Les Belges défendent mal

Il faut examiner les effectifs de D1 à la loupe pour trouver des Diables Rouges.Et nos expatriés ne sont pas à l’abri de tout reproche. Pourquoi notre force est-elle devenue notre faiblesse ?

Sans une réaction très rapide, on peut craindre que les arrières (centraux et latéraux) frappés du label noir-jaune-rouge seront rayés de la carte de la D1. Avant chaque match des Diables Rouges, Georges Leekens doit se gratter le sommet du crâne et triturer nerveusement sa célèbre écharpe couleur Tour de France pour trouver un défenseur belge de classe internationale en D1. C’est la grande misère, un désert encore plus sec que le Sahara. Anderlecht, le Standard, Gand, Genk ou le Club Bruges ont désormais confié les clefs de leur bastion défensif à des joueurs étrangers souvent de niveau moyen. La preuve : nos équipes n’existent presque pas sur les scènes européennes et leur effondrement s’explique souvent par des dernières lignes en papier mâché.

Chaque semaine en D1, on assiste à des horreurs sur le plan défensif. Les dernières lignes multiplient les erreurs et ces catastrophes minent les équipes. Anderlecht a été écarté de la Ligue de Champions par le Partizan Belgrade, qui ne touche pas un ballon en Ligue des Champions. Principal coupable de cette tragédie : une défense sans queue ni tête. Le Club Bruges a encaissé les uppercuts d’un médiocre Dinamo Zagreb en Europa League. La défense du Standard, c’est du sable fin qui s’envole au premier vent venu.

Quand il relève les filets lancés en D1 belge, Leekens garde Guillaume Gillet, Laurent Ciman, Sébastien Pocognoli, Olivier Deschacht et c’est presque tout : pour une pêche miraculeuse, on repassera. Raymond Goethals, Guy Thys, Paul Van Himst et Robert Waseige auraient rejeté ces petites sardines à la mer. Ils avaient mieux que ça… comme Long Couteau, un coach fédéral qui se fournit à l’étranger : Vincent Kompany (Manchester City), Daniel Van Buyten (Bayern Munich), Thomas Vermaelen (Arsenal), Jan Vertongen (Ajax Amsterdam), etc.

Mais, si on excepte l’amicale embellie russe, même ces stars encaissent trop. Remember le récent 4-4 face à l’Autriche. Le chantier de Leekens n’est pas terminé mais est-ce une excuse quand on présente les lettres de noblesse de nos expatriés ? Les défenseurs des Goethals et Thys auraient râlé sec durant six mois après une telle anémie défensive à la fin d’une rencontre aussi importante.

 » Je crois que ce ne serait jamais arrivé à notre époque « , certifie Georges Heylens.  » On aurait donné notre vie ou… expédié les adversaires dans les gradins pour garder les trois points. Oui, c’est cela, Jean Thissen et Léon Jeck les auraient découpés en rondelles avant qu’ils ne touchent le ballon. Mais nous défendions aussi avec notre tête. Je crois que beaucoup de défenseurs belges ne réfléchissent plus…  »

Quand Emmanuel Adebayor évoluait à Arsenal et que Thissen (l’ex-roc défensif du Standard, d’Anderlecht et de l’équipe nationale) était coach du Togo, il avait eu l’occasion de l’observer dans son travail quotidien. Là, il s’est rendu compte que son buteur était pris en charge par un entraîneur des attaquants. Et il en allait de même pour les milieux, les gardiens et les défenseurs. Ces derniers répétaient sans cesse les mêmes exercices : tacles, contrôle du trafic aérien, façon d’enfermer un joueur de débordement, marquage en zone, individuelle sur un adversaire, pressing individuel et collectif, phases arrêtées, piège du hors-jeu, couvertures, défense en ligne, etc. Tout était analysé jusque dans les moindres détails. Faute de moyens financiers, les clubs belges n’ont pas d’entraîneurs spécifiques pour les attaquants. Inutile de dire qu’il en va généralement de même pour les arrières. Il n’est dès lors pas étonnant d’assister à une régression inquiétante par rapport aux exigences du métier.

Un jeune rêve-t-il d’imiter Hazard ou Kompany ?

Bertrand Crasson proposa un jour ses services à Anderlecht pour travailler avec les défenseurs. Son expérience leur aurait été plus qu’utile. La direction bruxelloise ne retint pas cette idée mais depuis l’avènement de Kompany, Anderlecht n’a plus sorti un arrière central belge de classe internationale. Par contre, les Mauves recrutent de jeunes défenseurs étrangers qui ne sont pas encore arrivés à maturité. Or, surtout dans l’axe de la défense, il faut des hommes de métier qui font preuve de sérieux, de courage, d’abnégation, de rigueur et de discipline.

Et cela ne suffit pas : en plus de neutraliser des attaquants de plus en plus forts, ils doivent jongler avec toutes les composantes tactiques, avoir une bonne relance et être capable – éventuellement – de créer le surnombre dans la ligne médiane. Le bleu de travail est leur seul uniforme.

Bien sûr, on voit moins leur mille petits duels gagnés qu’un but magnifique qui fait le tour du monde, attire les grands clubs et les liasses de billets de banque. Est-ce que cela explique une évidente crise des vocations ? Ou ces places sont-elles moins valorisantes que celles de meneur de jeu ou de finisseurs des grandes £uvres ? Un jeune rêve-t-il d’imiter Eden Hazard ou Kompany ? Préfère-t-il tenter un dribble ou entraver la chevauchée d’un adversaire, vivre la vie d’un artiste ou celle d’un serviteur ? Les réponses sont vite trouvées mais la grande histoire du football belge regorge d’exploits d’arrières.

En 1948, au départ de son poste de back gauche, Pol Anoul du FC Liégeois (transféré au Standard en 1957) se lance dans un incroyable raid de 70 m contre la France et marque un but d’anthologie (3-2, score final : 3-3). C’est la première fois qu’un arrière s’avance aussi profondément dans le camp adverse et Anoul devient pour toujours l’Homme de Colombes. Qui ne se souvient pas des deux buts de l’Anderlechtois Gille Van Binst en finale de la Coupe des Coupes 78 contre l’Austria Vienne à Paris (4-0) ?

N’a-t-on pas en mémoire la tête de Georges Grün qui, le 20 novembre 1985 aux Pays-Bas (2-1), qualifia les Diables Rouges pour le Mondial 86 sur centre d’un autre arrière, Eric Gerets ? Au Mexique, Stéphane Demol marqua un but d’anthologie contre l’URSS. Aux Etats-Unis, en 1994, le grand Philippe Albert déposa un boulet dans les filets hollandais (1-0) et deux ans plus tard avec Newcastle, il marquait le dernier but d’un 5-0 contre Manchester United d’un lob au-dessus de Peter Schmeichel qui fait toujours partie du top 10 des plus beaux goals de PremierLeague

La nostalgie de Thissen

 » Il y a un problème à la formation et même au niveau de la post formation « , pense Thissen.  » Le Standard a un bon outil de travail à l’Académie Robert Louis-Dreyfus et Anderlecht en possédera bientôt un aussi. Je sais que Jean-François de Sart dirige l’école des jeunes, c’est bien, mais, ailleurs, je m’excuse, à qui donne-t-on les clefs de la formation ? Paul Van Himst n’était pas bardé de diplômes mais il a lancé Enzo Scifo et Grün en D1 après les avoir entraînés en Juniors : il faut plus d’anciens de la D1 au travail avec les jeunes. A l’étranger, les directeurs des centres de formation sont presque aussi bien payés que les T1. Le travail rapporte mais on ne bosse pas assez dans nos clubs. Quand je vois Guillaume Gillet et Sébastien Pocognoli tacler, j’en suis malade. Ils ne savent tout simplement pas le faire, or c’est un geste vital quand on veut accomplir son boulot défensif sur l’aile. Poco, et je m’y connais, n’a ni les gestes ni le tacle d’un arrière gauche : c’est un médian. Il y a plus d’un an que Gillet a pris la place de Wasyl mais il ne tacle toujours pas comme un vrai back doit le faire. C’est un handicap pour une défense. Je ne sais pas comment il travaille mais on peut progresser en une saison. Au Standard, Michel Pavic avait formé une des meilleures défenses européennes des années 60 mais cela a coûté de la sueur. Je vais vous dire quelque chose d’étonnant : comme arrière central, Léon Jeck était cinq fois plus fort que Kompany. Léon n’était jamais surmonté par un ballon haut atterrissant deux mètres derrière lui. Jeck connaissait ses fondamentaux. Il était un arrière, point final. Quand notre Léon allait au défi, il avait le cuir, garanti sur facture. Le duel, c’est le credo du défenseur. Il est là pour cela. Or, en Belgique, on a oublié l’abc du métier d’arrière. Cela se travaille. Moi, j’étais attaquant avant de me recycler. Il faut bien se connaître et mieux vaut être un bon arrière qu’un attaquant moyen. Gerets était sur le point d’être transféré à Tongres quand Vlatko Markovic en fit un back droit. Attaquant, Gerets n’aurait jamais cassé la baraque comme il le fit en défense.

Evidemment que Kompany est un beau footballeur mais il doit se contenter de son job défensif comme c’est le cas pour le moment dans son club. Son élégance et sa prestance ne servent à rien s’il pense à autre chose qu’à défendre. Et, de plus, il n’est pas à la hauteur dans la ligne médiane. C’est bien de jouer à Manchester City mais en équipe nationale, il doit imperméabiliser sa défense. Le reste on s’en fout : il y a d’autres joueurs pour ça. « 

Broos explique l’évolution

Entraîneur de Zulte Waregem, Hugo Broos a collectionné les succès du temps où il évoluait au c£ur de la défense d’Anderlecht puis de celle du Club Bruges. Il calme le jeu :  » Le Standard des années 60 détenait une grande défense, c’est certain « , affirme-t-il.  » Mais elle ne serait plus du tout dans le coup en 2010. Nicolas Dewalque était le seul arrière constructif. Les autres abattaient leur job défensif, rien d’autre. Pour l’époque, c’était parfait mais le football a changé. Les backs sont obligés de mettre le nez à la fenêtre, monter, dédoubler avec le médian qui évolue devant lui, créer des espaces et centrer. Jacky Beurlet ne devait pas se taper tout ce boulot. A Anderlecht, j’ai longtemps été le seul arrière de formation avec Johnny Dusbaba et plus tard, Luka Peruzovic. Les autres ne songeaient qu’à une chose : attaquer. C’était quand même assez risqué.

Les équilibres sont désormais totalement différents. Les attentes sont énormes pour tous les joueurs du top. Plus personne ne peut plus se contenter d’un job sur le terrain, les arrières non plus. Et si un club a un grand défenseur sous la main, il doit s’attendre à chaque instant à une offre d’un grand club étranger impossible à refuser. Même les talents de 14 à 16 ans partent comme ce fut le cas de Vermaelen, Vertongen ou Tobby Alderweireld. Cela constitue évidemment de fameuses pertes sportives pour la D1. A mon époque, nous restions pratiquement tous au pays. Or, des éléments plus chevronnés comme Van Buyten, Kompany et Timmy Simons se produisent à l’étranger depuis des années. Les clubs belges ne sont pas riches. Quand ils achètent un arrière étranger, ce n’est pas forcément le premier choix… Moins de moyens financiers, moins de qualité, des staffs techniques réduits par rapport à ceux des grands clubs étrangers : tout tourne autour de l’argent.  »

Crasson et son constat impitoyable

 » Je vois plus d’erreurs défensives en une mi-temps de D1 qu’en six mois d’un grand championnat étranger « , certifie Crasson, ex-Anderlecht, Naples, Lierse et désormais consultant TV.  » La formation est probablement déficiente. Même s’il y a des exceptions, un joueur est déjà défenseur à 14 ou 15 ans. C’était mon cas. Il faut tout de suite travailler les fondamentaux, les gestes et la culture tactique de l’arrière. Mais tout peut changer, s’améliorer ou pas, avec le style de ses entraîneurs en D1. Moi, j’ai eu la chance de bosser avec Aad de Mos à Anderlecht. Il avait un caractère assez spécial mais c’était un énorme bosseur, d’une exigence dingue qui dépassait parfois tout ce qu’on peut imaginer ou supporter. Rien ne lui échappait, même pas les plus petits détails. Avec lui, nous décortiquions tous les aspects de notre métier : espaces réduits, jeu long, montées, etc. Aad de Mos était un fanatique mais il n’y a que comme cela qu’on avance.

Après cela, j’ai eu la chance de jouer en Italie et c’est à Naples, que j’ai atteint mon apogée. Là, on apprécie le boulot discret d’un défenseur qui met un adversaire direct dans sa poche. Son coach lui donne alors 10 sur 10. Je ne suis pas sûr qu’il en irait ainsi en Belgique où on critique un Deschacht qui, à force de travail, est devenu un excellent arrière. Dans un pays autrefois réputé pour ses défenseurs, on dévalorise désormais ce job : dommage. Au Real Madrid, José Mourinho a autant besoin de RicardoCarvalho (ex-Chelsea ), un pur défenseur, que de ses stars.  »

Grün a appris à l’étranger, mais pas Albert !

Médian droit en équipe de jeunes, Georges Grün se mua en arrière droit à l’appel de Van Himst.  » Je me suis très vite adapté mais j’ai eu la chance d’avoir des professeurs extraordinaires sur le terrain : Morten Olsen, Peruzovic, Broos « , se souvient-il.  » Ils m’ont conseillé, guidé et j’ai appris sur le tas. Les défenseurs n’avaient pas d’entraînements spécifiques. Van Himst et son adjoint, Martin Lippens, s’intéressaient surtout au fonctionnement global de cette grande équipe. A Parme, où j’ai joué de 1990 à 94, le coach Nevio Scala, dispensait personnellement des séances de travail réservées à chaque ligne. Anderlecht misait sur une ligne de quatre arrières. En Italie, j’ai appris à jouer à 3 ou à 5 derrière. Arrière central, je montais souvent mais les couvertures devaient se faire. Nous avons répété des centaines de fois ces mouvements pour qu’ils soient bien huilés. Je n’avais jamais autant bossé en Belgique. Je me suis bonifié de 20 à 30 % en Italie, que ce soit tactiquement et physiquement. En 1994, quand je suis revenu à Anderlecht, rien n’avait changé : Herbert Neumann, un excellent coach, tenta d’introduire les entraînements individuels avant d’être rapidement remercié.  »

Philippe Albert a émigré vers Newcastle en 1994 après avoir percé à Charleroi, appris son métier à Malines et confirmé à Anderlecht.  » Je n’ai rien appris en Angleterre « , affirme-t-il.  » Je continuais simplement sur ma lancée. Kevin Keegan m’avait observé durant la Coupe du Monde 94 et il m’a simplement dit : – Tu joues à Newcastle comme avec les Diables Rouges. Le foot, c’est simple : le courant passe ou pas. Newcastle avait une grande équipe. Il n’a jamais fallu taper sur le même clou. Je ne me suis jamais entraîné spécifiquement avec les arrières. Tout se faisait automatiquement, sans forcer : c’est normal avec un tel effectif.  »

En Belgique aussi, durant des dizaines d’années, les deux arrières centraux se complétaient à merveille : un chien de berger intransigeant et un régulateur plus technique. Les exemples ne manquèrent pas : Laurent VerbiestJean Plaskie (Anderlecht), Dewalque-Jeck (Standard), Leekens- Eddy Krieger (Club Bruges), Broos (ou/et) Peruzovic-Olsen, Lei ClijstersGraeme Rutjes (Malines), Walter MeeuwsThéo Poel, etc. Il en allait aussi ainsi dans les clubs moins huppés. A Liège, Waseige misa durant des années sur un terrible couple au centre de sa défense. Moreno Giusto faisait le ménage et Jean-François de Sart mettait la touche finale si c’était nécessaire. Et n’oublions pas les paires OguchiOnyewuMomo Sarr ou HannuTihinen-Kompany…

De Sart défend les backs

Coach de l’équipe nationale Espoirs et responsable de la formation au Standard, de Sart se souvient de cette époque :  » J’étais le couvreur mais on ne défend plus du tout comme dans les années 80 et 90. Les défenses évoluent à plat et l’idéal est de pratiquer le pressing en zone. Cela réclame beaucoup de qualités techniques et athlétiques. On ne peut plus se contenter de marquer son attaquant. Les grandes équipes imposent leur jeu dans le camp adverse, comme l’Espagne le fit durant la Coupe du Monde. C’est la plus belle façon de défendre et, derrière une ligne qui chasse, cela peut permettre au défenseur d’être le premier attaquant. A Liège, nos backs se montraient et, que ce soit Bernard Wégria à droite ou Raphaël Quaranta à gauche, les couloirs étaient exploités. Waseige ne voulait pas qu’on joue trop bas. Les backs ont longtemps été snobés mais sont des joueurs-clés. Ils trouvent les espaces. C’est une denrée rare. Les arrières sont rares dans les 15-16 ans mais je crois que c’est l’effet du hasard et pas une forme de rejet ; même s’il conviendrait de mieux valoriser le rôle des défenseurs. Je suis un grand partisan des entraînements individuels ou secteur par secteur. On y arrive à l’Académie Robert Louis-Dreyfus mais ce n’est pas facile.  »

PAR PIERRE BILIC/ STATISTIQUES : CLAUDE HENROT

 » Moins de moyens financiers, moins de qualité : tout tourne autour de l’argent.  » (Hugo Broos)

 » On ne défend plus comme dans les années 80 et 90.  » (Jean-François de Sart)

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