Les choses de la vie

Après Welcome, le réalisateur Philippe Lioret retrouve Vincent Lindon pour Toutes nos envies, adaptation du récit d’Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne. Une histoire de héros du quotidien. Le Vif/L’Express s’est rendu sur le tournage d’un des films les plus attendus de l’année.

Il faudrait trouver une première phrase accrocheuse à cet article. Un truc spectaculaire. Une anecdote irrésistible. Une scène digne des plus grands films d’aventure. Avec des figurants à la pelle, des mouvements de caméra à la grue, peut-être même des courses-poursuites, quelques claques et des tartes à la crème – oui, c’est bien, ça, des tartes à la crème. Ou alors, un comédien quittant le plateau sur un coup de gueule, un réalisateur acariâtre maniant le fouet et l’insulte, une grève de techniciens, un froid de canard à décorner des b£ufs. Un machin, quelque chose, une bonne première phrase qui embarquerait le lecteur dans l’enfer d’un tournage dantesque et cataclysmique.

Autant vous prévenir tout de suite, il n’y aura rien de tout cela dans les lignes qui suivent. Ce n’est pas le genre de la maison Philippe Lioret, qui met en scène son nouveau film, Toutes nos envies, avec Vincent Lindon et Marie Gillain. Le réalisateur de Je vais bien, ne t’en fais pas et de Welcome est plutôt du genre chuchoteur. Minutieux, attentif et obsessionnel. Qui remet l’ouvrage sur le métier à la moindre virgule de travers. Traque la petite bête urticante. S’assure du bon rythme de la phrase, d’un oui, d’un non ou même d’un souffle. Ecoute et réécoute. S’inquiète d’un regard, d’un hochement de tête, d’un geste invisible. Par exemple, il est capable de dire à un comédien :  » On refait la prise, j’ai senti un mou dans la pupille.  » Ce qui ne change sans doute pas la face du monde mais celle de son film, si. A tel point qu’on trouvera dans cette attention extrême la première phrase de cet article, sans tarte à la crème, donc : lorsque Philippe Lioret observe sur l’écran de contrôle la scène qu’il vient de tourner, il se mord les doigts de peur d’y trouver l’irréparable accroc. Voilà, ça, c’est fait.

La dureté de la scène plombe l’ambiance. Silences dans la pièce

Jeudi 28 octobre. Hôpital Lyon Sud, bâtiment 5G. Troisième semaine d’un tournage qui en compte dix. Claire est assise en face du Dr Hadji, qui lui annonce la présence d’un glioblastome dans son cerveau. Une saloperie cancéreuse et, accessoirement, un mot compliqué à dire pour qui ne l’utilise pas tous les jours. C’est le cas de la comédienne Isabelle Renauld. La dureté de la scène plombe l’ambiance. Lourds silences dans la pièce. Marie Gillain, qui interprète Claire, reste concentrée. Douze prises. Pas moins.  » Je vous ai vu ensemble pour la première fois, lance le réalisateur. C’est juste. Les temps sont bons.  » Soulagement général. En aparté, Philippe Lioret sera plus explicite :  » Je sais déjà qu’au montage, je prendrai la scène directement dans son milieu. Je suis le conseil de Françoise Giroud pour améliorer un article : « Virer le début. »  » Ah ben c’est malin.

Revenons alors avant le début. En 2009. Welcome vient de sortir en France et, en un mois, il a déjà touché plus d’un million de spectateurs. Philippe Lioret, en pleine promotion mondiale, saute d’un avion à un micro et cherche un nouveau sujet.  » Je veux parler des gens, il n’y a que ça qui m’intéresse « , dit-il. Il lit, relit, tombe sur D’autres vies que la mienne, d’Emmanuel Carrère, y voit un beau texte mais trop  » autocentré « , lit encore, lit toujours et désespère. Les idées simples mettant parfois du temps à faire leur chemin, Emmanuel Courcol, le coscénariste, se rend un jour compte que, pour trouver matière à film, il suffit peut-être d’abandonner la première partie du récit d’Emmanuel Carrère et de n’en garder que la seconde. Bon sang mais c’est bien sûr.

Le livre, magnifique, raconte en effet deux vies, deux drames, l’un lié au tsunami, l’autre ayant pour héros du quotidien deux juges du tribunal d’instance de Vienne (Isère). Lui s’appelle Stéphane, vieux briscard un peu fatigué, tête de turc des sociétés de crédit et toujours prêt à sauver la veuve surendettée et l’orphelin au fond du trou bancaire. Elle, c’est Claire, mère de famille et jeune magistrate encore pleine de fougue qui vient d’apprendre qu’elle souffre d’une maladie incurable. Une histoire de gens qui se battent. Contre les vents d’une société parfois aveugle à la souffrance et contre les marées capables d’engloutir chacun dans un effroyable silence.  » Le sujet était bien là, souffle Philippe Lioret. Et je pouvais profiter du désir que nous avions, Vincent et moi, de tourner un autre film ensemble. « 

Dix prises, vingt prises, pas de problème

 » Il est content de moi ?  » Ainsi parle Vincent Lindon, inquiet de savoir comment le cinéaste juge son travail. C’est la pause déjeuner, il vient de se glisser à table devant une salade de lentilles. La rupture dramatique est brutale mais on est de retour à Lyon, sur le tournage. La matinée s’est bien passée. Philippe Lioret était tellement content qu’il a fait rejouer une scène au moment où l’équipe s’apprêtait à  » casser  » pour aller manger. Il faut avouer que la prise supplémentaire était encore meilleure. D’ailleurs, personne ne s’est plaint. Et surtout pas Vincent Lindon.

Bon, c’est vrai, il n’a pas tourné ce matin-là. C’est pour l’après-midi. Voir l’acteur au travail vaut son pesant de sueur. Toujours prêt. Dix prises, vingt prises, pas de problème. Un geste en plus, pas de problème. Un regard en moins, pas de problème. On a l’air de se moquer, mais, franchement, il est aussi infatigable qu’impressionnant. Vincent Lindon n’est pas l’un des meilleurs comédiens français par hasard.  » Il n’a aucune limite dans l’engagement, souligne Marie Gillain. Il a un instinct de jeu incroyable et ne se complaît jamais dans la routine de l’acteur.  » Propos polis entre collègues, penseront certains. L’info a pourtant été vérifiée sur le terrain. Lui s’en tire avec une jolie formule :  » Je contrôle de mieux en mieux le fait de ne pas avoir l’air de contrôler. « 

Mardi 16 novembre. Villecresnes, banlieue parisienne. Il fait un froid de canard à décorner des b£ufs (voilà, on y està). La nuit, la bruine, le brouillard et les bonnets. Etat de l’avancement des travaux du film selon Philippe Lioret :  » Le mot « content » n’entrant pas dans mon vocabulaire, disons que je suis relativement satisfait.  » Ce qui vaut, sans doute, tous les bons points du monde. D’autant que le réalisateur ne cesse de tresser des bottes de laurier à Marie Gillain. Elle les mérite. D’abord parce qu’elle joue sa partition au plus près de son personnage, petite brindille d’actrice dont on sent qu’elle ne ploie jamais devant la difficulté. Ensuite parce que ce rôle, elle l’a voulu. Elle s’est battue pour l’obtenir, face à un cinéaste qui n’avait pas imaginé, au départ, en faire  » sa  » Claire.  » Ce fut un véritable parcours du combattant, sourit-elle aujourd’hui. C’est le personnage que j’attends depuis des années.  » Elle passe des essais, s’accroche, écrit à Philippe Lioret, insiste, au bord de la supplication.  » Lorsqu’il m’a dit oui, j’ai vécu un grand moment de bonheur. Ce rôle, je ne l’ai pas volé. « 

La nuit s’étire dans un vent glacial. Stéphane et Claire se disent au revoir sur un trottoir. Lui repart en voiture, elle rentre chez elle. Faire et refaire. Encore et toujours. Oui, mais là, quand même, il fait vraiment froid. Il est minuit et demi. L’heure de ranger. Les journées hivernales sont longues, si l’on peut dire, et les semaines à venir risquent d’être rudes et fatigantes. Notamment ce match de rugby à tourner en nocturne à la mi-décembre. La production prie pour que le temps ne vire pas à la catastrophe. Surtout pas de neige. Les avions peuvent bien rester cloués au sol, mais un terrain gelé, ça, non.

Dimanche 2 janvier. La neige est tombée, les avions furent cloués et le terrain gelé. Transformé en paysage sibérien puis en grosse bouillasse française. Philippe Lioret se remet d’une semaine de repos bienvenue. Les scènes en ballon ovale ont été reportées au 15 janvier. Remettre la machine en route pour deux jours de tournage n’a rien d’évident. Le métier et ses aléas. Maîtriser la virgule, c’est dans les cordes de Philippe Lioret ; les caprices du ciel, pas encore. Le lundi 3, il commence le montage.  » C’est à ce moment-là que le film prend sa forme, explique le metteur en scène. Toutes nos envies ne repose pas sur une dramaturgie importante. Plutôt sur une petite musique. Il faut être délicat.  » Fin des hostilités en mars. Le combat continue. Ce n’est qu’un début.

ÉRIC LIBIOT

 » JE VEUX PARLER DES GENS, IL N’Y A QUE ÇA QUI M’INTÉRESSE « 

MAÎTRISER LA VIRGULE, LIORET SAIT FAIRE ; LES CAPRICES DU CIEL, PAS ENCORE

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