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Sky is the limit

Tout avait commencé par une vulgaire bagarre pour l’obtention des droits de retransmission d’un championnat en pleine crise. Aujourd’hui, avec l’aide de Sky, la Premier League est devenue le championnat le plus beau, le plus grand et le plus riche du monde.

Difficile à imaginer aujourd’hui : des stades vides, une image désastreuse et aucun footballeur qui ne veut traverser la Manche pour jouer dans le championnat d’Angleterre. À la fin des années 80, la crise est profonde dans le pays qui a inventé le football. Un siècle après que les premiers pionniers eurent commencé à pratiquer ce sport, pendant la Révolution industrielle, on se demande jusqu’où le football peut encore plonger.

Le hooliganisme, le drame du Heysel, Hillsborough : les trois H symbolisent cette période sombre. Le nombre de spectateurs chute de manière vertigineuse, les clubs sont pauvres dans l’ensemble et ne peuvent se permettre aucune folie. Ils voient les plus grands talents partir vers des championnats plus riches, comme l’Italie, la France et l’Espagne. Ce serait impensable aujourd’hui, mais à l’époque, pendant les mois d’été, les tabloïds évoquent très peu le football, qui est dépassé dans les colonnes sportives par le rugby et le cricket.

Ceux qui s’aventurent encore, sous escorte policière, dans des stades entourés de hauts grillages, sont presque considérés comme des criminels. Le Premier Ministre Margaret Thatcher se sent même obligé de convoquer les principaux dignitaires du football au 10 Downing Street pour évoquer la crise. Mais chaque inconvénient présente un avantage : la crise ouvre également de nouvelles possibilités.

L’essor de la télé commerciale

Après l’horrible drame de Hillsborough – 96 fans de Liverpool perdent la vie dans un mouvement de foule – un rapport critique est rédigé et oblige les clubs à améliorer sensiblement la sécurité dans leur stade. Ils sont forcés à investir énormément dans leurs infrastructures, qui ne pourront comporter à l’avenir que des places assises. Beaucoup d’argent est nécessaire pour répondre aux nouvelles exigences et les clubs recherchent des sources de financement, qu’ils trouvent parfois dans des endroits surprenants.

Le rapport coïncide avec un développement spectaculaire du marché de la télévision. C’est durant cette période que les patrons des clubs entendent pour la première fois parler d’un phénomène qui va révolutionner l’industrie du football : la télévision commerciale.

Jusqu’à ce moment-là, les chaînes de télévision comme ITV et la BBC payaient une somme fixe pour la retransmission des matches. L’argent était partagé entre les 92 clubs professionnels. Maintenant que davantage de chaînes de télévision sont disposées à consentir de lourds investissements pour retransmettre des matches en direct, c’est un énorme jackpot qui s’offre à ces clubs et leur permet d’entrevoir le bout du tunnel.

Avec la commercialisation du marché de la télévision, beaucoup d’argent sera désormais disponible pour satisfaire aux exigences de confort et de sécurité dans les stades. Et, simultanément, pour renforcer les effectifs des équipes. De quoi booster le championnat.

Le marché anglais de la télévision convient parfaitement pour engranger de grosses sommes. En 1989, déjà, les services satellites fleurissent dans beaucoup de ménages britanniques, et des abonnements spécifiques sont achetés pour pouvoir suivre les matches.

On s’aperçoit rapidement que les matches de l’élite peuvent rapporter des centaines de millions. La chaîne Sky, détenue par le magnat australien de la presse Rupert Murdoch, témoigne par exemple de beaucoup d’intérêt.

Porno et sport ont la cote

À ce moment-là, la situation de la chaîne est presque aussi catastrophique que celle des clubs. Sky enregistre de lourdes pertes financières et Murdoch voit deux solutions pour sortir de la crise. Il constate que les gens n’achètent un abonnement que pour des films porno ou des rencontres sportives diffusées en exclusivité. Il opte pour la deuxième solution.

Tous les clubs professionnels sont alors logés à la même enseigne. Certes, les gens témoignent de plus d’intérêt pour Arsenal, Manchester United et Liverpool que pour Rotherham United et Crewe Alexandra, qui jouent en D3. Les grands clubs prennent conscience de leur valeur et ne sont plus enclins à partager le gâteau avec les clubs de division inférieure.

Le terme Super League apparaît, une division séparée de la D1 où les clubs peuvent générer plus d’argent, indépendamment des technocrates de la fédération, en gérant leurs propres intérêts et en vendant leurs propres packages.

C’est ainsi qu’a germé l’idée de l’actuelle Premier League, désormais mondialement connue. Avec des étoiles en forme de dollars dans les yeux, les patrons des clubs les plus puissants ont tenu leurs premières réunions destinées à opérer une cassure avec les autres. Plusieurs magnats de la télévision se sont battus pour obtenir les droits de retransmission et s’attirer les faveurs des dirigeants de clubs.

Lors d’une finale à couper le souffle, la chaîne ITV a finalement été battue dans les arrêts de jeu par la Sky de Murdoch. Il s’ensuit une guerre ouverte devant les tribunaux où le perdant, ITV, essaie vaille que vaille de récupérer les droits. Murdoch n’aurait pas respecté les règles du jeu en faisant de la surenchère. Mais cela ne change rien à l’affaire. La signature du contrat télé coïncide avec la sécession des clubs les plus puissants.

En 1992, la Premier League est née. 22 satellites (entre-temps, le championnat a été réduit à 20 clubs) se détachent du vaisseau principal. Ils reçoivent tous une part dans la nouvelle association, au même titre que la FA.

Explosions tous azimuts

Pourtant, la Premier League montre rapidement des spécificités qui n’appartiennent qu’à elle. La plus haute division nationale prend directement ses distances avec les autres, en proposant, grâce aux droits TV, des salaires sans aucune mesure avec ce qui est offert ailleurs.

Les premières stars étrangères ne tardent pas à faire leur apparition. Manchester United, avec le Français Eric Cantona, devient le premier champion de la nouvelle ligue. Cantona agit, sous tous les aspects, comme un catalyseur pour la collaboration fructueuse entre la Premier League et Sky.

Son célèbre geste de kung-fu, en 1995, s’est révélé aussi important pour la visibilité de la ligue que les nombreux buts qu’il a inscrits. Le tabloïd The Sun, également la propriété de Murdoch, consacre pas moins de 12 pages à l’incident avec un supporter. Son geste se révèle être une manne céleste pour les responsables du marketing, qui récupèrent l’événement pour la campagne publicitaire de la chaîne de télévision.

Pour ne pas perdre une minute de l’action, il y a intérêt à s’abonner à Sky. Les demandes d’abonnement pleuvent, et peu de temps après, la chaîne payante annonce avoir franchi la barre des 3,6 millions d’abonnés.

Les millions de Livres sont devenus des milliards de Livres. Les salaires suivent la courbe des droits TV. De nombreuses vedettes internationales envahissent les îles et l’ancien championnat gangrené par les hooligans se transforme progressivement en une compétition de renommée mondiale. Ruud Gullit, Thierry Henry, Dennis Bergkamp, Ruud van Nistelrooy

Murdoch prend aussi d’assaut le marché asiatique. Là également, les rushes de Ryan Giggs peuvent être suivis en direct. Le niveau de jeu grimpe considérablement, et dans les stades, qui sont modernisés après l’EURO 1996, tous les records d’assistance sont battus. Le prix des billets explose.

Entrée en bourse

Mais tout le monde ne témoigne pas du même enthousiasme par rapport à la dépendance à la télévision. Plusieurs managers de pointe restent critiques au sujet des politiques commerciales qui ont tendance à supplanter les politiques sportives.  » Lorsqu’on pactise avec le diable, on finit toujours par payer l’addition « , déclare Alex Ferguson, qui n’apprécie pas du tout les matches du lundi soir. Selon lui, ceux-ci réduisent les chances de succès des clubs anglais en Europe.

Il n’empêche que Sky et la Premier League écrivent une page d’histoire qui se traduit aussi sur le terrain. Plus on a d’argent, plus on a de points. Grâce à la puissance financière des clubs, de plus en plus de joueurs optent pour le sommet de la hiérarchie anglaise. Durant les cinq premières années de la Premier League, le salaire moyen a déjà triplé pour atteindre 7.000 Livres par semaine.

Même le très critique Ferguson peut se permettre, grâce à la nouvelle manne financière, d’acheter des joueurs comme Jaap Stam et Dwight Yorke. Grâce à eux, United deviendra en 1999 le premier club anglais à remporter la principale Coupe d’Europe depuis 1984.

De nouvelles sources d’argent sont découvertes. La vitesse, la dramaturgie et la concentration des joueurs, reproduites en images à la perfection, commencent à attirer l’attention d’investisseurs extérieurs. Les graphiques impressionnants représentant la croissance, et la popularité internationale de plus en plus grande de la Premier League, suscitent l’intérêt un peu partout.

En 1991 déjà, Manchester United fait son entrée à la Bourse de Londres, et de nombreux clubs tenteront de suivre le mouvement plus tard dans les années 90, en espérant recueillir les dividendes de leur capital et ainsi pouvoir rivaliser avec l’intouchable United.

L’ère des magnats

Mais cela n’a pas débouché sur un grand succès. Les actions baissent rapidement. Les faramineux contrats de joueurs conduisent à de lourdes pertes et les actionnaires ne sont pas satisfaits de leur rendement. À cause de l’incertitude liée aux résultats sportifs et financiers, le cours des actions diminue fortement. En outre, la transparence exigée des fonds boursiers s’accommode mal de la culture fermée du football.

Malgré tout, l’attrait de ce championnat télégénique agit comme un aimant sur les investisseurs. Au cours de ce siècle, ce sont surtout les milliardaires du monde entier qui achètent des clubs à coups d’espèces sonnantes et trébuchantes, et font entrer des sommes d’argent considérables.

Du Vietnam aux États-Unis : la Premier League peut être suivie partout en direct. Des magnats venus d’Iran, d’Inde, de Russie, des États-Unis et des Émirats Arabes Unis veulent surfer sur la vague du succès, entraînant une globalisation. L’entrée de Roman Abramovich – qui a acheté Chelsea durant un vol en hélicoptère au-dessus de la Tamise – est considéré comme le point de départ de l’ère des propriétaires.

 » C’est dangereux, car leurs investissements dépassent largement les rentrées réelles du club « , avertit Arsène Wenger, qui verra son Arsenal repris un peu plus tard par un Américain et un Russe. En 15 ans, le nombre de clubs de Premier League aux mains d’un propriétaire étranger est passé de trois à quinze. Ils investissent massivement dans les stades et les centres d’entraînement, ce qui permet aussi d’améliorer le confort et d’offrir au football anglais des infrastructures de haut niveau.

En plus des milliards générés par la télévision, ce sont désormais des milliards privés qui coulent à flots. Une grosse partie de ces nouvelles rentrées d’argent est consacrée à l’achat de nouveaux joueurs. Le marché des transferts atteint des sommets vertigineux. Année après année, de nouveaux records d’achats sont établis. Les Anglais monopolisent le marché des joueurs. Partout dans le monde, les dirigeants du football considèrent la Premier League comme l’exemple suprême.

Manchester United en pole

Pour autant, les critiques n’ont pas totalement disparu. D’anciens présidents de la Football Association envoient même une lettre ouverte aux politiciens en leur demandant de se pencher sur cette prise de pouvoir, malsaine selon eux, des milliardaires sur la Premier League. La hausse exponentielle du billet d’entrée est aussi pointée du doigt.

La démographie dans les stades a complètement changé. Les supporters locaux doivent céder leur place à des touristes du monde entier. L’ambiance dans les stades n’est plus aussi authentique qu’autrefois. Ça et là, des romantiques tentent de créer leur propre club pour revenir à la situation qui existait dans le passé, mais ce phénomène reste marginal.

L’argent reste le nerf de la guerre. Les billets d’entrée continuent à se vendre comme des petits pains et les abonnements tv suivent la même tendance. Tout le monde veut voir les meilleurs joueurs de la planète en action.

Durant les 26 années qui ont suivi la cassure avec la fédération, la Premier League est devenue un méga-championnnat. Chaque année, une liste dévoilant les 20 clubs les plus riches d’Europe est publiée. La domination de la Premier League est de plus en plus évidente. Dans cette liste, on trouve aujourd’hui huit clubs anglais.

Dix fois déjà, Manchester United a été désigné comme le plus grand club du monde. Même aujourd’hui, alors que le club remporte beaucoup moins de titres depuis le départ d’Alex Ferguson en 2013, la popularité des RedDevils ne se dément pas. Les propriétaires américains s’attachent à élargir mondialement la base de supporters.

Beaucoup d’argent a été investi ces dernières années dans des activités online. Le club affirme avoir atteint le chiffre de 650 millions de suiveurs. Cette masse de supporters représente une énorme valeur sur le marché des sponsors. Lorsque la nouvelle application a été lancée l’été dernier, elle est rapidement devenue la plus téléchargée dans 68 pays. Le club emploie désormais 80 personnes pour assurer la promotion à l’échelle mondiale, et beaucoup de moyens humains sont également consacrés à Manchester United TV, qui est diffusé 24 heurs sur 24.

Des salaires exorbitants

Les quelques échecs sportifs n’ont que peu d’effet sur la plus grande machine à sous footballistique du monde. Aujourd’hui, le club gagne chaque année 700 millions d’euros de plus que le vainqueur de la Ligue des Champions, le Real Madrid. United peut aussi compter sur un portefeuille commercial impressionnant de 300 millions d’euros. On y trouve des géants comme Adidas et Chevrolet, mais aussi des entreprises moins connues comme le Hong Kong Jockey Club et le partenaire café Melitta.

La vente des billets d’entrée et la location des skyboxes ne représentent qu’une partie minime du budget. La centaine de millions générée de la sorte est la bienvenue, mais elle ne constitue qu’une source de revenus mineure pour ce méga-club géré par des Américains.

Cela peut sembler étrange d’évoquer principalement les droits télés dans cet article, mais le succès de la Premier League y est étroitement lié. Aujourd’hui encore. Comme au début des années 90, les droits télés constituent toujours la base du succès en 2018. 61% de l’argent qui arrive dans les caisses des clubs, provient des chaînes de télé qui ont vendu des packages.

Depuis le lancement de la Premier League, on a calculé que les diffuseurs ont déjà investi 16 milliards d’euros pour l’obtention des droits. Le dernier contrat, conclu en 2016, a rapporté près de sept milliards d’euros. Chaque club reçoit déjà, rien que pour sa participation au championnat, 100 millions par an. Une somme impressionnante qui se répercute immédiatement sur les salaires.

Les frais salariaux des clubs dépassent les revenus totaux des championnats italien, allemand et espagnol, qui ne sont plus en mesure de rivaliser. Cela va si loin que l’ancien coach d’Arsenal, Wenger, plaidait avant son départ pour un plan salarial plus  » social « , qui ne permettrait plus à des joueurs de gagner 200.000 Livres par semaine.

Sa plaidoirie n’a cependant produit aucun effet. Alexis Sánchez, Mesut Özil et Paul Pogba gagnent aujourd’hui 20 millions par an.

Des millions d’abonnés

Cela peut se comprendre, car parallèlement, le championnat devient de plus en plus sain. Grâce au marché de la télévision et aux capitaux étrangers, la League est devenue si puissante que les clubs ne savent plus quoi faire de leur argent. Ces dernières années, les revenus ont augmenté plus rapidement que les salaires. En 2017, les clubs de Premier League ont enregistré pour la première fois un bénéfice d’exploitation.

On n’aperçoit toujours pas la fin de la croissance. Actuellement, les droits de retransmission pour la période 2019-22 sont mis en vente. Sky a de nouveau acheté les droits nationaux. À la fin du nouveau contrat, le mariage avec la Premier League existera depuis 30 ans. Les lots étrangers ne sont pas encore tous vendus, et même s’il semble clair que les revenus télés n’exploseront plus autant que lors de la dernière décennie, ils continuent d’augmenter.

Actuellement, cinq à six millions de Britanniques possèdent un abonnement. La Premier League n’a pas de souci à se faire. Aux côtés de Sky, sa position dominante est encore garantie pour de longues années.

Rupert Murdoch : un coup de maître avec Sky.
Rupert Murdoch : un coup de maître avec Sky.© BELGAIMAGE
Mesut Özil : un des gros salaires de la Premier League.
Mesut Özil : un des gros salaires de la Premier League.© BELGAIMAGE
Sky is the limit
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