L’enfant SAUVAGE

Il a fait des mains dans sa surface, mordu et insulté des adversaires, simulé des fautes inexistantes, frappé des arbitres, sans jamais vraiment exprimer de regret. Et en marquant des buts toujours plus beaux, toujours plus importants, toujours plus nombreux. Luis Suarez, idole nationale en Uruguay, est-il un salaud ? Ou l’ultime rescapé d’un football malpoli ?

Deux hommes en chemisette devisent sous la chaleur estivale de Montevideo. A gauche, EduardoAche, dit  » El Turco « , président du Nacional, l’un des deux grands clubs uruguayens. A droite, MarianoAyerra, bientôt cinquante années de socio et de chemise déboutonnée. Nom de code :  » El Negro « . Les deux hommes sont d’accord sur tout et surtout sur ça : Luis Suarez est la victime de l’impérialisme, de la culpabilité esclavagiste européenne, et bien sûr, de  » ces fils de pute d’Anglais « .

Eux, c’est autre chose : l’Uruguay. Un pays de 3,2 millions d’habitants, qui aime se voir comme la Suisse de l’Amérique du Sud. Mais une Suisse où on peut cracher et boire son maté dans le bus, où l’été est fait de barbecues dans les rues et de ventres à l’air, une Suisse qui a récemment autorisé la consommation de cannabis et dont le président, PepeMujica, porte des bottes en caoutchouc. Une Suisse, surtout, où le politiquement correct n’existe pas, y compris lorsqu’il s’agit d’évoquer les races ou les origines. Ici, on appelle les choses par leur nom, en rajoutant  » merde  » à la fin.  » Allez j’y vais « , dit le Président.  » Ciao, Negro de mierda « ,  » Ciao, Turco de mierda « .

Coup de parapluie à Ron Jans

Cette drôle de Suisse est le pays de Luis Suarez. Un homme que l’on a tour à tour désigné comme  » cannibale « ,  » tricheur « ,  » menteur « , et par qui le scandale arrive. Le monde se divise désormais en deux catégories : ceux qui considèrent Suarez comme le suppôt de Satan, et les autres. Et ça remonte bien avant cette morsure devenue légendaire dans l’épaule de Girgio Chiellini. Le 21 novembre 2010, quelques mois à peine après ses exploits à la Coupe du monde, l’attaquant mord le cou du joueur du PSV Eindhoven, OtmanBakkal. Il prend six matchs de suspension. Trois ans plus tard, le 21 avril 2013, Suarez récidive : il plante cette fois ses crocs dans le biceps du joueur de Chelsea Branislav Ivanovic.

Entre-temps-, il y a eu d’autres affaires. Un coude dans la gueule du Chilien GonzaloJara. Une baston à coups de parapluie avec son coach, l’ex du Standard, RonJans. Et puis, bien sûr,  » l’affaire PatriceEvra « . Accusé de racisme, il se verra infliger 8 matchs de suspension et une amende de 40 000 euros. Lorsqu’il apprend la sanction, Luis Suarez répond à sa manière : il distribue des bras d’honneur au public de Fulham, un geste qui lui vaudra un match supplémentaire de suspension et une nouvelle amende de 23 000 euros.

N’importe quel autre footballeur que l’Uruguayen se serait sans doute écroulé face à de telles tornades. Mais Luis Suarez est resté debout. La saison dernière, le  » pistolero « est revenu avec tous ses flingues : buts de renard et coups francs dans tous les sens. Elu meilleur joueur de Premier League parla Fédération des supporters de football anglais, Suarez a donc en moins d’un an touché le fond et les sommets. Etonnant ? Evidemment non.  » Luis, c’est un guerrier « , lance son compatriote BrunoSilva, qui a partagé avec lui les vestiaires de Groningue et de l’Ajax.  » Il aime quand les choses deviennent dures et difficiles, c’est là qu’il prend le plus de plaisir.  »

Cet amour pour les choses  » dures et difficiles  » remonte à l’année 1994. Suarez, ses trois frères et ses deux soeurs quittent Salto, situé au Nord-ouest de l’Uruguay, pour Montevideo où les attend déjà le paternel.  » Quand tu viens de Salto, on te voit comme un paysan « , dit Maxi le frangin de Luis.  » A ta manière de t’habiller, à tes chaussures défoncées. A l’école, pareil. A l’heure du déjeuner, les autres gamins sortaient de l’argent ou des gâteaux. Nous, on devait se contenter d’un bout de pain avec de la confiture de coing.  »

La drogue, non merci

 » Notre habitation, c’était une seule pièce de cinq mètres sur trois « , raconte Maxi.  » On vivait là avec ma mère, car notre père, alcoolique, s’est tiré après trois ans. Il y avait là deux lits superposés, un matelas par terre et une cuisine minuscule. On mangeait du riz et des hot dogs. C’était ce qui revenait le moins cher.  »

Luis Suarez vient à peine de fêter ses treize ans mais assume des responsabilités d’adulte.  » C’était lui qui emmenait ses frères à l’entraînement « , se souvient JoséLuisSposito, ex-dirigeant du Nacional.  » On devait leur donner de l’argent pour qu’ils puissent se payer le bus. Et quand ils n’en avaient pas assez, ils repartaient à pied, la nuit, sur plusieurs kilomètres, avec le petit Diego, qui devait avoir 7 ou 8 ans à peine . »

Suarez a toujours tapé dans un ballon, mais les affaires sont devenues sérieuses à ses 13 ans, quand il est entré dans la plus jeune équipe du Nacional Montevideo.  » Quand on l’a vu pour la première fois, l’entraîneur est resté bouche ouverte. Ça a toujours été un goleador inné. On l’a signé direct  » , se souvient Sposito. Au départ, pourtant, Luis est remplaçant. Barré par les deux autres attaquants de la génération dorée à laquelle il appartient, Martín Cauteruccio et Bruno Fornaroli.

 » Cette génération 87 a été championne dans chaque catégorie « ,détaille le coordinateur de la formation de l’époque Daniel Enriquez.  » Mais Luis était sur le banc pour un problème de comportement. C’était encore un enfant. Il faisait des conneries dans le bus, jetait de l’eau sur les passants, criait par la fenêtre. Et puis, il était fainéant à l’entraînement, buvait du coca et mangeait ce qu’il ne fallait pas manger « .

Son statut de doublure le ronge et, même s’il ne le montre pas, la situation à la maison l’affecte lui-aussi. La légende voudrait que Suarez ait alors dérapé, donnant dans la drogue, l’alcool et la mauvaise vie.  » On allait en boîte, on allait danser « ,reconnaît le frangin Maxi.  » C’est là qu’il s’est un peu éloigné du football. Mais il n’a jamais touché à la drogue, même pas aux clopes. Il buvait juste de la bière et du martini « .

Parfois, le môme déraille pourtant franchement.  » Un jour, Luis fait une faute, l’arbitre siffle et lui met un carton. Il a commencé à protester puis lui a mis un coup de boule « , se souvient son coach de l’époque Murmullo Perdomo. Suarez ne prend que dix matchs. Dans la foulée, il passe des évaluations psychologiques lors desquelles il dit ceci : il n’a pas cogné pour faire mal, il a cogné parce que ça lui est venu comme ça.

L’amour de sa vie l’a sauvé

Et puis, Luis Suarez rencontre l’amour. Elle s’appelle Sofia Balbi. Elle a 12 ans, il en a 15. Luis n’est pas le plus beau de la bande. Ses potes moquent une dentition déjà prononcée et s’amusent de ses oreilles. Mais il a pour lui l’humour et la confiance en soi. Il drague Sofia ; elle succombe. Dix ans plus tard, Luis lui a passé la bague au doigt et lui a fait deux enfants.

 » Ce qui a fait la différence, c’est sa fiancée, elle l’a sauvé « , tranche Wilson Pirez, le scout qui l’a découvert. De fait,  » El Salta  » fait subitement une croix sur les sorties, ne sèche plus les entraînements et, magie, fait même des efforts à l’école. Il trouve souvent refuge chez sa belle-famille, qui l’accueille comme un fils.

Sur le terrain, c’est l’explosion. Physiquement déjà : d’un naturel freluquet, Suarez s’épaissit et gagne de la puissance qui lui permet aujourd’hui d’aller mettre des coups d’épaule à Vincent Kompany.  » Il avait tellement pris qu’il était en surpoids « ,s’amuse DanielEnriquez.  » La pizza, le Coca, tout était descendu dans les fesses.  »

C’est pourtant quand tout va bien que la vie décide de lui mettre un coup dans les dents. On est en 2002 quand la crise économique frappe l’Uruguay. Les parents de Sofia perdent leur emploi. Et comme beaucoup d’autres, ils s’envolent pour l’Espagne.  » Il est revenu de l’aéroport « , se souvient Maxi.  » Il s’est jeté sur le lit. La tête dans le matelas. Il est resté six heures comme ça. Quand il s’est relevé, il avait les yeux tout rouges et tout gonflés. Je crois qu’il a pensé qu’il ne la reverrait jamais. C’est à cause d’elle qu’il s’est bougé le cul.  »

Garder sa petite amie l’oblige donc à accélérer ce qui est de toute manière la raison d’être de tout footballeur uruguayen : attirer l’oeil d’un club européen. Il débute en équipe première en mai 2005.  » El Salta  » n’a que 18 ans et une seule idée en tête : marquer. Des buts et les esprits.  » Il courait partout, allait sur tous les ballons « ,sourit Enriquez. » Il frappait, et il frappait encore, sauf que ça ne rentrait pas. Les supporters le sifflaient, l’insultaient.  »

Suarez ne fait pas trembler le moindre filet en quatre mois. De quoi le faire changer d’attitude ?  » Tu parles, ça ne l’a jamais dérangé que 60 000 personnes le considèrent comme un fils de pute « , répond Murmullo Perdomo. Suarez enquille finalement dix buts lors du championnat 2005-2006, jusqu’au jour où il passe sous les yeux du président et du directeur technique d’un obscur club néerlandais, Groningue. Une offre de 800 000 dollars tombe quelques jours plus tard sur le bureau du Nacional.

Il cannibalise d’abord les rencontres

Le rêve européen prend forme. Pour faciliter son adaptation, le jeune joueur s’appuie sur son compatriote Bruno Silva. Ce dernier le met rapidement au parfum.  » Un jour, il vient chez moi et me demande mes clés de voiture. Je lui ai demandé s’il savait conduire et là il me sort : ‘Pas vraiment, mais je vais me démerder.’ A son retour, la voiture était telle que je la lui avais donnée.  »

Finalement, Suarez est titularisé pour la première fois contre Vitesse Arnhem. Un match synonyme d’éclosion au plus haut niveau.  » On était en train de perdre à domicile et Luis n’avait pas spécialement brillé jusqu’à ce qu’il égalise à la 90e minute « , se souvient Silva.  » Puis dans le temps additionnel, il réussit à récupérer un ballon, élimine un défenseur, puis deux. Il avait le gardien devant lui et un coéquipier seul aux six mètres. Au lieu de centrer, il refait un crochet et pousse le ballon dans les filets. Ce jour-là, s’il n’avait pas mis ce but, je crois que toute l’équipe l’aurait tué.  » Dans un pays où on aime les joueurs qui jouent le buste droit, le manque d’élégance de Suarez détonne.

Suarez ne mord pas encore ses adversaires, mais cannibalise déjà les rencontres. L’intéressé parle de  » détermination « . Ses coéquipiers évoquent  » l’instinct du tueur « . Cette capacité innée à se dépasser et à surpasser les autres, porte un nom en psychologie : l’asphyxie mentale. De quoi effrayer Ron Jans, son entraineur de l’époque :  » Tout ce qu’il fait sur le terrain, c’est pour gagner. Donc s’il faut insulter, plonger, faire une faute, il le fait. Avec lui le football n’est pas une guerre, mais presque. Je n’approuvais pas toujours ce qu’il faisait, mais j’aimais sa mentalité.  »

En 2007, l’Ajax Amsterdam, qui a déjà traité des cas sociaux comme Zlatan Ibrahimovic, parie néanmoins huit millions d’euros pour mater le pur-sang uruguayen.  » Faire jouer Suarez, c’est comme prendre un caïd dans la rue pour le mettre sur le terrain. D’ailleurs au début, il jouait comme un animal enragé. Il a pris plus de dix cartons lors de sa première année chez nous « ,se rappelle David Endt, le manager du club.

A l’époque, Suarez passe tout son temps avec la colonie espagnole du vestiaire. Luque est alors son confident, ce qui ne l’empêche pas de gouter dans sa propre chair les symptômes schizophréniques de son coéquipier.  » Il m’a roué de coups à la mi-temps d’un match et le lendemain, il m’a proposé une balade à vélo le long des canaux. C’est une montagne russe au niveau de ses émotions, mais au fond il est très attachant « , explique la victime.

Un homme à hauts risques

Ismael Urzaiz, l’ex-buteur de l’Athletic Bilbao, n’a jamais eu le moindre problème de ce type avec l’Uruguayen.  » Mais quand il s’est mis dans la tête un truc, c’est difficile de le canaliser. Tu avais beau lui dire de ne pas courir partout, il le faisait quand même. Il a un côté anarchique qui le rend différent des autres. Il n’a pas été formaté comme les Européens. C’est un joueur antisystème qui joue avec les pieds, la langue, le coeur et la tête.  »

Le 26 décembre 2009, Suarez est à Montevideo, en costume trois pièces et cravate blanche. Il se marie avec Sofia, celle de toujours. Autour de lui, les siens, avec qui il fête un peu plus qu’un mariage.  » Une fête incroyable « ,raconte son frère Maxi.  » Chez les Suarez, on n’est pas vraiment des danseurs. Mais à la fin, il n’y avait plus que nous, les quatre frères, bourrés, à danser tout seuls sur la piste. C’était superbe.  »

Il signe à Liverpool en janvier 2011. Depuis son arrivée en Angleterre, le  » charrua  » n’est pas seulement le cauchemar des arbitres et des amateurs de fairplay. C’est aussi le danger numéro 1 pour des défenseurs comme Sylvain Distin, qui n’a aucun mal à reconnaître le talent du poil à gratter uruguayen, malgré le fait qu’il joue pour Everton.

 » Sur la prise de balle, il essaie toujours de te mettre un petit pont ou de faire en sorte que le ballon passe très près des jambes pour se retrouver très vite dans la verticalité. Il est très déstabilisant, c’est pour ça que c’était le meilleur joueur du championnat.  »

D’une certaine manière, Suarez représente un football d’une autre époque. Un football sans marché asiatique à conquérir, sans conseillers en communication, où l’on peut se battre à coups de poing avec un homme parce qu’il a été impoli ou parce qu’on en a envie. Appelons-ça les émotions.

 » Il y a une grande différence entre l’Amérique du Sud et l’Europe « ,théorise DanielEnriquez, ex-joueur uruguayen.  » En Europe, les affects n’ont pas d’impact sur les joueurs. Ronaldo, Messi, qui a été élevé en Europe, ce sont des machines. Luis n’est pas une machine, parce qu’il laisse parler ses sentiments, ses passions.  » A ceux qui se demandent encore si Suarez parviendra à devenir un jour un gentleman, la réponse est donc : non. Clairement non.

 » Je l’ai toujours comparé à quelqu’un qui aurait un tigre au fond de sa maison « ,explique Alejandro Garay, son premier coach.  » Tu peux lui donner la meilleure nourriture, les meilleurs soins mais un jour le tigre va ouvrir la porte et te bouffer. Pourquoi ? Parce que c’est un tigre, putain.  » ?

PAR PIERRE BOISSON ET JAVIER PRIETO SANTOS, À MONTEVIDEO

 » Tout ce qu’il fait sur le terrain, c’est pour gagner. Donc s’il faut insulter, plonger, faire une faute, il le fait. Ron Jans, coach de Suarez à Groningue

 » Ça ne l’a jamais dérangé que 60 000 personnes le considèrent comme un fils de pute.  » Murmullo Perdomo, ancien entraîneur de Luis Suarez

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