» Les gens pensent seulement à survivre « 

Balles de guerre : Shakhtar Donetsk-Metallist Kharkiv était l’affiche de la 3e journée du championnat. Le premier club a élu domicile à Lviv, à mille kilomètres de son stade. Et le propriétaire de l’autre est en fuite.

Nous sommes à la mi-décembre 1991 et l’équipe de La Gantoise vient d’atterrir à l’aéroport de Simferopol, en Crimée. Elle s’apprête à y affronter le Dynamo Moscou dans le cadre des huitièmes de finale de la Coupe de l’UEFA. Les clubs moscovites émigrent fréquemment en Crimée lorsque les rigueurs de l’hiver russe les empêchent d’évoluer à domicile mais cette année-là, c’est l’inverse. En Crimée, il fait moins dix, alors qu’à Moscou il ne gèle même pas. Le président gantois de l’époque, Ivan Van Milders, a déposé ses réserves auprès de l’UEFA. Huit jours plus tôt, l’Ukraine a déclaré son indépendance unilatéralement, et personne ne peut prévoir ce qui va arriver. L’URSS – ou ce qu’il en reste – nage en plein chaos.

La délégation et les supporters de Gand ont pris leurs quartiers dans l’hôtel le plus chic de Yalta. Son restaurant propose une carte riche de 200 plats, que les garçons présentent fièrement à chaque repas, même s’ils savent qu’un seul de ces plats pourra être commandé pendant ces trois jours : le boeuf Stroganoff. Le premier matin, les supporters s’empressent de convertir leurs dollars en roubles, la monnaie officielle à l’époque. La grivna ukrainienne n’avait pas encore cours. Après que deux supporters eurent changé chacun 100 dollars, la banque ferme : il n’y a plus d’argent dans les caisses. Les supporters reçoivent chacun un énorme sac en plastique, plein de billets inutilisables : dans les rues de Yalta, on n’accepte que les dollars.

Misère économique

Alors que, juste avant le coup d’envoi, 150 soldats s’emploient à dégager la neige, la misère économique saute aux yeux de la délégation belge. Au vestiaire du restaurant, les vestes sont réceptionnées par un homme barbu vêtu d’un uniforme de l’armée, bardé de décorations honorifiques. Le héros des temps passés éclate en sanglots lorsqu’il reçoit quelques milliers de roubles de gens qui auraient pu être ses petits-enfants. Gennady Vyazovski, un ancien journaliste russe qui a grandi en Crimée, sirote son café avec délectation en expliquant la situation. Il ne se souvient pas depuis quand il n’a plus bu un vrai café. Un repas pour deux personnes coûte aux environs de cinq euros. Pour Vyazovski, cela aurait représenté deux mois de salaire. Lorsque le cuisinier de Gand apporte deux grosses boules de fromage à l’hôtel, l’interprète ouvre de grands yeux. Il y a plus d’un an qu’elle n’a plus mangé de fromage.

La majorité des gens qui vivent en Crimée sont des Russes. Ils sont arrivés là suite à une déportation massive de Criméens-Tatares par JosephStaline en 1954. Vyazovski avait 13 ans lorsqu’il a vu ses voisins poussés dans le train.  » Ils ont reçu moins d’une heure pour faire leurs valises et ne jamais revenir.  » Le Tavria Simferopol sera éliminé par La Gantoise, mais remportera ensuite le tout premier championnat d’Ukraine, le seul d’ailleurs dans l’histoire du club. La saison dernière, le club a été relégué en deuxième division, avant de disparaître du paysage footballistique ukrainien suite à l’annexion de la Crimée par la Russie. Les palmarès renseignent néanmoins qu’il reste l’un des trois clubs à avoir remporté un titre en Ukraine, avec le Dynamo Kiev (13 fois champion) et le Shakhtar Donetsk (neuf fois champion).

Pays occidental

Vingt-trois ans et demi plus tard, l’Ukraine donne au monde une image totalement différente du pays en organisant le Championnat d’Europe, conjointement à la Pologne : celle d’un pays d’Europe occidentale en devenir. La construction de dix nouveaux stades en quelques années a conféré une nouvelle impulsion au football ukrainien. L’assistance aux matches est en augmentation, mais on ressent aussi de plus en plus de frustration à propos des cas de corruption et de la prise de pouvoir des oligarques. Depuis son bureau, dont les fenêtres offrent un beau panorama de Kiev, le directeur de l’EURO 2012 Karkian Loubkivski définit clairement les objectifs :  » Ce n’est pas seulement un événement sportif, c’est aussi un projet géopolitique qui doit nous rapprocher de l’Europe. Pour la première fois, des Ukrainiens croiseront des Occidentaux dans la rue. Nous sommes toujours un État post-soviétique. On ne peut pas se défaire de cette image en 20 ans. Mais je veux que l’Ukraine devienne un pays comparable à la Suède ou à la Finlande. Je veux que mes enfants puissent grandir dans un pays plus ouvert.  »

Pour l’EURO 2012, le pays indépendant depuis 20 ans a massivement investi dans les infrastructures :  » Grâce au Championnat d’Europe, nous avons désormais quatre aéroports modernes, des autoroutes et des trains à grande vitesse.  » Mais tout le monde ne partage pas l’ambition de Loubkivski et de beaucoup d’autres. Deux ans après l’Euro, les Ukrainiens pro-occidentaux et les autres, pro-russes originaires de l’Est du pays, sont entrés dans un conflit dont on ne peut deviner l’issue. L’ancien président Yanoukovitch, forcé à l’exil, était lui aussi pro-russe.  » Aujourd’hui, le football n’est plus une priorité pour les Ukrainiens « , affirme le jeune journaliste du Sport ExpressAndriy Vartsjak, résidant à Kiev.  » Les Ukrainiens ne pensent plus au football, mais à la guerre et à leurs moyens de subsistance. En mars, un dollar s’échangeait encore contre huit grivnas, aujourd’hui contre treize. Cela représente en cinq mois une inflation de 60 %. Les gens n’ont plus d’argent, et lorsqu’ils en ont, il ne vaut plus rien. Il y a deux ans, le Dynamo Kiev jouait encore devant 40.000 personnes en moyenne. Cette saison, pour le premier match à domicile, ils n’étaient plus que 22.000, et pour le troisième 12.000.  »

Tirs de roquettes

Rinat Akhmetov voit les choses en grand. L’Ukrainien vit le rêve américain à l’Est. Dans le magazine Forbes, ce musulman de 47 ans figure à la 98e place au classement des personnes le plus riches du monde. Sa fortune est estimée à 12 milliards de dollars. Dans la liste des personnalités les plus riches du milieu du football, il figure à la sixième place. C’est à lui qu’on doit la Donbass Arena, le stade de football de Donetsk construit en 2009. Il a sorti de sa poche les 275 millions d’euros. Akhmetov ne connaît aucun problème, il n’a que des solutions. Le propriétaire du Shakhtar a fait reconstruire toute la ville : des aéroports, des routes, des hôtels dont les chambres sont remplies de brochures qui racontent comment ce héros a mené le Shakhtar de la cave au subtop européen.

Après la Coupe de l’UEFA remportée en 2009 et un quart de finale de la Ligue des Champions en 2011, l’irrésistible ascension vers les sommets semblait ne pas pouvoir être stoppée. Pendant l’EURO, le stade de Donetsk a accueilli pas moins de cinq rencontres, dont deux du pays organisateur. Le Shakhtar avait fait son entrée dans le petit groupe très fermé des 20 meilleurs clubs d’Europe. Les papiers ayant trait au fair-play financier prenaient la direction de la poubelle. Un 10e, puis un 11e et un 12e joueurs brésiliens sont venus renforcer l’équipe. L’été dernier, 67 millions ont été dépensés dans l’achat de nouveaux joueurs. La Real Sociedad venait d’être battue 4-0 lorsque les problèmes ont commencé. D’abord, le président Yanoukovitch est tombé après les protestations de la place Maidan. Puis, la Russie a annexé la Crimée. Enfin, dix jours avant le début du championnat, l’avion de la Malaysian Airlines qui assurait le vol MH17 s’est écrasé.

Chômage technique

 » Je suis étonné que le championnat n’ait pas été interrompu « , s’étonne l’un des employés d’Akhmetov. L’ancien manager de Vitesse Arnhem, Jan Streuer (63 ans), espère que le complexe sportif et le stade moderne  » resteront debout « .  » Les affrontements deviennent de plus en plus violents, on ne sait jamais.  » Le complexe d’entraînement, lui, est fermé. Le Shakhtar s’entraîne à Kiev et joue ses matches à Lviv, à la frontière polonaise. Streuer lui-même ne s’est plus rendu à Donetsk depuis des mois. Il suit son club via Scout7 et le téléphone. Comme scout, Streuer est presque réduit au chômage technique.  » A quoi bon détecter les talents ? Les joueurs n’ont pas très envie de venir, vu la situation.  »

Six footballeurs n’ont, dans un premier temps, pas osé revenir. Akhmetov, qui veut briller en Ligue des Champions, a dû constater que des joueurs pour lesquels il avait déboursé beaucoup d’argent n’étaient toujours pas arrivés au moment où le championnat allait prendre son envol. Via le site internet du club, il a fait savoir qu’il exigerait des millions d’euros de dommages et intérêts. Le coach du Shakhtar, le Roumain Mircea Lucescu, a affirmé que la faute incombait au célèbre manager Kia Joorabchian. L’Iranien a fait irruption lors d’un match amical et s’est enfui avec certains footballeurs au milieu de la nuit. Selon Lucescu, Joorabchian essayerait de se faire de l’argent sur le dos du club en crise. Streuer acquiesce.  » Par la voie normale, ces footballeurs ne pourraient pas partir aussi facilement. Seuls les tout grands clubs sont en mesure de les payer. Les footballeurs gagnent ici jusqu’à deux millions d’euros nets.  »

Brésiliens de retour

Andriy Vartsjak, de Sport Express, est dubitatif lorsqu’on évoque les cris de désespoir des footballeurs qui veulent fuir le pays.  » Il est exact que de bons joueurs ne veulent plus venir en Ukraine, et que nous allons perdre des joueurs. Mais les Brésiliens de Donetsk sont déjà de retour. Leurs managers tentent de les effrayer, mais à Kiev et à Lviv, la situation est calme. Au Dynamo et au Shakhtar, ils peuvent gagner jusqu’à deux ou trois millions d’euros nets. On réfléchit à deux fois avant d’abandonner un tel salaire.  »

Le championnat d’Ukraine n’est pas de seconde zone. Le pays est classé huitième au ranking UEFA. En grande partie grâce au Shakhtar, 19e au classement international. Le club a commencé à gravir les échelons en 1996, lorsqu’il a été racheté par Akhmetov. Il fut l’un des premiers oligarques à posséder son propre club. Depuis lors, le Shakhtar a fêté neuf titres de champion et autant de deuxièmes places. En 2007, il a engagé Streuer, car il voulait investir plus d’argent dans des footballeurs qui devaient propulser le Shakhtar au sommet du football européen.  » Le club ne comptait encore que deux scouts à l’époque. Tous les deux Ukrainiens. Ils regardaient toute la journée la Premier League anglaise. Ils avaient toujours des problèmes de visa. Ils n’entraient en action que lorsqu’on leur avait conseillé un joueur. J’ai alors directement engagé quelqu’un chargé de s’occuper du marché brésilien.  »

Entre-temps, 12 Brésiliens sont sous contrat. Ces dernières années, le Shakhtar a toujours acheté des joueurs sud-américains dont la valeur montait rapidement en flèche. Fernandinho a rapporté 40 millions, Willian 35. Ils jouent tous les deux en Premier League aujourd’hui. Pour des jeunes joueurs talentueux, il devenait de plus en plus logique de débuter une carrière en Ukraine. L’EURO 2012 devait donner la dernière impulsion. Streuer :  » Le championnat national devenait de plus en plus compétitif, les clubs ukrainiens récoltaient plus de points que les clubs néerlandais. Mais tout peut changer très vite, la preuve. C’est un coup très dur, et la catastrophe de l’avion malaisien a été celle de trop.  »

Mineurs et ouvriers

L’ancien international ukrainien Evgeniy Levchenko (36 ans) a joué dans les équipes de jeunes du Shakhtar au milieu des années 90, juste avant l’arrivée d’Akhmetov.  » Un homme d’affaires malin qui a été pris en sandwich « , constate Levchenko.  » Suite à l’évolution de la situation, le Shakhtar se retrouve dans une position moins stable.  » De nombreux supporters en Ukraine considèrent le Shakhtar comme un club pro-russe. Levchenko :  » Le Donbass a toujours été une région pro-russe. Elle compte beaucoup de mineurs et d’ouvriers d’usines.  » Le richissime propriétaire du club était ami avec le président destitué, qui a depuis lors trouvé refuge à Moscou.  » Il fermait les yeux sur les activités d’Akhmetov. Celui-ci était autorisé à payer moins d’impôts et à racheter des usines. Ce faisant, il devenait de plus en plus riche. Akhmetov a injecté beaucoup de cet argent dans le club.  »

La résidence londonienne d’Akhmetov était aussi en point de mire, jusqu’à ce que les protestations massives débutent l’an passé. Dans les organes de presse officiels de l’État russe, des rumeurs circulaient selon lesquelles Akhmetov financerait les séparatistes. Le patron du club a toujours nié et a simplement autorisé l’organisation d’une marche pour la paix dans son stade. De quel côté se trouve Akhmetov ? Court-il le risque de se retrouver sur la liste noire de l’Union européenne, comme les propriétaires du Terek Grozny et du Metallist Kharkiv ?

 » Je ne le pense pas « , réagit Levchenko. Akhmetov est un bon homme d’affaires, mais pas un politicien. Il n’a jamais pris position et cela lui est reproché aujourd’hui. On trouve qu’il devrait choisir. Il n’a plus la mainmise sur Donetsk. L’homme le plus riche d’Ukraine n’a pour l’instant aucune influence sur les séparatistes, qui construisent leur propre État selon leurs propres lois.  » Cela pourrait aussi avoir des répercussions sur le Shakhtar « , estime Levchenko.  » Aujourd’hui, Akhmetov débourse encore beaucoup d’argent, mais combien de temps cela durera-t-il si ses usines sont reprises ?  »

Propriétaire en fuite

Son équipe joue à Lviv, tout à l’ouest du pays, une ville considérée comme la plus proche des nationalistes ukrainiens. Pour l’ouverture de la compétition, contre le Metallurh Zaporizhya, il n’y avait que 4.810 spectateurs dans ce stade moderne qui a également accueilli des matches du Championnat d’Europe. Lorsque le Shakhtar a ouvert la marque après 12 secondes, il n’y eut pas d’explosion de joie. Seulement des coups de sifflet. Comme si le Shakhtar jouait en déplacement. Mais pour le deuxième match ‘à domicile’, les supporters étaient déjà 18.500. Soit plus du double que pour le premier match athome de l’équipe locale, le Karpaty Lviv (8.000 spectateurs).

Ce jour-là, le Shakhtar a gagné 1-0 contre le Metallist Kharkiv, un autre club de tradition qui a vu son propriétaire carrément prendre la fuite. Il fut l’un des premiers à se retrouver sur la liste noire, en sa qualité d’homme de confiance de l’ancien président Yanoukovitch, et s’est caché. Il n’y avait plus d’argent pour payer les salaires exorbitants. Quatre joueurs ont pu plier bagage directement. Frank Arnesen, qui venait d’être engagé, a résilié son contrat. Le Brésilien naturalisé Edmar a sursauté en découvrant dans sa boîte aux lettres une convocation de l’armée.

Ennemi commun

Après le tirage au sort de l’Europa League, qui conviait Feyenoord à affronter le Zorya Luhansk, les médias néerlandais ont quasiment affirmé que le club de Rotterdam devrait se rendre sur le front. Levchenko s’irrite de toutes ces affirmations dénuées de nuances.  » On est en train de tout mélanger. A Kiev, où s’est disputé le match aller entre Lougansk et Feyenoord, tout est calme. Cela a commencé avec ces six Brésiliens qui ne voulaient plus revenir, parce qu’ils estimaient que la situation était devenue trop dangereuse. C’est un non-sens. Il y a autant de kilomètres entre Kiev et Donetsk qu’entreAmsterdam et Paris.  »

Le plus beau, c’est qu’aujourd’hui les supporters s’unissent, alors qu’autrefois les fans du Dynamo Kiev et du Shakhtar Donetsk se comportaient comme chiens et chats. Andriy Vartsjak le confirme.  » Tous les Ultras de tous les clubs ne forment plus qu’un seul front. Autrefois, les fans de Kiev et Shakhtar se haïssaient. Aujourd’hui ils se serrent la main, se rendent ensemble au stade. Jadis, c’eût été inimaginable. Aussi curieux que cela puisse paraître : cette guerre a rassemblé les gens.  »

Même les Ultras du FC Sebastopol, un club de Crimée, plaident pour une seule Ukraine. En vain. Sebastopol est l’un des trois clubs qui ont été repris par la Russie. Levchenko :  » Comment est-ce possible ? La Fédération russe ne peut tout de même pas reprendre des clubs de cette façon ? C’est clairement une violation des règlements de la FIFA et de l’UEFA. Les dirigeants de ces fédérations sont dans leurs petits souliers. La Russie s’est vue confier l’organisation de la Coupe du Monde 2018. Ils ne veulent pas heurter les Russes. Le monde entier ne reconnaît pas le territoire annexé comme étant russe, mais la Fédération a repris ses clubs ! La FIFA et l’UEFA doivent rappeler la Russie à l’ordre.  »

Lorsque la Fédération ukrainienne a envoyé une lettre de protestation à la FIFA suite à l’annexion par la Russie des clubs de Crimée, Sepp Blatter a répondu qu’il était curieux de voir quelle décision allait prendre l’UEFA. Autrement dit : il renvoyait la patate chaude à Michel Platini. La question devrait être débattue vendredi à Monaco lors du tirage au sort des coupes européennes.

PAR GEERT FOUTRÉ ET TOM KNIPPING

Le sort réservé aux clubs de Crimée ? Sepp Blatter renvoie la patate chaude à Michel Platini.

 » Aujourd’hui, les supporters du Dynamo Kiev et du Shakhtar Donetsk se rendent ensemble au stade. Autrefois, c’eût été impensable. La guerre a rassemblé les gens.  » Andriy Vartsjak, journaliste sportif ukrainien

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