Un génie tragique

Le Tour d’Italie, qui débute par un contre-la-montre par équipes, vendredi à Belfast (Ulster), rend hommage à Marco Pantani. Dix ans après sa mort, le légendaire grimpeur est toujours présent dans toutes les mémoires.

Butar via la bandana !’ ( » Jette ton bandana ! « ) Sur les flancs des montagnes italiennes, les tifosi s’époumonent. Ils savent que lorsque le morceau de tissu quittera la tête du coureur, un superbe spectacle débutera. Au pied de l’ascension vers Oropa, un lieu de pèlerinage, Marco Pantani a déjà dévoilé sa calvitie en signe d’attaque imminente lorsque ses supporters portent les mains aux lèvres et se regardent hébétés. Au plus mauvais moment, leur héros est victime d’un problème mécanique : sa chaîne a sauté. Devant, la course éclate. Pantani, dans son maillot rose, perd un temps précieux.

Ses fidèles équipiers l’attendent et le relancent, comme s’il s’agissait d’une course sur piste, avant de s’écarter les uns après les autres. A ce moment, leur leader empoigne son guidon par le bas et se met en danseuse, la pointe des pieds vers le bas, entamant son incroyable course-poursuite. A 2,5 km de la ligne, il a déjà rejoint 48 coureurs et a Laurent Jalabert en point de mire. Il n’y aura pas de sprint. Pantani accélère à nouveau et laisse le Français sur place, filant irrésistiblement vers la victoire.

Jamais Pantani n’a dominé autant la course que lors de ce Giro 1999. Outre celle d’Oropa, le Pirate a remporté trois des quatre autres étapes dont l’arrivée était jugée au sommet. Il en reste une et il compte déjà plus de cinq minutes trente d’avance au classement général. La question n’est plus de savoir qui va gagner la dernière mais où le show va commencer.

Pantani a 29 ans, il s’est déjà imposé l’année précédente et il est au sommet de son art. Il semble invincible et ne peut donc tomber de plus haut lorsque, au matin de l’avant-dernière étape, à Madonna di Campiglio, l’UCI lui interdit de prendre le départ en raison d’un taux d’hématocrite trop élevé : 52 %, soit 2 % de trop. Ce résultat, obtenu par un contrôle sanguin, tend à démontrer que le coureur prend de l’EPO mais ne constitue pas une preuve puisque, à cette époque, aucun test ne permet de déceler ce produit. C’est donc officiellement pour raisons de santé que celui qui a sauvé le Tour 1998 après l’affaire Festina un an plus tôt est contraint au repos forcé. Dans la caravane, une bombe explose.

Sept vies et un chat noir

Dans le peloton, aucun coureur ne semble capable d’encaisser les coups autant que Pantani. Sa victoire d’étape au Ventoux, en 2000, après un terrible duel avec Lance Armstrong, résume parfaitement sa carrière : lâché, il était toujours capable de revenir pour encore attaquer. Comme les chats, il avait sept vies.

Ses ennuis débutent en 1995. Renversé par une voiture à l’entraînement, il ne peut prendre part au Giro. Par la suite, il remporte cependant deux étapes du Tour de France et termine à la troisième place du Championnat du Monde en Colombie. Mais à Milan-Turin, la poisse le frappe à nouveau. Beaucoup plus fort, cette fois. Dans une descente, il heurte à toute allure une voiture qui roule dans le sens opposé. Diagnostic : fracture ouverte et compliquée du tibia et du péroné de la jambe gauche. Personne ne sait si le jeune espoir retrouvera un jour son meilleur niveau.

Ce n’est qu’un an et demi plus tard, au printemps 1987, et après une période de rééducation difficile, que Pantani envoie un signe d’espoir en terminant dans le top 10 des classiques ardennaises. Il semble prêt à jouer les premiers rôles lors du Giro mais là encore, tout se complique. Après une semaine, un chat noir le fait tomber et il est contraint à l’abandon. Pantani se relève, remporte deux victoires d’étape au Tour de France et se classe troisième à Paris. Le meilleur reste à venir. En 1998, il remporte à la fois le Giro et le Tour, ce que seuls Fausto Coppi, Jacques Anquetil, Eddy Merckx, Bernard Hinault, Stephen Roche et Miguel Indurain ont réussi à faire avant lui.

Jusqu’à ce dramatique contrôle sanguin de 1999, aucun obstacle ne semble insurmontable pour Pantani, qui considère ses souffrances physiques comme des coups du sort. Son exclusion du Giro, par contre, est d’un autre ordre. Pour lui, elle relève de l’injustice. Une interprétation pour le moins bizarre car, hormis pour les partisans de la théorie du complot, seule l’utilisation de l’EPO peut expliquer un taux d’hématocrite trop élevé. Et dans les années 90, l’EPO circule abondamment dans le peloton. Pantani se sent visé, il joue les victimes.

Lorsqu’on lui annonce le résultat de la prise de sang, il laisse éclater sa colère, se met à hurler et casse une vitre de l’hôtel. L’homme qui a sauvé le Tour 1998 grâce à sa spectaculaire ascension du Galibier passe à son tour à la caisse.

Des drames toujours suivis d’exploits

A son retour de Madonna di Campiglio, ce fils de boulanger, plutôt réservé, s’enferme dans le noir. La villa qu’il occupe près de Cesenatico est assiégée par les journalistes, les photographes et les équipes de télévision. Ce n’est qu’après quatre jours qu’il pointe le bout de son nez. La télévision italienne lui demande pourquoi il ne participe pas au Tour, alors qu’il avait, dans un premier temps, affiché son intention d’y défendre son titre. Il n’est tout de même pas le premier coureur écarté pour  » ennuis de santé.  »

Les autres, dont son ex-leader Claudio Chiappucci, ont pris deux semaines de repos avant de repasser un contrôle sanguin et de recommencer à courir. Pantani pourrait apporter, sur son vélo, les réponses à ceux qui l’attaquaient. Mais il réfute cette idée.  » Il se trouvera toujours quelqu’un pour douter, c’est ça qui me fait le plus mal. A cause d’un test sanguin, on remet en cause les tours que j’ai gagnés, tous mes efforts, toutes mes souffrances.  »

Pas encore remis de l’affaire de Madonna di Campiglio, Pantani apprend qu’à Turin, une enquête judiciaire est ouverte à son encontre. Un taux d’hématocrite de 60,1 % décelé après son accident à Milan – Turin, en 1995, a attiré l’attention. Pantani est touché au plus profond de lui-même car les événements de Milan – Turin ont forgé son identité. Sa vie est faite de drames suivis d’exploits. Trois jours plus tard, soit deux semaines après s’être vu interdire de prendre le départ de l’étape du Giro, il raconte à Christina, son amie danoise, qu’il a commencé à prendre de la cocaïne. Un des meilleurs grimpeurs de tous les temps entame sa descente aux enfers.

Il faudra attendre juin 2003, peu après le Giro, pour que les médias soient au courant de l’addiction de Pantani à la cocaïne. La télévision italienne intervient en direct depuis une clinique de désintoxication du nord de l’Italie, où le coureur est interné. Le Pirate y voit le moment de jouer cartes sur table avec ses nombreux fans et le monde entier.  » Même si, physiquement, j’étais en état de courir, je traverse une période difficile et j’ai énormément de problèmes. Malgré l’aide des gens qui m’entourent, moi seul peux les résoudre.  »

Pour les observateurs, pourtant, la carrière de Pantani est relancée. Au Giro 2003, on l’a de nouveau vu jouer les premiers rôles. Après sa cinquième place au terrible Monte Zoncolan, il a annoncé avoir retrouvé ses sensations de grimpeur. Et il a marqué la dernière étape de montagne de son empreinte, ne cessant d’attaquer. Le spectacle à couper le souffle qu’il a fourni ce jour-là a déchaîné, auprès des tifosi, l’enthousiasme des grands jours, rappelant ses exploits du Tour 2000, lorsque ses offensives avaient fait plier Lance Armstrong.

Accro à la cocaïne

Cet exploit accompli par un accro à la cocaïne, s’il en dit long sur ses capacités physiques, est l’arbre qui cachait la forêt.  » Au lendemain du Giro, tout le monde a cru qu’il était de retour « , dit Davide Boifava, l’homme qui lui avait fait signer son premier contrat en 1992 et qui voulait refaire de lui un coureur chez Mercatone Uno en 2003. Nous sommes alors allés chez lui, nous avons étalé nos projets pour 2004 et nous avons parlé d’avenir. Mais peu de temps après, il sombrait à nouveau.  »

A cette époque, l’ex-vainqueur du Tour est multimillionnaire. Il possède des biens pour au moins 12 millions d’euros et 20 millions sur son compte en banque. Mais il lui manque une stabilité familiale. La cocaïne l’a peu à peu séparé de Christina et, cette fois, la rupture est définitive. A l’automne 2003, il s’installe chez son vieil ami Michael Mengozzi, dans une ferme des environs de Cesenatico. Ensemble, ils partent à la chasse aux canards, jusqu’en Serbie ou à Cuba. C’est d’ailleurs à La Havane que Pantani parvient à entrer en contact avec son idole, Diego Maradona, qui se fait soigner dans une clinique. Séparés par un grillage, ils échangent quelques mots.

Selon Mengozzi, cela fait deux mois que Pantani ne prend plus de cocaïne. Mais, excité par son aventure cubaine, il reprend seul un avion pour La Havane. Olguita, son nouvel amour, l’attend à l’aéroport. Leur aventure ne dure cependant que quelques jours et Pantani replonge dans la cocaïne. Mengozzi part à sa recherche. Il le retrouve à l’état d’épave. La drogue l’a rendu malade et il est complètement dépouillé.

De nouvelles et nombreuses tentatives de thérapies échouent.  » Marco disait qu’il ne voulait pas finir comme José Maria Jimenez « , dit Boifava. Le grimpeur espagnol était celui qui avait le plus longtemps résisté à Pantani lors de sa toute dernière victoire dans une course comptant pour le classement UCI, lors du Tour 2000 à Courchevel. Il est décédé d’un arrêt cardiaque le 6 décembre 2003, dans un hôpital psychiatrique où on le soignait pour son addiction à la cocaïne.

Au lieu de se laisser admettre en clinique, Pantani retourne à la ferme de Mengozzi, où la cocaïne n’est pas admise. Par contre, Mengozzi, qui exploite un night-club, fait venir des strip-teaseuses. Par l’intermédiaire d’une Russe, qui offre ses services pour 2000 euros par nuit sous le pseudonyme de Barbara, Pantani entre en contact avec un certain Fabio Miradossa, un Napolitain vivant à Rimini. C’est chez lui que le Pirate achètera sa dernière dose de cocaïne. Trente grammes qui, le jour de la Saint-Valentin 2004, lui seront fatals.

Barricadé dans sa chambre

Rien qu’au cours du dernier mois de sa vie, Pantani a dépensé 20.000 euros pour acheter de la poudre blanche pour son usage personnel. Il a passé ses 15 derniers jours dans une chambre d’hôtel, complètement seul. Le 14 février 2004, il est retrouvé mort à côté de son lit à l’hôtel Le Rose de Rimini. Il était venu rendre visite à son dealer. L’état de sa chambre reflète bien le chaos qu’il y avait dans sa tête. Il se sentait poursuivi par les nombreuses enquêtes de dopage à son encontre, qui ont d’ailleurs démontré que toute sa carrière reposait sur l’usage d’EPO. Complètement paranoïaque, il avait fermé les rideaux de sa chambre d’hôtel et s’y était barricadé en poussant les meubles contre la porte. Il avait 34 ans.

Sur son vélo, Pantani était un artiste impulsif qui avait fait vaciller Indurain et Armstrong de leur trône. De 1998 à 1999, il avait même été le meilleur coureur de tours au monde. Mais après le drame de Madonna di Campiglio, il avait choisi de continuer à fuir la réalité, passant d’un monde artificiel à un autre. Autant il semblait immortel et extra-terrestre en montagne, autant il était humain et fragile en dehors du peloton. Comme l’a dit un jour Indurain, c’était  » un génie tragique « .

PAR BENEDICT VANCLOOSTER – PHOTOS: BELGAIMAGE

De 1998 à 1999, il fut le meilleur grimpeur de sa génération et le meilleur coureur de tours au monde.

Autant il semblait immortel et extra-terrestre en montagne, autant il était humain et fragile en dehors des pelotons.

A Cuba, il réussit à entrer en contact avec son idole, Diego Maradona.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire