SUR TOUS LES FRONTS

Le 6 août 1914, l’armée allemande envahit notre pays, marquant le début d’un conflit armé qui va durer 4 ans. Malgré les hostilités, la pratique du ballon rond se poursuit allégrement sur notre territoire. Avec son cortège de joies mais aussi de peines.

Au printemps 1914, le football est en fête, tous azimuts, en Belgique. Dame, cette année-là, bon nombre de clubs célèbrent un anniversaire particulier. Le Racing de Bruxelles, tenu sur les fonts baptismaux en 1894, souffle ses 20 bougies. L’un de ses voisins dans la capitale, l’Excelsior, achève pour sa part sa 10e année, au même titre d’ailleurs que les deux ténors malinois, le Racing et son rival, le FC.

Le Daring a, lui aussi, toutes les raisons de pavoiser car, après un premier sacre de champion en 1912, il enlève son deuxième titre parmi l’élite footballistique devant son frère-ennemi, l’Union Saint-Gilloise. Au Standard, en revanche, c’est la soupe à la grimace. Promus en D1 en 1909, les Rouches subissent les affres d’une relégation, la seule de leur histoire au demeurant, puisqu’ils évoluent au plus haut niveau, sans discontinuer, depuis leur retour au sommet en 1921. Aucune autre entité n’a d’ailleurs jamais fait mieux, chez nous, sur ce plan-là.

Jusqu’au bout de cette fameuse campagne 1913-14, pourtant, les Liégeois vont tout faire pour éviter la culbute. Au point de vouloir se livrer à un arrangement entre amis en ces temps reculés déjà. De fait, le gardien des joueurs de Sclessin, RogerFischlin, est un ancien du Racing de Bruxelles. Aussi, dans la perspective du match de la dernière chance qui doit opposer les principautaires et les ‘Rats’, il approche tout simplement, en compagnie d’un des dirigeants de son club, CharlesLespineux, le coach des Racingmen, CharlesBunyan, afin d’acheter un succès liégeois.

Mais le pot aux roses est découvert et les huiles fédérales n’y vont pas de main morte. L’entraîneur, qui cumule alors sa fonction avec celle de sélectionneur des Diables Rouges, est suspendu à vie. Idem pour Roger Fischlin, à cette nuance près qu’il sera amnistié quelques années plus tard en raison de ses actes héroïques pendant la guerre 1914-18. Dès 1920, on le retrouve d’ailleurs dans les buts du Daring.

Le Léopold dans la tourmente

Fischlin n’est évidemment pas le seul footballeur de D1 à voir son nom lié au conflit armé. Au sein de l’équipe du Léopold, autre descendant en cette fin d’exercice 1913-14, les trois quarts de l’effectif sont concernés, du keeper JacquesdeT’Serclaes à l’attaquant CharlesGuillon, en passant par le défenseur JacquesCassé ou le demi BaudouindelaVingne. Certains y laissent malheureusement leur vie (v.cadre).

D’autres se distinguent vaillamment, comme en atteste le Livred’Or191418 du Léopold club, paru après les hostilités. A propos de l’international LouisJoux, on peut lire notamment, en p. 77 :  » En plein jour et sous le bombardement, a traversé l’Yser à plusieurs reprises pour aller soigner des blessés dans un poste avancé et les ramener sur la rive amie.  »

Autre Léoman célèbre, FernandNisot, Diable Rouge le plus précoce puisque sélectionné pour la 1re fois à 16 ans et 19 jours le 30 avril 1911 (Belgique-France : 7-1), a droit lui aussi, en p. 87, à moult éloges :  » A reçu l’Ordre de Léopold et de la Couronne avec palme pour être resté dans les tranchées de Dixmude neuf jours et neuf nuits consécutifs sans être relevé et avoir repoussé tous les assauts des Allemands jusqu’au moment où il a été mis hors de combat par un obus qui le toucha assez grièvement…

… Blessé sérieusement pour la 2e fois le 10 novembre 1918 au cours d’une reconnaissance pour le franchissement de l’Escaut, a fait preuve d’un magnifique courage en refusant de se laisser évacuer avant d’avoir pu exposer tous les renseignements utiles qu’il avait relevés. Pour ce faire, le capitaine du 12e régiment de ligne qu’il était, n’a pas hésité à traverser un violent bombardement pour atteindre le poste de contrôle du commandant de bataillon.  »

En raison du conflit armé, les championnats officiels sont logiquement suspendus afin de permettre à tout un chacun de remplir ses devoirs patriotiques. Malgré la morosité ambiante, le football reprend toutefois ses droits, çà et là. A la faveur d’une réunion de reprise au siège fédéral, le 28 janvier 1915, l’Union Belge marque son accord pour l’organisation de matches amicaux, de derbies ou de tournois, mais à la condition expresse qu’une partie des recettes aille à des oeuvres de bienfaisance.

Ententes et compétitions régionales

A Bruxelles, véritable centre de gravité du football belge à cette époque, germe l’idée de la création d’une ‘Entente’ regroupant des éléments de ses clubs les plus huppés aux fins de matches-exhibitions. La première comporte ainsi 4 joueurs du Racing de Bruxelles (EmileAndrieu, CamilleVanHoorden, HectorRamaekers et LéonSimonis), 3 du Daring (JosephRobyn, JulesMaheux et EdouardJoachim), autant de l’Union Saint-Gilloise (JosephThys, GeorgesMathot et GeorgesHebdin), 2 d’Uccle Sport (LucienCamès et MauriceGilbert) et 2 aussi d’Anderlecht : ThéoVerbeeck et LouisVanHassel. Cette ouverture génère un bénéfice de 2527 francs, versé intégralement au Comité International de Secours Immédiats aux Eprouvés de la Guerre.

Anvers et Liège, pour leur part, s’en tiennent à des compétitions locales ou carrément régionales. Dans la Cité Ardente, un mini-championnat regroupe la fine fleur du cru : Tilleur, Standard, FC Liège, FC Sérésien, Herstal FC, US Liège, FC Bressoux, Ans FC et FC Fléron. Une épreuve dont les gars de Buraufosse sortent en définitive vainqueurs. Dans la Métropole, les clubs de la province sont à l’honneur : Antwerp FC, Beerschot AC, Berchem Sport, Liersche SK, Sint-Ignatius SC, TSV Lyra, RC et FC Malines.

Bruges, lui, est nettement moins verni. Les installations du Club sont effectivement réquisitionnées par la Kommandantur. Aux abords du terrain, un vaste parc automobile est établi, de même que des écuries pour héberger les chevaux. Le Cercle, de son côté, doit mettre ses terrains à la disposition des Allemands, qui s’y délassent ou qui y répètent leurs parades. Les deux porte-drapeaux du football dans la Venise du Nord, qui se chamaillent déjà à tous propos en ce temps-là, s’accordent quand même sur un point : pas question de servir de sparringpartners à l’envahisseur. En lieu et place, ils préfèrent encore jouer entre eux.

Tout au long des hostilités, quelque 9000 matches sont mis sur pied, rapportant au total 75.000 francs au profit des oeuvres de bienfaisance. Les plus généreux donateurs sont Tilleur (6.636,81 francs), l’Union Saint-Gilloise (5.619, 97) et le Standard (4.313,46).

Quelque 500 formations à l’Yser

Sur le front aussi, les soldats ne demeurent pas en reste.  » Chaque régiment, bataillon, compagnie ou peloton possède son équipe de football à l’Yser « , observe HectorGoetinck, ex-international et sélectionneur des Diables Rouges, dans son livre Voetbalanecdoten, paru en 1942. Les matches se déroulent sur des plaines ou pâtures à Gijverinkhove, Oeren ou La Panne. Et ces parties ont un franc succès, plus d’un plouc quittant les tranchées pour encourager ses compagnons d’armes.  » Au risque d’être puni ou privé de solde pendant 8 jours « , dit Goetinck. Au total, ce sont près de 500 formations qui jouent derrière les lignes de front.

Dès 1915, les rencontres s’internationalisent. La cheville ouvrière de cette expansion est un véritable touche-à-tout franchimontois, AlexCaro. Féru de sport, l’homme est cofondateur du Sporting Club de Theux, l’un des plus vieux clubs de football notre pays, puisque créé en 1901 et doté, lors de l’instauration des matricules, en 1926, du numéro 14. Indépendamment du ballon rond, du cyclisme et de l’athlétisme, Caro a encore un autre passe-temps : la réalisation de projections lumineuses.

En déplacement à Londres, où ses montages témoignent des destructions causées par les Allemands dans notre pays, il profite de son séjour sur place pour former un team avec les réformés et ceux qui n’ont pas d’obligations militaires. Il y a là, entre autres, les Bruxellois LéonPeaucoup (Léopold), MauriceDeCoster (Racing), JulesVlerick ( SC Schaerbeek), DésiréBouchain (Daring), les Liégeois JulesXhignesse, Maurice et RaymondDevignée (FC Liège), RaoulLenger (SC Theux), etc…

Cette équipe de fortune dispute 4 matches contre les munitionnaires d’Acton, Richmond, West Ham et Argyle. Une autre rencontre pascale, à Wallamstow, va générer une recette de 27 livres, versée à la Croix-Rouge. Il n’en faut pas plus pour que, en haut lieu, on projette de constituer une équipe militaire de football, formée exclusivement par des éléments sous les drapeaux et tous membres de l’Union Belge.

Place aux Front Wanderers

Le 18 avril 1915, un premier match est ainsi mis sur pied entre une équipe militaire belge et une sélection équivalente française à Vaugirard, que les nôtres emportent 0-3. Avec quelques noms dans nos rangs, comme le Standardman PierreKogel, les Unionistes EmileHanse, PaulGrumeau et FrançoisDemol. Au fil des mois, d’autres ténors s’ajoutent, tels ArmandSwartenbroeks (Daring), PaulBouttiau (Standard), FelixBalyu et Hector Goetinck (Club Bruges) DominiqueBaes (Cercle), JanVanCant (Racing Malines), RenéDecoux (Uccle Sport) et OscarVerbeeck (Union)…

Cette formation représentative est baptisée Front Wanderers (traduction : Promeneurs du Front) par l’Ostendais CharlesCalmeyn, ancien président du Comité provincial de Flandre-Occidentale. L’équipe se produit un peu partout : en France, à Paris et au Havre ; au Royaume-Uni à Glasgow, Liverpool, Birmingham, Manchester et Londres, ainsi qu’en Italie à Milan et Turin. Toutes les rencontres sur le sol anglais se jouent au bénéfice de l’organisation The British Gifts for Belgian Soldiers (traduction : les dons britanniques aux soldats belges).

La générosité du public local permet d’offrir aux footeux un véritable trésor de guerre : au 1er novembre 1917, on recense ainsi quelque 2000 ballons fournis, à majorer de 8000 maillots et 200 paires de bottines. Le roi Albert, qui accorde lui aussi son patronage à toutes les manifestations sportives créées à l’armée, y va lui aussi de son écot et distribue pas moins de 500 boots.  » Après coup « , peut-on lire dans les mémoires de Goetinck,  » certains enlevaient les studs pour être chaussés d’une manière présentable dans le civil.  »

A l’Union Belge, un comité est formé pour gérer trois oeuvres : l’oeuvre de secours aux mutilés, l’oeuvre de secours aux familles nécessiteuses mais aussi la fameuse cassette du joueur prisonnier. Celle-ci prévoit l’envoi, chaque semaine, d’un colis postal contenant un pain de 500 grammes.

Des incidences nombreuses

Sport aristocratique à son origine, le football a le don de se démocratiser suite au premier grand conflit armé du 20e siècle. Les chiffres l’attestent : avant l’entrée en guerre, l’Union Belge recense quelque 160 clubs et 12.596 membres. En l’espace de 4 ans, pas moins de 192 clubs vont s’ajouter et le nombre de pratiquants doubler.

 » Toutes les périodes d’occupation ont été l’occasion, chez nous, d’un prodigieux essor du sport en général et du football en particulier « , observe le docteur BrunoDubois, principale cheville ouvrière de l’asbl FOOT100 qui regroupe les historiens et archivistes de notre sport-roi.  » D’un côté, vu le matériel succinct qu’il impliquait, lisez un ballon, il constituait un dérivatif pour la jeunesse en ces années de troubles. D’autre part, la mise sur pied de matches permettait de générer des recettes destinées aux militaires sur le front, quand bien même ils ne servaient pas tout simplement à distraire et soutenir moralement les soldats.  »

La guerre a des conséquences aussi sur le plan du jeu. Des 12 équipes constituant notre élite du football en 1913-14, chacun s’accorde à dire que le Club Bruges a, à l’époque, le style le plus anglais. Normal, sans doute, eu égard à sa position géographique, le regard tourné vers les îles. De surcroît, les Clubmen comptent également deux joueurs anglais dans leurs rangs : ThomasAshworth et JosephShaw. Chaque année, à Pâques, ils ont l’habitude aussi de convier des opposants anglais à un tournoi qu’ils organisent.

Depuis sa création, en 1904, des clubs comme Rochester Argyle, Upton Park FC, Maisdtone United et Leyton Manor s’y relaient. Via les Front Wanderers, des joueurs comme Hector Goetinck et Felix Balyu ont l’opportunité aussi de croiser tant et plus le fer avec les footballeurs de sa Gracieuse Majesté. Du coup, le WM et le sacro-saint kickandrush chers aux insulaires vont permettre au Club Bruges de remporter son premier titre national lors du premier championnat d’après-guerre en 1920.

La même année, notre pays, en raison des affres subies pendant l’occupation, a l’honneur d’organiser les JO à Anvers. Et de remporter, face à la Tchécoslovaquie (2-0) l’or olympique, en football, grâce aux ex-Front Wanderers Hanse, Swartenbroeks, Verbeeck et Balyu, entre autres. A ce jour, n’en déplaise aux ‘modernes’ ce succès-là reste la plus grande performance jamais réalisée dans l’histoire du football belge…

PAR BRUNO GOVERS

Les frères-ennemis brugeois, le Club et le Cercle, préféraient encore jouer des matches entre eux plutôt que de servir d’adversaires aux Allemands.

Avant l’entrée en guerre, l’Union Belge recensait 160 clubs. En l’espace de 4 ans, 192 autres vont s’ajouter et le nombre de pratiquants doubler.

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