humain, très accessible.  » – JORDI CRUIJFF

 » Quand j’étais jeune, mes parents préféraient que je ne loge pas chez un copain. Aujourd’hui, je comprends qu’ils avaient peur qu’il m’arrive quelque chose.  » – JORDI CRUIJFF

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