LES VIEILLES CANAILLES

Un journaliste écossais et le FBI ont ouvert les égouts de la FIFA. Sepp Blatter a démissionné et, vendredi, 209 dirigeants élisent un nouveau président, moins d’un an après le fameux raid de la police dans un hôtel de la FIFA à Zurich. Quid de la suite des événements ?

Une semaine avant le coup d’envoi de la Coupe du monde brésilienne, Steven Martens est dans le studio de la VRT, pour l’émission Terzake. Le thème : la corruption entourant l’attribution du Mondial 2022 au Qatar. Martens parle de chasse aux sorcières et traite les Anglais, qui convoitaient également le tournoi mais ont été éliminés au premier tour, de  » mauvais perdants « . Aux yeux du CEO de l’URBSFA, c’est clair : la presse anglaise cherche des coupables.  » Elle est d’un autre calibre, comme je l’ai expérimenté moi-même « , conclut-il en évoquant son mandat à la tête de la fédération anglaise de tennis.

La veille du match d’ouverture entre le Brésil et la Croatie, notre magazine publie un entretien avec Andrew Jennings, qui parle de son livre, Omerta. Sepp Blatter’s FIFA Organised Crime Family. Le fameux journaliste d’investigation écossais traite sans détours la FIFA d’organisation criminelle. Il cite aussi le nom de Michel D’Hooghe, président de l’Union Belge pendant des années et toujours membre du Comité exécutif de la fédération mondiale.  » Votre Brugeois, D’Hooghe : pourquoi n’a-t-il jamais ouvert la bouche ? Vous ne me ferez pas dire qu’il est un bandit car je n’en sais rien mais il se tait et il rentre ses notes de frais.  »

Confronté à ces propos, D’Hooghe, à Sao Paulo, réagit avec sa recette habituelle. Comme Martens, il met en cause la crédibilité de Jennings et avec lui celle de tous les journalistes britanniques.  » Peu de membres du Comité exécutif de la FIFA ouvrent aussi souvent la bouche que moi mais la presse de boulevard anglaise et Monsieur Jennings ne le savent évidemment pas.  »

Chasse aux sorcières, mauvais perdants, presse de boulevard : les insultes volent, sans atteindre Jennings. A ses yeux, D’Hooghe et Martens n’ont plus le droit à la parole depuis longtemps. Seules deux instances peuvent mener à bien les réformes internes dont a besoin la FIFA : les supporters au Brésil et le FBI, le service de renseignements américain, qui mène depuis des années une enquête sur la corruption de la FIFA. Jennings raconte à Sport/Foot Magazine qu’il entrevoit une percée dans cette enquête. Ses paroles sont prophétiques : moins d’un an plus tard, c’est le cas.

BLAZER, LA TAUPE

A l’aube du 27 mai 2015, la police helvétique tire sept officiels de la FIFA de leur lit, dans l’hôtel cinq étoiles Baur au Lac de Zürich. Le moment est judicieusement choisi. Sans se douter de quoi que ce soit, l’élite du football mondial s’est rassemblée dans le coûteux hôtel, à l’occasion du congrès annuel de la FIFA. Il est rare de trouver autant d’oeufs dans le même panier. Ces arrestations sont effectuées à la demande de la justice américaine.

Le matin même, un juge de New York a signé un mandat d’arrestation à l’encontre de 14 personnes, dont neuf siègent à la FIFA ou en sont des officiels. Les plus connus sont le vice-président Jeffrey Webb (Iles Caïman) et son prédécesseur Jack Warner (Trinité et Tobago), qui a démissionné suite à des faits de corruption. On apprend que six autres ont déjà avoué pendant l’enquête. Parmi eux, l’ancien leader Chuck Blazer (Etats-Unis) et deux fils de Warner.

Ils sont accusés d’enrichissement personnel par des pratiques de corruption profondément ancrées dans les coulisses du football international. L’accusation est le résultat d’une enquête de plusieurs années du FBI. Andrew Jennings a indiqué la bonne direction à cette enquête en 2009 quand les Américains ont pris contact avec lui. Jennings a déclenché l’affaire par son livre, Foul !, publié peu avant le Mondial allemand 2006.

Toutefois, l’ouvrage a été jugé peu documenté et le football a qualifié Jennings de vieil homme excentrique. Le FBI, lui, l’a pris au sérieux. Jennings a transmis ses informations aux enquêteurs américains, qui se sont ensuite assuré la collaboration d’une taupe à la FIFA, dans le plus grand secret : Chuck Blazer a changé de bord en échange d’une sanction moins lourde. Le reste est de l’histoire. Grâce à une taupe et à un rat d’égout, on a mis à nu les fosses de la FIFA et désormais, Jennings bénéficie du respect qu’il mérite.

Deux jours après le raid du FBI, Sepp Blatter est réélu président de la FIFA à Zurich. Le vieux renard obtient 133 voix contre 73 au seul opposant qui reste en lice, le Prince Ali de Jordanie, qui se retire. Le Suisse, président depuis 1998, se prépare à un cinquième mandat à la tête de la fédération mondiale.

Mais son euphorie est de courte durée. Les arrestations ont laissé des traces profondes et Blatter s’attire de plus en plus de critiques. Quatre jours après sa réélection, le guide suprême du football annonce qu’il se retire, à la surprise générale. De nouvelles élections seront organisées le 26 février 2016.

PLATINI HORS-JEU

Huit candidats se présentent : le Prince Ali, Musa Bility (Liberia), Jérôme Champagne (France), Gianni Infantino (Suisse/Italie), David Nakhid (Trinité & Tobago), Michel Platini (France), Cheik Salman (Bahreïn) et Tokyo Sexwale (Afrique du Sud). Nakhid est rayé d’emblée, ne disposant pas des cinq soutiens requis.

Bility est le seul à ne pas réussir le contrôle d’intégrité. Enfin, Platini doit renoncer à ses ambitions le 21 décembre, quand le comité éthique de la FIFA le suspend pour une durée de huit ans. Platini, celui-là même qui était considéré comme le grand favori à la succession de Blatter.

Il est suspendu pour avoir reçu de Blatter un paiement de 1,8 million d’euros. Les deux hommes prétendent qu’il s’agit d’une rémunération pour des avis prodigués de 1999 à 2002, avant donc que Platini ne travaille pour l’UEFA, la confédération européenne. Ni l’un ni l’autre ne peuvent expliquer pourquoi le paiement a été effectué aussi tard, en 2001, ni pourquoi on n’en trouve pas trace dans la comptabilité de la FIFA.

Les enquêteurs ont remarqué que la somme coïncide avec le retrait de Platini de la course à la présidentielle de la FIFA, cette année-là, ce qui laissait la voie libre à Blatter. Toutefois, il n’y a pas de preuve de corruption. Le comité éthique de la FIFA n’en inflige pas moins une suspension de huit ans à Blatter aussi. Au terme de cette petite cure d’amaigrissement, il reste cinq candidats : les Européens Champagne et Infantino, les Asiatiques Prince Ali et Cheik Salman, et l’Africain Sexwale.

Ceux qui espèrent une rupture avec l’ère Blatter en sont d’ores et déjà pour leurs frais. Hormis le Prince Ali, aucun candidat n’attaque le Suisse discrédité. Malheureusement pour lui, le prince jordanien, peu charismatique, semble aussi dénué de chances qu’en mai. En Asie, il est dans l’ombre de Cheik Salman. Celui-ci est un partisan convaincu de Blatter et aurait voté pour Platini s’il n’avait été entraîné dans la chute de Blatter.

Il a alors décidé de poser sa candidature. On le soupçonne d’enfreindre les droits de l’homme dans son pays mais ça ne semble pas poser de problème à la commission éthique de la FIFA. D’après les journalistes d’investigation britanniques, sa campagne serait orchestrée par Peter Hargitay, qui gravite autour de Blatter depuis des années et sur lequel Andrew Jennings, à nouveau lui, a déjà effectué pas mal de révélations.

CHAMPAGNE AU GOÛT DOUTEUX

L’UEFA a été un moment décontenancée par la déconfiture de Platini. Soutenir le Prince Ali comme en mai – sous la pression de l’UEFA, Luis Figo et Michael van Praag s’étaient retirés, dans l’espoir de donner plus de poids à la candidature du Jordanien – semblait peine perdue.

Salman ? Sa réputation était quand même un peu trop douteuse. L’UEFA a donc avancé son candidat, Gianni Infantino. Un juriste intelligent, le bras droit charismatique de Platini mais pas dénué de taches.

Récemment, à Bruxelles, Jérôme Champagne a joué sur un soupçon : les relations personnelles d’Infantino avec l’Olympiacos auraient évité au club grec d’être banni de l’Europa League pour trucage de matches. Il aurait également joué un rôle douteux dans l’attribution de l’EURO 2012 à l’Ukraine.

Quel est le poids des insinuations de Champagne ? L’ancien diplomate français a lui-même été pendant onze ans un des fidèles lieutenants de Blatter. En 2009, il a été éjecté par Platini et Mohamed Bin Hammam (Qatar) mais il refuse toujours de prendre ses distances vis-à-vis de Blatter.

Il ne lâche pas un seul mot contre lui. Malgré son extrême transparence, ce qui le distingue plutôt positivement de tous les autres candidats, sa fidélité à Blatter fait de Champagne le garçon de courses de son ancien patron, aux yeux de beaucoup. Jennings le juge non fiable.

Le cinquième candidat, Tokyo Sexwale (son prénom est en fait un surnom, en allusion à son amour du karaté) est, affirme toujours Blatter,  » un ami  » dont les mérites sont  » une montagne impossible à déplacer « . Sexwale, qui a combattu l’apartheid, a été emprisonné de nombreuses années avec Nelson Mandela. A la FIFA, il a oeuvré contre le racisme. Désormais, il est politicien, homme d’affaires et un des plus riches Sud-Africains, ce qui ne fait qu’alimenter la controverse.

Ce n’est pas tout. Sexwale a également été une figure-clef de la candidature victorieuse de l’Afrique du Sud pour la Coupe du monde 2010. Or, cette candidature fait aussi l’objet de l’enquête du FBI, qui soupçonne les Sud-Africains d’avoir engagé Jack Warner pour acheter des voix. Le même Warner qui avait fricoté avec Franz Beckenbauer pour piquer le Mondial 2006 à l’Afrique du Sud.

Cette attribution est également examinée à la loupe. On sait ce qu’il est advenu de Warner : deux jours après le raid du FBI à Zurich, il a été arrêté à la Trinité et Tobago. La FIFA l’avait déjà suspendu à vie. Beckenbauer fait maintenant l’objet d’une enquête de la fédération allemande de football, au même titre que les deux derniers présidents de la fédération allemande. La FIFA se tâte encore au sujet des sanctions à prononcer.

BLATTER, LE PATRIARCHE

Tout cela rejaillit-il sur Sexwale ? Le fait est que l’homme a le soutien public de Beckenbauer et qu’il se fait conseiller par un ancien lobbyiste du monument allemand. Ce qui donne raison à Sepp Blatter : la FIFA est une grande famille. C’est incroyable mais vrai : bien que la FIFA traverse la pire crise de son existence, les successeurs potentiels de Blatter ne blâment pas celui-ci. Tout ça parce qu’il a fait de la FIFA un succès commercial et que grâce à lui, une volée de nouveaux pays se trouvent sur la carte du football.

Mais est-ce exact ? Naturellement, le règne de Blatter a coïncidé avec deux facteurs qui ont fait la grandeur du football. Un : l’arrivée des gros sous. Deux : l’intérêt croissant de régions qui ne se souciaient pas du football avant. Las, on en attribue le mérite à la FIFA ou à Blatter, ce qui est erroné. Ce n’est pas grâce à un petit Suisse mais grâce à l’arrivée de la télévision commerciale et à la globalisation que le football a forcé les portes des coins les plus éloignés du monde, à la fin du vingtième siècle.

Comparez ça avec la montée en force de MTV et du vidéoclip dans les années 80, en musique. Ce n’est donc pas un miracle que de plus en plus de gens ont découvert le football à partir de 1998, lorsque Blatter a succédé à Joao Havelange. Ce n’est pas non plus un miracle si les rentrées de la FIFA ont augmenté de manière exponentielle.

Blatter a été le bon homme au bon moment et au bon endroit mais un homme qui maîtrisait à la perfection un art : monnayer le momentum. Blatter a réussi à vendre son visage comme celui du succès mondial du football. On appelle ça du personal branding. La presse néerlandaise a enfoncé le couteau dans la plaie l’année dernière quand le président de la fédération des Pays-Bas, Michael van Praag, a cru pouvoir battre Blatter de l’extérieur, un peu naïvement.

 » Blatter a été réélu parce que la relation personnelle a battu les institutions « , a conclu le NRC. Le journal a souligné la différence de cultures au sein de la FIFA. Blatter a compris mieux que quiconque que les relations personnelles sont cruciales en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie. C’est différent en Europe et en Amérique du Nord : celui qui se profile avec excès doit être un charmeur ou une personne avide de pouvoir, en tout cas quelqu’un qu’on soupçonne.

Blatter se moquait bien du rationalisme européen. Il a investi dans les contacts personnels, il a voyagé à travers tous les continents, pour les projets de développement. Partout, il s’est déplacé en empereur, posant pour la photo avec les dirigeants locaux. Il a offert à l’Asie son premier Mondial en 2002, il a mis les Africains dans sa poche, pour toujours, avec le Mondial sud-africain en 2010.  » On peut expliquer le résultat du scrutin par la règle one country, one vote et le fait que l’hémisphère Sud compte plus de nations que celui du Nord « , a conclu le NRC.

BUSINESS AS USUAL

Jérôme Champagne se plaît à enfoncer le même clou : l’Europe ferait mieux de s’abstenir de toute arrogance. Son football de club a beau être le meilleur du monde, il brillerait moins sans ses Africains et ses Sud-Américains. Champagne fustige ce qu’il appelle le  » réflexe paternaliste  » de l’Europe, qui irrite la communauté internationale du football alors qu’elle ne maîtrise pas son propre ménage. L’inégalité financière ne cesse de croître dans le football européen.  » Nous sommes allés trop loin et je ne suis pas le seul à le penser.  »

Tokyo Sexwale a tenu des propos similaires.  » Mon message à l’Europe ? C’est 111 à zéro. Les dirigeants de la FIFA ont toujours été blancs. Le monde a changé, l’époque coloniale est révolue. L’heure d’un président de couleur est venue.  » Ce ne sera pas un Africain puisque Sexwale ne bénéficie même pas du soutien de sa propre fédération.

Cheik Salman ? Il a conclu un pacte avec la confédération africaine, au nom de la confédération asiatique mais certaines associations africaines semblent ne pas vouloir de diktats. La grande majorité de l’Europe votera pour Infantino, même si le choix ne sera pas unanime. Champagne et le Prince Ali n’ont aucune chance.

C’est éloquent : bon nombre d’associations ont émis leurs préférences avant même que tous les candidats n’aient présenté leur manifeste. Le contenu ne semble pas constituer un critère dans cette campagne, pas plus que l’intégrité, en dehors de la bulle médiatique européenne. Infantino aurait promis à Salman le poste de secrétaire général, vacant depuis la suspension pour douze ans de Jérôme Valcke. Toutefois, ces dernières semaines, les deux favoris ont haussé le ton et d’après les derniers échos, Champagne aurait gagné les faveurs du cheik de Bahreïn.

Du business as usual. Comme le fait qu’Issa Hayatou (Cameroun) ait l’honneur d’assurer la présidence ad intérim. Ce fils de sultan africain a été suspendu pour corruption par le CIO en 2011 mais pas par la FIFA. L’UEFA n’est pas plus catholique que le pape : Platini y est provisoirement remplacé par Angel Maria Villar Llona, le président de la fédération espagnole, accusé d’avoir vendu sa voix aux Qatari en échange de leur soutien pour la candidature ibérique au Mondial. Sa sanction ? Une amende.

Tous les regards sont tournés vers Zürich. Et le FBI. Celui-ci nous réserve-t-il une nouvelle surprise ? Andrew Jennings ne sera pas là : il se rétablit d’une attaque.

PAR JAN HAUSPIE – PHOTOS BELGAIMAGE

Grâce à une taupe et à un rat d’égout, on a mis à nu les fosses de la FIFA et désormais, Andrew Jennings bénéficie du respect qu’il mérite.

Sepp Blatter a compris mieux que quiconque que les relations personnelles sont cruciales en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie.

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