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« Les séances extrêmes nuisent au système immunitaire »

Pendant que les ténors du cyclisme planchent sur un nouveau calendrier, les coureurs des équipes professionnelles sont en stand-by. Mathieu Heijboer, head of performance chez Jumbo-Visma, parle du cyclisme durant cette période qui comporte plus de questions que de réponses.

Jumbo-Visma charge Mathieu Heijboer de traduire ses connaissances scientifiques en actes concrets afin d’améliorer les performances des coureurs. L’équipe néerlandaise attendait énormément de cette année, avec des noms tels que Wout Van Aert, Mike Teunissen, Tom Dumoulin, Dylan Groenewegen, Steven Kruijswijk, Primoz Roglic ou Tony Martin. Elle espérait beaucoup du printemps, du Tour, de toutes les courses. Il n’est pas dans les habitudes de Jumbo-Visma de laisser quoi que ce soit au hasard, des camps d’entraînement et des stages en altitude aux tests de matériel et aux programmes d’entraînement personnalisés, en passant par une application qui dit aux coureurs combien de grammes de flocons d’avoine ils peuvent consommer. Jumbo-Visma était prêt à briller.

Il est crucial d’affronter cette crise avec un maximum de solidarité.  » Mathieu Heijboer

Tout a basculé fin février, quand deux soigneurs italiens ont été testés positifs au coronavirus au Tour des Émirats et qu’une partie du peloton a été placée en quarantaine. Le cyclisme international a été pris dans une cascade de lockdowns et d’annulations et mis à l’arrêt. Les coureurs de classement ont précipitamment quitté les cols pour rejoindre leur foyer, les spécialistes des classiques n’ont pu étaler leur excellente forme. À la stupéfaction générale, Paris-Nice s’est poursuivi pendant une semaine mais depuis, c’est le néant.

Quatre semaines plus tard, de plus en plus de pays tâtonnent à la recherche d’une stratégie de sortie de confinement et le monde du cyclisme tente de sauver ce qu’il peut. Le Tour devrait débuter le 29 août suivi par les championnats du monde à Aigle du 20 au 27 septembre. À leur issue, l’UCI semble décidée à programmer une version raccourcie du Giro et de la Vuelta, en même temps qu’une sorte de calendrier printanier, dont fera partie le Tour des Flandres. Mais nul ne sait comment ça fonctionnera, en pratique.

Mathieu Heijboer :  » Je suis en tout cas heureux qu’il y ait eu une communication quant à l’automne. Nous partons du principe que toutes les courses se dérouleront à ce moment et nous nous y préparons. Ça nous insuffle beaucoup d’espoir et de motivation. En même temps, je n’ai pas encore établi de plan de grande envergure, car l’évolution des prochaines semaines peut encore avoir un énorme impact.

Combien de scénarios avez-vous déjà jeté à la poubelle ?

MATHIEU HEIJBOER : ( Rires) Une volée, surtout durant les premières semaines de mars. Allons-nous courir les Strade Bianche ? Partons-nous en Italie pour Tirreno ou pas ? Que faisons-nous pour Paris-Nice ? L’équipe en a beaucoup discuté. Nous avons notamment tenu une conférence vidéo avec Wout Van Aert, entre autres. C’était chouette d’apprendre que les coureurs soutenaient tous nos scénarios.

Vous avez finalement décidé de ne pas participer à Paris-Nice. Pourquoi ?

HEIJBOER : Nous avons posé une série de questions à ASO. Nous voulions des garanties en fonction de certains scénarios : que se passe-t-il si des coureurs sont contaminés ? Si un coureur se blesse en chutant ? Pouvait-on nous garantir de bons soins partout ? Nous n’avons pas eu de réaction et nous avons donc décidé de ne pas prendre le départ.

Allez-vous demander les mêmes garanties pour le Tour ?

HEIJBOER : Il faut absolument pouvoir en discuter avec les organisateurs, mais c’est encore trop tôt : nous ne savons pas quelle sera la situation fin août.

 » Une légère prise de poids n’est pas dramatique  »

Quelles consignes avez-vous données aux coureurs quand vous avez réalisé que le cyclisme serait suspendu durant une longue période ?

HEIJBOER : Il fallait bien insister sur un point : vous n’êtes pas obligés d’être très affûtés maintenant, ni de vous entraîner de manière extrême. Pour le formuler simplement, les coureurs doivent entretenir leur forme avec un minimum d’efforts. Il s’agit d’acquérir une sorte de réserve. Un coureur qui a une bonne condition de base peut se préparer au Tour en six semaines.

Comment entretenez-vous la motivation de vos coureurs ?

HEIJBOER : Nous essayons de travailler sur mesure, avec beaucoup de contacts individuels. Chacun réagit différemment à cette situation. Certains adorent s’entraîner et ont moins besoin du stress de la compétition, alors que d’autres doivent vraiment avoir un objectif. Pour eux, nous établissons un programme axé sur un aspect très spécifique, durant une courte période. Ça leur procure une certaine motivation.

Combien de temps les coureurs de Jumbo-Visma passent-ils à vélo pour le moment ?

HEIJBOER : Normalement, un coureur professionnel doit s’entraîner longtemps, mais nous optons pour des séances moins longues et plus d’entraînements par intervalles. Alors que d’habitude, ils pédalent au moins cinq heures deux fois par semaine, nous leur demandons de se limiter à trois ou quatre heures.

Oliver Naesen vient de rouler 365 kilomètres. Vous autorisez vos coureurs à s’astreindre à de telles sorties ?

HEIJBOER : Nous leur conseillons justement de ne pas le faire. Ces entraînements extrêmement longs affaiblissent le système immunitaire, ce qu’il faut éviter pour le moment. Le corps doit être suffisamment fort pour combattre le virus. Actuellement, il n’est pas raisonnable de s’entraîner excessivement.

Le faible poids des coureurs a aussi un impact sur leur système immunitaire. Ont-ils le droit de prendre quelques kilos ?

HEIJBOER : Nous leur avons demandé de se nourrir avec professionnalisme, mais une légère prise de poids n’est pas dramatique. Il faut être affûté, physiquement et mentalement, à la reprise des courses. Peser son alimentation jour après jour requiert un gros effort mental qui n’est pas nécessaire pour le moment. Durant la préparation des grandes courses, ils ont recours au Foodcoach. Nous avons mis cette application au point avec Jumbo il y a un an et demi. Elle conseille ce que les coureurs doivent manger et boire à chaque repas pour s’entraîner et récupérer le mieux possible. L’app propose différents menus et calcule les quantités nécessaires au fil de la journée.

Mathieu Heijboer:
Mathieu Heijboer:  » Tom Dumoulin est déterminé à montrer ce dont il est capable. « © BELGAIMAGE

D’après les experts, nous devrons encore tenir compte du virus pendant un an. Êtes-vous vraiment sûr de pouvoir participer au Tour de France, fin août, avec des coureurs affûtés et donc plus exposés au virus ?

HEIJBOER : Nous devons réfléchir à ces questions tant qu’il n’y a pas de vaccin. J’espère que le sport de haut niveau opérera un retour à la normale par phases, à l’image des projets des autorités.

 » Cette période offre aussi des chances  »

Comment va Tom Dumoulin ? Il n’a plus couru depuis près d’un an.

HEIJBOER : La situation est particulièrement ennuyeuse pour Tom, qui attend depuis longtemps le moment d’effectuer son retour. Au début, il n’était pas en forme. Des problèmes intestinaux l’ont empêché de courir le Tour de Valence. Maintenant, il y a la pandémie. Il a hâte de montrer ce dont il est capable. Ses problèmes de genou sont résolus depuis longtemps. Il a roulé à un très haut niveau en hiver pendant notre stage à Gérone. Mais Tom n’a pas de mal à rester motiver, car il adore pédaler. Il s’entraîne sans qu’il faille l’y pousser.

Il affirme que pour avoir une chance de monter sur le podium du Tour, il doit absolument s’entraîner dans les cols des Alpes.

HEIJBOER : Tom connaît très bien son corps et il est réaliste : s’il veut être en mesure de gagner le Tour, ce stage en altitude est indispensable. L’exposition à l’altitude et à la raréfaction de l’oxygène a un impact varié sur le corps. Il produit plus de globules rouges, la respiration devient plus efficace, l’endurance augmente. La plupart de nos coureurs ont une tente spéciale, mais ce n’est pas la solution idéale. On dort moins, c’est moins confortable. En plus, pendant un stage en altitude, on est dans un environnement très vallonné. Il est impossible de reproduire ces conditions ailleurs.

La trêve actuelle peut-elle présenter des avantages pour certains coureurs ? Wout Van Aert a ainsi plus de temps pour se rétablir de sa blessure.

HEIJBOER : Cette période offre aussi des chances et nous essayons de l’appréhender en ce sens. Wout peut améliorer tranquillement sa condition de base, il a le temps de boucler les kilomètres qui lui ont manqués depuis le mois de juillet.

L’année passée, vous avez été le premier à rejoindre Van Aert après sa terrible chute au Tour. Vous y pensez souvent ?

HEIJBOER : Je n’ai pas réalisé l’impact qu’avait eu sa chute jusqu’à cet hiver. Pendant le stage, je suis entré dans la chambre de Wout et j’ai vu sa cicatrice. Je me suis raidi et je me suis repassé le film de la chute. Jamais je ne l’oublierai.

La rapidité de son come-back vous a-t-elle surpris ?

HEIJBOER : L’équipe partait du principe qu’il lui serait difficile de courir pour la victoire au printemps, mais il nous a surpris durant le stage en altitude de Tenerife. Nous avions concocté un programme pour Mike Teunissen et Amund Grondahl Jansen, qui avaient participé à toute la saison et passé un bon hiver, mais Wout a réussi à suivre toutes ces séances sans problème et il était même plus fort que les autres à la fin du camp. Au vu de sa performance au Circuit Het Nieuwsblad, je pense qu’il aurait pu briguer des victoires au printemps.

 » On va assister à un véritable lâcher de taureaux !  »

Plusieurs classiques printanières comme le Tour de Flandre vont se dérouler en automne. Qu’en attendez-vous ?

HEIJBOER : Je pense qu’on va assister à un véritable lâcher de taureaux ! Des noms surprenants vont peut-être émerger, des coureurs qui souffrent d’allergie au printemps, par exemple. La nature est différente, les pavés seront dans un autre état. Ce sera une dynamique intéressante.

Le calendrier sera extrêmement chargé.

HEIJBOER : Dès que nous connaîtrons la totalité du calendrier, nous devrons effectuer de nouvelles sélections. Normalement, Dylan Groenewegen devait participer au Giro et à la Vuelta, mais les deux tours risquent de se chevaucher. Nous devons donc résoudre le problème. Pour 27 coureurs. Notre staff logistique va être mis à rude épreuve, puisque nous allons courir sur trois front, mais nous sommes déjà bien contents que les courses puissent avoir lieu.

Le cyclisme sortira-t-il différent de cette crise ?

HEIJBOER : Il est essentiel de la traverser dans la plus grande solidarité possible et j’espère que l’UCI va montrer l’exemple et prendre la tête. D’autre part, je dois bien constater que la solidarité n’a pas vraiment été manifeste ces dernières années alors qu’elle était nécessaire. En fin de compte, chacun pense à ses intérêts.

Les coureurs en mode digital

Jumbo-Visma organise chaque week-end une course Zwift pour l’équipe. Depuis dimanche dernier, elles sont même diffusées sur Eurosport avec commentaires et interviews. Mathieu Heijboer :  » C’est très amusant et c’est également positif pour l’esprit d’équipe. Nous organisons également des social rides : des coureurs pros effectuent une balade sur Zwift. Les participants peuvent poser des questions et participer au chat.  »

Il y a quelques semaines, Wout Van Aert et Mike Teunissen ont participé à la version digitale du Tour des Flandres. Heijboer :  » Ils ont terriblement souffert, mais c’était une très bonne expérience. Le public l’a appréciée : l’initiative a connu un énorme succès. Nous allons aussi participer aux éditions virtuelles du Tour de Suisse et du Giro. Il est extrêmement important d’assurer la visibilité de notre équipe et de nos sponsors, car nous devons tous survivre. Et ce n’est pas facile pour le moment.  »

Mathieu Heijboer
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