LES BULLES SONT AU FRAIS

Il y a sept ans, avec l’aide de Red Bull, la ville de Leipzig s’est vue offrir un nouveau club. Ce soir, le Rasen Ball joue au Bayern Munich avec la première place de la Bundesliga pour enjeu. Sous les yeux médusés de l’Allemagne, le Zentralstadion est déjà trop petit et, 20 ans plus tard, Ralph Hasenhüttl s’apprête à retrouver la Champions League.

Le feu, qui date toujours du temps de l’ex-Allemagne de l’Est passe au vert mais une voiture traverse tout de même le carrefour, ce qui est rare en Allemagne. Sur la vitre arrière, un autocollant de foot jaune et bleu. Accroché au rétroviseur intérieur, un petit drapeau aux couleurs du Lokomotive Leipzig, le club traditionnel de la ville qui a disputé la finale de la Coupe d’Europe des Vainqueurs de Coupe en 1987 face à l’Ajax mais végète aujourd’hui en quatrième division, soit un échelon plus haut qu’un autre grand club de l’époque, Chemie Leipzig. Il y a trois ans encore, ces deux clubs qui eurent leurs heures de gloire dominaient encore le football à Leipzig. Aujourd’hui, même si le Lokomotive a encore ouvert un fan shop au centre-ville l’an dernier, ils ne sont plus que des figurants.

Leipzig est devenue une ville magnifique, avec de larges pistes cyclables et un très beau piétonnier bordé de commerces. Le centre est actuellement transformé en marché de Noël géant. On y fait la file aux stands de saucisses et de vin chaud. Il y a dix ans, avant la Coupe du monde 2006 en Allemagne, Leipzig était encore un grand chantier, avec des tas de bâtiments gris. Aujourd’hui, tout a été rénové. C’est la ville allemande qui accueille le plus de nouveaux habitants. Ceux-ci recherchent la qualité de vie, des habitations à prix relativement bas, un secteur artistique et culturel vivant et de l’emploi.

C’est dans cette ville commerçante qui compte 30.000 étudiants que Jean-Sébastien Bach fut chef d’orchestre. Même au temps de l’Allemagne de l’Est, elle est toujours restée en contact avec le reste du monde grâce à ses foires internationales qui ont lieu tous les six mois. En débarquant à l’immense gare centrale, on remarque tout de suite qu’on arrive dans une ville pas comme les autres. C’est ici qu’en 1989 a commencé la révolution qui allait donner lieu à la chute du Mur, avec les nombreuses manifestations qui suivirent les prières du lundi à l’Église Saint-Nicolas et au cours desquelles la police n’osa pas intervenir.

La seule chose qui manquait encore à cette ville, c’était un grand club de football. Depuis 1994 et la relégation du Vfl Leipzig, qui n’avait passé qu’une saison en Bundesliga, la ville qui avait vu naître la fédération allemande de football en 1900 et avait connu le premier champion d’Allemagne en 1903 était privée de football au plus haut niveau.

DE CHEMIE À RASEN BALL

Dans les librairies locales, on trouve un livre d’Ullrich Kroemer qui, enfant, était supporter du Dynamo Dresde mais que ses parents avaient envoyé à Leipzig pour étudier et qui fut le premier à écrire un bouquin sur le Rasen Ball Leipzig. Il a été publié en mars sous un titre qui en dit long : Aufstiege Ohne Grenzen (Une croissance sans limites). Kroemer y raconte notamment comment Dietrich Mateschitz, le grand patron de Red Bull, est arrivé à Leipzig en 2006.

Le vieux Zentralstadion, qui pouvait accueillir 100.000 spectateurs, a été complètement rénové en vue de la Coupe du monde 2006. Depuis 2004, cette enceinte qui a accueilli Naples et Diego Maradona en 1988 n’offre plus que 44.300 places. Après la Coupe du monde, les propriétaires du stade avaient besoin d’argent car ce n’étaient pas les 3.000 supporters du FC Sachsen/Chemie Leipzig qui remplissaient les caisses.

C’est alors que Roland Gall, un vieux supporter de Chemie Leipzig, s’est dit que Red Bull pourrait peut-être sponsoriser son club favori. L’homme a acheté quelques canettes de Red Bull afin d’y trouver l’adresse de l’entreprise et y envoya une lettre. La secrétaire de Mateschitz lui a répondu gentiment qu’à ce moment-là, Red Bull ne pensait pas au sponsoring. Lorsque le propriétaire du stade eut vent de cette histoire, il demanda à son bras droit d’écrire une lettre également.

Le 2 octobre 2006, Red Bull répondait, demandant si une entrevue pouvait avoir lieu dans le plus grand secret et si le trésorier du FC Sachsen/Chemie pouvait y assister. Le 9 novembre, lorsque le Leipziger Volkszeitung révéla l’affaire, les supporters du club se mirent en colère parce qu’il était question de changer le nom et les couleurs. Il y eut des bagarres et lorsque les fans du Lokomotive s’en prirent également à la police, Mateschitz, dégoûté, se retira des négociations. Ce n’est qu’après que des discussions avec Majorque et Düsseldorf eurent échoué qu’il se dit que Leipzig offrait tout de même de nombreux atouts.

La ville disposait d’un stade moderne et vide, aucun club des environs ne représentait une menace, le public était nostalgique de l’époque où Leipzig dominait le football est-allemand et européen. Avec 560.000 habitants, Leipzig était la dixième ville d’Allemagne et la plus grande de l’ex-Allemagne de l’Est à l’exception de Berlin, à moitié occidentale. Dans l’actuelle Bundesliga, en termes de population, Leipzig se classe même septième derrière Berlin, Hambourg, Munich, Cologne, Francfort et Dortmund.

Il trouva alors un accord avec le FC Marktanstädt, qui évoluait en cinquième division. En échange d’un montant jamais dévoilé (quelques centaines de milliers d’euros), le club céda pour deux ans son équipe première et son équipe réserves ainsi que sa place en Oberliga à la société Rasen Ball Leipzig, fondée le 19 mai 2006, qui avait loué le Zentralstadion jusqu’en 2020, lui donnant le nom de Red Bull Arena. Une construction un peu particulière due au fait qu’en Allemagne, 51 % des actions d’un club doivent appartenir à des locaux. Seul le succès sportif ne suivit pas immédiatement.

RALF ET RALPH

Pour cela, il a fallu attendre l’arrivée de Ralf Rangnick. En 2012, l’homme qui s’était momentanément retiré du football suite à un burn out avant qu’on ne parle de lui à Anderlecht et chez les Diables Rouges reçut un coup de téléphone de Dietrich Mateschitz lui demandant s’il pouvait venir lui rendre visite en hélicoptère. Le patron de Red Bull voulait savoir pourquoi son projet n’avait pas fonctionné.

Rangnick fut très clair : il devait se séparer des vieux joueurs surpayés et investir dans la formation de jeunes talents. Le 4 juillet 2012, lorsque Rangnick déclara à l’occasion de sa première conférence de presse que le Zentralstadion serait bientôt trop petit, tout le monde rigola. A l’époque, le RB Leipzig jouait devant 7.000 spectateurs de moyenne.

Mais quatre ans et demi plus tard, il s’avère que Rangnick avait raison et on se demande si on ne pourrait pas porter la capacité du stade à 57.000 places (les architectes qui l’ont construit et n’ont pas encore été consultés affirment que ce n’est pas possible) ou si on ne pourrait pas en construire un nouveau, plus grand, plus fonctionnel.

Si Rangnick est l’architecte du succès, l’homme dont tout le monde parle actuellement est l’entraîneur, Ralph Hasenhüttl (49 ans). L’an dernier, il entraînait encore la modeste équipe d’Ingolstadt. Aujourd’hui, il est cité à Arsenal. Il y a quelques années, cet Autrichien de Graz était encore un illustre inconnu, même si sa femme prétendait qu’il irait plus loin en tant qu’entraîneur qu’en tant que joueur.

Car, malgré ses neuf sélections en équipe nationale, cet immense attaquant de pointe (1,91 m) n’avait fait forte impression nulle part. Il y a vingt ans, après la conquête du titre, le Lierse n’était allé le chercher à Malines que parce que son regretté président, Freddy Van Laer, estimait qu’il fallait un pivot de grande taille pour remplacer Bob Peeters et faire bonne figure en Champions League.

Mais un an plus tard, Neel De Ceulaer fut tout content de pouvoir le refiler au FC Cologne, en D2. Il y a un an et demi, Ralf Rangnick voulait déjà aller le chercher à Ingolstadt car sa philosophie était proche de la sienne : un pressing haut permettant une reconversion rapide. Mais l’Autrichien n’avait pas voulu laisser tomber l’équipe avec laquelle il était monté de D2.

Quelques mois plus tard, deux coups de fil n’y avaient rien changé. Rangnick avait donc repris le chemin du terrain mais en avril, il a de nouveau tenté sa chance. Et cette fois, Hasenhüttl a accepté de discuter. Red Bull a racheté son contrat pour 1,5 million d’euros et, à voir le résultat, on peut en conclure qu’il s’agissait d’un excellent investissement.

A la veille du match opposant le deuxième du classement au Hertha Berlin, troisième, le tabloïd berlinois Berliner Kurier excitait ses supporters en publiant une parodie du classement général : 1. Bayern ; 2. Marchand de canettes ; 3. Hertha BSC. Le club visiteur se montrait nettement plus réservé et demandait même au Berliner Zeitung, qui avait interviewé le défenseur berlinois Niklas Stark, de couper tous les passages de l’article faisant référence à Leipzig.

UNE LEÇON DE FOOTBALL

Plus de 4.500 supporters du Hertha Berlin ont fait une heure trente de train ou deux heures de voiture pour assister au match. Quelle différence avec les années précédentes, en D2, lorsque la tribune visiteurs restait désespérément vide jusqu’à ce que Sankt Pauli, un club de gauche, renonce au boycott et amène 5.000 supporters à Leipzig, estimant que le boycott était un acte bourgeois.

Cette saison, seul le FC Augsbourg s’est déplacé sans ses fans. C’est le seul match où la Red Bull Arena n’a pas fait le plein (35.000 spectateurs). Les Ultras de Dortmund ont également boycotté le déplacement mais ont étés très étonnés de voir le bloc visiteur rempli par des supporters du Borussia vivant en ex-Allemagne de l’Est qui ne voulaient pas manquer cette occasion exceptionnelle de voir leur équipe favorite à l’oeuvre.

Les matches à domicile du RB Leipzig sont une fête. Pour Kroemer, l’atout numéro un de ce club artificiel, c’est le respect de sa clientèle.  » J’ose y emmener mon fils, ce qui ne serait pas le cas à Dresde, au Lokomotive ou au Chemie car on ne sait jamais ce qu’il peut s’y passer. Au RB Leipzig, il ne se passe rien : pas d’émeutes, pas de bagarres.

Le club cible les familles et veille à ce qu’il n’y ait pas de débordements, ce que les autres clubs d’ex-Allemagne de l’Est n’ont pas pu faire parce que les dirigeants changeaient trop souvent et n’avaient pas d’emprise sur les groupes radicaux.  »

Résultat ? Tout Leipzig est heureux de pouvoir revoir du football de haut niveau dans la région et vient en masse supporter le club local. Depuis la relégation d’Energie Cottbus, en 2009, l’ex-Allemagne de l’Est n’avait plus connu les joies de la Bundesliga.

Sur la grande avenue menant au Zentralstadion, des gens armés de panneaux cherchent des tickets car le stade affiche complet. De l’extérieur, il fait encore penser à une enceinte de l’ex-Allemagne de l’Est mais à l’intérieur, il est ultra-moderne, avec une sono excellente et deux écrans géants. L’ambiance n’a rien d’artificiel. Pendant 90 minutes, les supporters ne cessent de chanter et d’encourager leur équipe.

Parmi les drapeaux, on en repère un à l’effigie de Jean-Sébastien Bach portant des lunettes de soleil à la mode. Les supporters adverses ont amené un calicot provocateur disant Since 1892 mais à la leçon d’histoire du Hertha, le RB Leipzig répond par une leçon de football, dominant son adversaire pendant 90 minutes.

Face à une équipe défensive, il se montre capable de faire le jeu même avec huit joueurs qui évoluaient encore en D2 l’an dernier et un seul qui a évolué en Bundesliga avant cela : l’attaquant Timo Werner. Des onze joueurs qui quittent le terrain à la fin du match, trois ont joué en D3. Dominik Kaiser, entré au jeu, a même connu la D4.

I FEEL GOOD

Oliver Hartmann, journaliste à l’hebdomadaire Kicker et habitant de Berlin, reconnaît les mérites de ce club décrit comme artificiel :  » La moyenne d’âge de l’équipe est de 23 ans, c’est le huitième budget de Bundesliga. Elle n’a donc pas acheté sa deuxième place actuelle, elle l’a largement méritée.  »

Il n’est pas surpris de l’adhésion massive du public de Leipzig et des environs (40 % des 20.000 abonnés ne vivent pas en Saxe).  » Les dernières heures de gloire du Chemie et du Lokomotive remontent déjà à 26 ans. La plupart des gens qui viennent au stade actuellement n’ont jamais connu la Bundesliga et ils voient, près de chez eux, un club qui non seulement accueille mais bat les plus grandes équipes allemandes. Leipzig a toujours aimé le football. Mateschitz a tapé dans le mille en choisissant cette ville.  »

« Einmal Leipzig, immer Leipzig », scande la foule sur l’air de « Tous Ensemble ». Et lorsque l’équipe locale marque, le stade explose au son de James Brown, près de 40.000 personnes reprennent I feel good ! A l’issue du match, les marquoirs publient le classement : quoi qu’il arrive à Munich, l’année 2016 de Leipzig est réussie.

Au Cottaweg, près du quartier pauvre de Neulindenberg, de l’autre côté de la rivière qui longe le Zentralstadion, on trouve le centre d’entraînement le plus moderne d’Allemagne, inauguré en 2015. En y pénétrant, on trouve tout de suite la réponse à la question qu’on se pose : qu’arrivera-t-il si, demain, Dietrich Mateschitz décide de retirer ses billes du RB Leipzig et de se lancer dans un autre défi ? Quand on n’est pas là pour longtemps, on n’investit pas 35 millions d’euros dans un terrain loué à la ville pour y implanter un complexe aussi moderne.

Deux jours avant le match historique au Bayern, comme après chaque match de championnat, une septantaine de spectateurs et une dizaine de journalistes sont présents. Ils assistent au décrassage qui, comme la plupart des autres entraînements, est ouvert au public. Il faut attendre un peu avant de pouvoir parler à l’entraîneur car il distribue des autographes à pratiquement tout le monde. L’Autrichien est très charismatique et sûr de lui.

Il ne s’attend néanmoins pas à ce qu’on lui fasse remarquer que, s’il continue de la sorte, il pourra à nouveau goûter aux joies de la Champions League, qu’il a connue voici 20 ans avec le Lierse. A moins qu’il n’ait été traumatisé par cette expérience puisque le club belge n’y avait pris qu’un point.

SUS AU BAYERN

Il nous regarde, un peu surpris :  » Même si ça ne s’est pas très bien passé, je n’ai tout de même pas perdu l’envie de renouer avec la Ligue des Champions « , dit-il.

Qu’a-t-il retenu de cette aventure ?  » Qu’en tant que joueur, je n’étais peut-être pas suffisamment bon pour ce niveau.  »

Quelques jours plus tôt, quand on lui avait demandé de parler de son passé de footballeur, il avait déjà dit :  » A un certain moment, j’ai été confronté à mes limites. En tant qu’entraîneur, ce n’est pas encore le cas.  » Et quand on cherche à connaître la clef de son succès, il répond :  » Quand on échoue, il faut se relever et essayer encore. «  »

Ce soir, Leipzig accueille le match qu’il attendait depuis son accession à la Bundesliga : il affronte le Bayern Munich, le club où Hasenhüttl a mis un terme à sa carrière en réserve, à l’âge de 36 ans. S’il franchit cet obstacle, il se retrouvera peut-être à Arsenal ou dans un autre grand club. Red Bull vous donne des ailes.

PAR GEERT FOUTRÉ, À LEIPZIG – PHOTOS BELGAIMAGE

Tout Leipzig est heureux de pouvoir revoir du football de haut niveau dans la région.

 » La moyenne d’âge de l’équipe est de 23 ans, c’est le huitième budget de Bundesliga. Elle n’a donc pas acheté sa deuxième place actuelle, elle l’a largement méritée.  » OLIVER HARTMANN, JOURNALISTE À KICKER

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