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 » Le judo, c’est un éternel combat « 

Deux Bruxellois, récents médaillés européens, mais surtout deux potes. À 25 ans, Toma Nikiforov et Sami Chouchi s’éclatent autant sur les tatamis qu’en dehors. Entretien sans pression avec les deux porte-drapeaux du judo belge.

Sami Chouchi sort d’une conférence de presse loufoque avec le ministre des Sports, Rachid Madrane avant de s’en aller rejoindre Tournai pour une soirée caritative organisée au profit de l’association Take care of you. De son côté, Toma Nikiforov s’apprête, lui, à embarquer pour Munich où il apparaitra en guest star dans une compétition par équipes.

Un calendrier bien chargé pour une notoriété en plein essor. Comme une nouvelle vie. Encore toute récente dans le chef de Sami Chouchi, vice-champion d’Europe en -81 kg à Tel Aviv le 27 avril dernier, un rien plus établie pour Toma Nikiforov, médaillé d’or en -100 kg en Israël et vice-champion du monde toutes catégories en novembre dernier.

Suffisant pour combler les deux étoiles les plus resplendissantes du judo belge à deux ans des Jeux de Tokyo, mais pas encore pour les rassasier. La preuve.

L’exposition médiatique qui a suivi votre double couronnement de Tel-Aviv a quelque peu changé votre quotidien. Ce serait donc ça, la rançon de la gloire ?

Sami Chouchi : Je ne sais pas, mais c’est vrai que, depuis quelques semaines, on a à quelques trucs en plus çà et là. Mais on se doute aussi que c’est passager. Le seul problème, en fait, c’est que ça tombe en plein pendant mon blocus (Sami est en 1er master à l’ULB en éducation physique, NDLR).

Toma Nikiforov : Dans mon cas, c’est marrant parce que je sens l’attention qui monte à mon égard en Belgique depuis les Championnats d’Europe, alors qu’en Bulgarie, on va dire que je suis déjà une petite star locale depuis ma médaille de bronze au Championnat du monde de 2015. Alors que je ne combats même pas pour eux ! Ça veut tout dire du rapport au judo qu’on peut avoir en Belgique. En Bulgarie, on m’arrête dans la rue pour prendre des photos, je rentre gratuitement quasiment partout. Les gens sont fous de sports de combat.

À la base, Toma et moi, on ne s’aimait pas trop. Encore aujourd’hui, ça peut parfois péter. On se cherche, on se provoque.  » Sami Chouchi

Chouchi : Tu penses que c’est une question de mentalité ? Ici, je pense que les gens te reconnaissent, mais ils ne vont pas forcément oser t’accoster.

Nikiforov : Oui, c’est sans doute vrai. Sauf qu’ici, ils vont me reconnaître parce qu’ils m’ont vu dans le journal ou à la télé. Alors que là-bas, ils vont m’accoster pour la personne que je suis. Le judoka, pas la célébrité. Je pense qu’en Bulgarie, les gens se rendent davantage compte du caractère exceptionnel d’un pays comme la Belgique, qui a été récompensé deux fois en moins de 24 h lors du dernier Championnat d’Europe. Si demain les Diables font ne fût-ce qu’une demi-finale lors d’un Championnat d’Europe, il y aura embouteillage jusque Zaventem pour aller les chercher.

 » Par rapport au foot, les judokas restent des marginaux  »

Vous enviez parfois cet engouement populaire qui accompagne une Coupe du monde de football en Belgique ?

Nikiforov : Non, je n’envie personne, mais c’est important de montrer le contraste. D’autant plus si l’on se rappelle qu’aucun autre sport que le judo n’a rapporté autant de médailles à la Belgique aux JO.

Chouchi : Ça me rend dingue quand je vois que des quotidiens remplissent 15 pages par jour sur les Diables en Russie. Nous, on reste des marginaux de ce point de vue.

Nikiforov : Je peux comprendre l’argument selon lequel on fait un sport compliqué, que peu de gens comprennent. Mais quand le Roi de Belgique me demande :  » tu joues dans quelle catégorie ? « , tout est résumé. Maintenant, s’il y a un joueur de foot qui pète, on le met dans le journal. Il n’y a plus de limite. Il suffit de voir l’importance qu’a prise la non-sélection de Nainggolan. Nous, si Sami n’est pas repris aux Jeux, à la limite tout le monde s’en bat les couilles comme dirait Kevin De Bruyne.

Chouchi : En tant que sportif de haut niveau, c’est vrai que c’est gai de se sentir porté. Malheureusement, en Belgique, je trouve que la mentalité n’est pas toujours très positive.

Nikiforov : Le problème, c’est que 90 % de la population ne sait pas ce que c’est le sport de haut niveau. Et encore moins le judo de haut niveau. Ils pensent qu’une fois que tu arrives au sommet, tu restes au-dessus jusqu’à la retraite. Sauf que tu ne peux pas tout comparer au foot. Ni même au tennis qui est dominé par les 3,4 mêmes joueurs depuis 15 ans. Le judo, c’est un éternel combat. Dans notre discipline, c’est très rare qu’un mec gagne ne fût-ce que deux fois de suite. C’est un sport beaucoup plus aléatoire, beaucoup plus concurrentiel. Plus traumatisant aussi.

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 » Les tournois, on les prend comme des entraînements  »

Fin septembre se profilent déjà les Championnats du monde à Bakou et vous vous lancerez fin juillet, avec le GP de Zagreb, à l’assaut de vos premiers points en vue du classement olympique pour Tokyo 2020. Le début d’un long chemin…

Nikiforov : À partir de maintenant, tout est préparation. Nous, les tournois, on les prend comme des entraînements. On n’a pas le choix, on ne peut pas être performant partout. Le but, c’est d’arriver dans les meilleures conditions. Et de voir où ça nous mène.

Chouchi : À Bakou, je voudrai faire aussi bien qu’aux  » Europe « , mais je n’aime pas trop parler de mes ambitions parce que le judo, c’est tout sauf une valeur sûre et qu’il y a un an, j’étais super bien, mais que je me pète bêtement le genou avant les Championnats du monde.

Le fait de pouvoir compter l’un sur l’autre au quotidien dans un sport individuel et ô combien concurrentiel, c’est une chance rare. Vous en êtes conscients ?

Chouchi : C’est clair, mais cela ne fait que 2 ou 3 ans qu’on se côtoie en dehors du judo – qu’on est vraiment potes – mais on se connaît de vue depuis 2005, je pense. C’est ça Toma ?

Nikiforov : On a commencé à vraiment se côtoyer en 2009, en Finlande, au Jeux Olympiques de la Jeunesse. Moi, j’y participais et Sami était le sparring-partner d’un autre gars. C’est là qu’on s’est disputé pour la première fois.

Chouchi : Oui, à la base, on ne s’aimait pas trop. Encore aujourd’hui, ça peut parfois péter. On reste deux gros caractères forts, donc forcément ça fait de temps en temps quelques étincelles. On se cherche, on se provoque. Et on ne va pas se mentir, à l’époque, à la fin, je me retrouvais plus souvent au sol. Mais je n’ai pas lâché l’affaire (rires).

Nikiforov : Comment ça, à l’époque (rires) ? De toute façon, Sami, ça a toujours été le gars qui se disputait avec tout le monde.

Chouchi : Nuance, nous avons toujours été les gars qui nous disputions avec tout le monde ! Il faut dire qu’on était forts pour ça. Parce que Toma, il est exactement comme moi. On accepte rarement nos torts. C’est-à-dire qu’il n’y aura jamais d’excuses. Ou alors, à notre manière. J’ai longtemps été un petit fouteur de merde. Là ça va beaucoup mieux, mais jusqu’il y a encore deux ans, j’étais souvent tendu. J’avais du mal à fermer ma gueule, je devais toujours avoir le dernier mot. Je me suis toutefois un peu calmé avec le temps.

 » Chaque athlète a sa carrière  »

Nikiforov : Ça reflète ce qu’on est en vrai. Quand Sami et Toma montent sur le tapis, les gens savent qu’il va y avoir un ippon, qu’il va y avoir un truc de fou. On a toujours été des impatients.

Chouchi : Mais tu as su être plus patient que moi. Toma a réussi à gérer des trucs que je n’étais pas encore capable de faire. Que ce soit dans les combats ou à l’entraînement. Il m’a beaucoup inspiré pour ça. Il n’y pas eu beaucoup de locomotives dans le judo belge comme lui. Des mecs qui ont gagné en cadets, en espoirs, en juniors et confirmé en seniors, c’est très rare.

Qu’est-ce qui explique que Toma a plus vite réussi à faire des résultats ?

Chouchi : Chaque athlète a sa carrière. J’ai appris à mieux me connaître et je pense que j’ai été trop longtemps dans un poids qui ne me correspondait plus (en -73 kg, NDLR). Mais je ne me suis jamais senti aussi bien dans mon corps qu’aujourd’hui. Je me sens solide.

Nikiforov : Avant, il dormait. Il ne se rendait pas compte qu’il était fort. Pourtant, il battait les meilleurs mondiaux, mais il perdait contre des branques.

Chouchi : J’ai toujours manqué de lucidité et de concentration. C’était difficile pour moi d’enchaîner les performances. Je suis content d’enfin pouvoir faire des résultats et de partager ça avec Toma.

 » Tel-Aviv, c’était un week-end presque parfait  »

Sami, tu parviens à te dire que cette opération à l’épaule gauche qui avait brutalement brisé ton élan quelques mois avant les Jeux de Rio en 2016, ça a finalement été un mal pour un bien puisque cela t’a conforté dans ton changement de catégorie et t’as permis d’arriver là où tu en es aujourd’hui ?

Chouchi : Non, parce que c’est un mal qui aurait pu être évitable. J’avais un petit retard, mais j’étais encore en concurrence avec Dirk Van Tichelt pour le ticket belge pour Rio en -73 kg. Donc, on ne sait jamais ce qui aurait pu se passer sans cette blessure. Il restait six mois avant les Jeux. Mais voilà, il y a eu cette opération et j’ai finalement regardé les Jeux à la télé.

Revenons un instant sur ce fameux week-end de Tel-Aviv. Vivre pareille émotion ensemble, cela a dû être un sentiment exceptionnel, un bonheur immense.

Chouchi : Oui, c’était presque parfait. Presque, malheureusement. Je me vois encore rejoindre Toma au resto avec ma médaille d’argent le samedi soir. Lui, avait fait son poids (la pesée, NDLR), il était bien, prêt pour dimanche et moi j’étais le nouveau vice-champion d’Europe. J’étais encore nerveux parce que déçu. J’avais pris trop de caféine, je crois, ce jour-là. J’étais emballé, je sentais que c’était mon jour. Surtout que le mec que je combats en finale, un Israélien (Sagi Muki, NDLR), je ne le sentais pas rassuré. Il m’avait dit deux fois dans la journée :  » tu pèses combien ? T’as l’air énorme !  » Ce qui est bon signe, c’est que tu as l’air impressionnant. Et puis, il y avait cette ambiance de fou puisqu’on était à Tel-Aviv, chez lui. Ça m’a boosté. Mais je perds au Golden Score. Je ne dois jamais perdre, mais je perds. Heureusement, le lendemain, tu as Toma qui gagne et forcément ça compense un peu.

Nikiforov : On était tous les deux conditionnés pour cet événement. Prêts dans la tête plus que physiquement. Moi, pour différentes raisons, je n’ai pas pu assister dans le dojo aux trois derniers combats de Sami. Le soir, pour la finale, j’étais à l’hôtel devant ma télé. Je venais de faire mon poids. Et moi, quand je suis à 100 kg, j’ai zéro énergie, je suis déshydraté, je n’ai qu’une envie, c’est de tuer une bouteille d’eau, de me peser et d’aller manger. Donc normalement, je suis dans mon lit, les bras en croix et j’attends. Et les minutes paraissent des heures. Là, Sami combattait, j’étais debout devant la télé, incapable de rester en place. Comme une bête enragée. À la fin, j’étais en larmes. Déçu pour lui parce qu’il perd, mais tellement content qu’il ait enfin pu montrer son vrai niveau. C’est difficile à comprendre, mais on s’entraîne 45 fois par semaine pour ce moment-là.

 » J’ai les armes pour mettre Riner en danger  »

Toma, on est obligé d’évoquer ce combat contre Teddy Riner en novembre dernier et cette médaille d’argent ramenée des Championnats du monde toutes catégories.Ce match contre Teddy Riner, ça reste l’apothéose d’une carrière ?

Toma Nikiforov :J’avais la possibilité de marquer l’histoire du judo. Le gars n’avait plus perdu un combat depuis 2011 et moi j’avais la chance de me retrouver face à lui. Surtout que je l’avais combattu 2,3 fois en France à l’entraînement et que je savais que j’avais les armes pour le mettre en danger. Teddy, il le sait, le Belge, il ne peut pas le prendre à la légère. J’ai entendu son entraîneur lui dire :  » Avec Toma, tu ne vas pas au sol, pas de contact.  » Résultat, tout le combat il m’a gardé à distance. Et vu que le gars fait 2,06 m, tu imagines la longueur de ses bras. Et puis, la longueur, on s’en fout, mais le truc, c’est que ses bras, ce sont des cuisses. C’est du roc.

Et malheureusement, tu prends un score après 20 petites secondes.

Nikiforov : C’est ce qui me coûte la finale. Parce que c’est cela qui change tout le combat. Ce score, s’il ne fait pas 40 kg de plus que moi, il ne tombe pas. Mais là, il s’est vraiment jeté sur le dos avec son poids, sa force, impossible de résister. Évidemment, j’étais déçu. J’ai pleuré sur le podium. Pas parce que j’avais mal ou parce que j’avais perdu, mais parce que je suis passé à un combat d’être champion du monde ! Le petit Schaerbeekois qui habite à côté de la gare, il aurait pu être champion du monde !

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