Mort subite évitée

J’étais devant ma télé dimanche soir, quand ma femme a constaté, avec de la pitié dans le regard, que je suivais le match en comptant tout haut ! Et j’ai réalisé qu’effectivement, en pensant d’un oeil à autre chose (le match que mon équipe avait perdu l’après-midi), j’énumérais les touches de balle de chaque porteur de ballon avant que celui-ci soit cédé : vu de l’extérieur, ça devait donner un mec plus tout jeune affalé dans un fauteuil, regard absent rivé au petit écran, monologuant continûment quelque chose comme  » 1-2-3…1-2…1-2…1…1-2-3-4…1-2… « . Et vu que, de surcroît, je m’étais enveloppé les jambes dans un plaid, je peux comprendre que ma femme se soit crue un instant infirmière en gériatrie.

Mais les apparences sont trompeuses, mes sens étaient en éveil, je pensais football avec intensité ! En fait, je m’interrogeais sur l’un des miens que j’aurais voulu voir porter moins le ballon, tout en examinant comment le portaient les stars de la TV. On dit souvent que, plus tu es au top, plus tu dois savoir  » jouer en un temps  » : ce qu’arriveraient moins à faire les moins balèzes de Provinciale. Eh bien, mes comptages m’amènent à penser qu’un onze du top, face à un autre onze du top, ne joue pas davantage en un temps qu’un onze de Provinciale : la grande différence est que, lorsque Zizou ou un autre s’engage balle au pied pour une petite aventure individuelle, l’aventure se limite à cinq ou six touches environ, et rarissimement davantage. Alors que nous, vers de terre qui rêvons d’étoiles, quand nous nous engouffrons pour un grand exploit solitaire, il est fréquent que nous nous empêtrions jusqu’à 10 ou 15 touches ! Diable, quel constat : c’est vous dire que, devant ma télé, seule mon enveloppe corporelle était affalée…

A propos de mon enveloppe, elle avait failli rester affalée définitivement huit heures auparavant. J’avais chargé Manu à Salmchâteau, nous roulions peinards en commentant les résultats de la veille, vers les cimes de la Baraque Fraiture, avant de redescendre sur la Gaume pour un des plus longs déplacements de la saison : c’est alors que nous avons frôlé les cimes éternelles pour ne plus jamais redescendre nulle part ! En face, une Polo noire et folle est tout à coup surgie de nulle part, elle a zigzagué deux secondes et 50 mètres sur toute la largeur de la route. J’ai pensé de suite  » Petit con !  » : vu qu’il ne faisait aucun doute dans ma tête que l’impétueux pilote d’élite devait être un petit mâle entre 20 et 35 ans plutôt qu’une grande femelle entre 50 et 65 ! La Polo m’a frôlé en crissant, pour faire ensuite un tête-à-queue dans mon rétro, et le gars s’est immobilisé sans même égratigner sa caisse. A deux ballons près, Manu et moi l’avions dans le baba, pleine poire, double mort subite, parfaite innocence : et je suppose paradis, d’autres l’ont eu pour moins que ça…

Au retour, la défaite encourue fut plus facile que d’hab à adoucir, je me suis remémoré la voiture folle : j’ai aussi pensé un instant à remercier la Sainte Vierge,… mais l’équipe qui nous avait battus s’appelait Sainte-Marie, fallait quand même pas en faire trop ! Puis, je me suis demandé ce qui se serait passé si Manu et moi avions valdingué dans l’au-delà. D’accord, le match aurait été remis,… surtout que le temps aurait manqué pour dégotter des brassards noirs à tout le monde. Mais ensuite ? La question m’a taraudé de savoir si, sur le restant de la saison, mon apport de coach mort plutôt que vif n’aurait pas été supérieur ! Faut pas se leurrer, je crois que si : aucun filon prétendument tactique, aucun coaching ni aucun discours ne valent un choc psychologique pareil, bien plus fortiche qu’un bête limogeage ! Surtout que j’aurais pu expirer dans les bras de Manu qui, lui, en aurait réchappé : je lui aurais articulé dans un dernier souffle  » Faites… tout pour… gagner ! « , et ma tête serait retombée sur le côté, comme dans les westerns quand j’étais petit. Ouais… Désormais, quand je voudrai me murmurer à moi-même que je dois  » tout  » faire pour mon club, je fermerai ma grande gueule dans ma tête… Faut pas trop me demander.

par Bernard Jeunejean

 » Un onze du top, face à un autre onze du top, ne joue pas davantage en un temps qu’un onze de Provinciale « 

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