© KOEN BAUTERS

 » LA NBA N’EST PAS MEILLEURE QUE L’ÉLITE EUROPÉENNE « 

Surpris, Ann Wauters (36 ans) et Tomas Van Den Spiegel (38 ans) constatent que c’est leur première interview commune. Entretien avec la meilleure basketteuse issue d’Europe et avec l’homme qui va déterminer la gestion européenne de son sport les quatre prochaines années.

Des tours impressionnantes, de respectivement 1m94 et 2m14, aux mains souples et aux opinions tranchées. Lancés par Alost mais partis à l’étranger très jeunes. Ils ont gagné à maintes reprises l’Euroleague – la Ligue des Champions du basket-ball. Ann Wauters et Tomas Van Den Spiegel ont pas mal de points communs.

Wauters est connue dans le monde entier. Elle a été élue Joueuse européenne de l’Année à cinq reprises. Van Den Spiegel a joué dans de grands clubs comme le CSKA Moscou et le Real Madrid et, depuis novembre, il est président de l’ULEB, l’association des ligues professionnelles européennes. Sa tâche principale : réunifier le paysage européen du basket.

 » Pour avoir un véritable impact, je dois songer à un deuxième mandat de quatre ans « , a-t-il rapidement réalisé.  » Je ne m’attendais pas à être choisi pour succéder à Eduardo Portela. Ma candidature était celle du renouveau et je pensais que la fédération opterait pour le statu quo.  »

Ann Wauters a déjà laissé entendre qu’à l’issue de sa carrière active, elle aimerait rester dans le milieu du sport. Pas vraiment comme dirigeante mais éventuellement comme coach, de préférence comme personal coach.  » C’est un terrain en friche. Les USA sont nettement plus avancés sur le plan du player development. Les sportifs de haut niveau ont besoin d’un accompagnement en dehors du terrain aussi. Avec mon expérience, je peux apporter quelque chose.  »

Elle le reconnaît : c’est aussi pour des raisons privées.  » Si je devenais immédiatement coach d’une équipe, je poursuivrais la vie que je mène depuis vingt ans, avec de nombreux voyages et beaucoup de nuitées d’hôtel. Or, j’en ai assez. Les années à venir, je vais chercher ce qui me convient.  »

Éventuellement après l’EURO tchèque l’été prochain, en guise d’apothéose à une carrière impressionnante ? Wauters reste vague :  » C’est impossible à dire. Mon corps commence à protester. Je ne sais pas comment je supporterai un EURO, avec cette succession rapide de matches. On verra bien au terme de la saison.  »

 » AMÉLIORER LE PRODUIT BASKET, C’EST UN TRAVAIL DE LONGUE HALEINE  »

Vous avez tous deux critiqué les dirigeants à maintes reprises. Ann, quel effet cela fait-il d’être assise à côté de l’un d’entre eux ?

ANN WAUTERS : (Rires) C’est bien que Tomas occupe ce poste : un ancien sportif de haut niveau a enfin la possibilité de participer à la gestion du basket.

TOMAS VAN DEN SPIEGEL : Pendant notre carrière, ni Ann ni moi ne nous sommes privés de critiquer les dirigeants mais c’est facile, depuis la touche. Quand on a l’opportunité de participer à la gestion du sport, il faut la saisir. Je suis convaincu de pouvoir améliorer le produit basket-ball mais c’est un travail de longue haleine. Un exemple : modifier une règle à la FIBA prend deux ans. 400 millions de personnes s’adonnent au basket dans le monde. Si on veut déplacer la ligne des trois points de dix centimètres, ça doit être fait partout dans le monde. C’est la grande différence avec la NBA, qui ne compte que trente clubs et qui peut donc exécuter ses décisions beaucoup plus vite.

Vous avez tous deux accompli l’essentiel de votre carrière parmi l’élite européenne. Avez-vous assuré le reste de vos jours ?

WAUTERS : En basket féminin, le cercle des gros salaires est beaucoup plus restreint. J’ai eu la chance de signer quelques bons contrats en Russie. Je peux passer quelques années à l’aise après ma carrière mais ça ne peut quand même pas être mon objectif.

VAN DEN SPIEGEL : Je ne me vois pas passer 40 ans sur une plage ! Je veux aussi conserver un certain niveau de vie. Nous n’avons pas gagné des dizaines de millions donc non, nos vieux jours ne sont pas assurés.

 » J’AI VU DES JOUEUSES BATTUES À COUPS DE BRANCHES EN CORÉE DU SUD  »

Avez-vous rapidement pris conscience que votre taille pouvait influencer le cours de votre vie ?

WAUTERS : Pas moi. Je n’ai découvert le basket qu’à douze ans et même quand j’ai rejoint Osiris Alost à quinze ans, je ne pensais absolument pas faire carrière en basket. Comment, d’ailleurs ? Je n’avais pas le moindre modèle en Belgique. Ce n’est qu’à 17 ans, quand j’ai signé mon premier contrat professionnel en France, que j’ai réalisé que la combinaison de ma taille et de mon talent pouvait me conduire quelque part.

VAN DEN SPIEGEL : J’y ai pensé beaucoup plus tôt. J’ai commencé à jouer à trois ans et j’ai transité par toutes les séries nationales. Ne pas devenir professionnel aurait donc été un échec. De fait, c’est aussi dû à ma taille.

Votre taille vous a-t-elle joué de vilains tours ? Vous ne pouvez jamais vous faire oublier, vous dissimuler…

WAUTERS : Le sport m’a aidée à me sentir bien malgré ma taille. J’étais plutôt timide, introvertie mais le basket m’a permis de m’épanouir, d’autant que j’étais une bonne joueuse. J’ai aussi remarqué que les autres joueuses étaient grandes. Et il y a des garçons encore plus grands que moi !

VAN DEN SPIEGEL : Ça ne m’a jamais préoccupé. De fait, du haut de mon 2m14, je me fais toujours remarquer mais je ne m’en rends plus compte depuis longtemps. Ce sont plutôt les gens qui marchent à mes côtés qui remarquent ma taille et en ressentent une certaine gêne.

Le basket-ball vous a permis de découvrir le monde, de l’Espagne à la Corée du Sud en passant par la Russie, l’Ukraine et les États-Unis. Quel pays vous a le plus interloqués ?

WAUTERS : Le niveau est très élevé en Russie mais le championnat n’est pas un modèle. Beaucoup de filles n’éprouvent pas le plaisir de jouer. Mes coéquipières m’ont raconté qu’on les avait obligées à devenir basketteuses à cause de leur taille. Comme elles avaient été drillées pendant leur jeunesse, elles manquaient de la motivation nécessaire pour fournir des efforts supplémentaires une fois passées pros. La leçon que j’en tire, c’est qu’il ne faut forcer personne. Pareil à Séoul, où tout tourne autour de la discipline. J’ai vu des jeunes battues à coups de branches. C’est évidemment horrible. D’un autre côté, ce genre d’expérience est utile. Aux States, les talents ont plus de chances d’émerger grâce au système scolaire, à de bons entraîneurs et à de gros budgets. En Europe, je place l’Espagne parmi les meilleures nations. Elle part du principe qu’il y a des talents partout mais qu’il faut bien les former.

 » LE SYSTÈME AMÉRICAIN, C’EST BEAUCOUP DE BLA BLA.  »

VAN DEN SPIEGEL : L’Italie a été une révélation. J’avais une vingtaine d’années quand j’ai quitté Ostende et j’ai eu l’impression de devoir reprendre ma formation à zéro. Tactiquement et techniquement. Ça commence par la base : en Espagne et en Italie, il faut étudier pour devenir entraîneur.

Tu ne regrettes pas de n’avoir jamais joué en NBA, Tomas ?

VAN DEN SPIEGEL : Des collèges américains m’ont approché quand j’avais 18 ans mais ils étaient si nombreux que je n’ai pas su lequel choisir. C’était encore avant l’ère d’internet et chaque nuit, j’avais un autre entraîneur au téléphone. Avant, la NBA recrutait surtout sur base du potentiel : si on était assez athlétique à 18 ans, on obtenait un contrat. Elle a changé son fusil d’épaule depuis. La NBA n’est pas vraiment bonne pour les grands joueurs : je ne connais aucun big guy qui y ait progressé. Le système américain, c’est beaucoup de bla bla, il ne me convient pas. Ettore Messina, le grand entraîneur italien du CSKA Moscou et du Real Madrid, ne pipait pas un mot pendant l’entraînement alors que les Américains n’arrêtent pas de parler.

WAUTERS : (elle opine). Je suis bien placée pour le savoir. En WNBA, c’était réunion sur réunion. C’était presque un sport en soi.

VAN DEN SPIEGEL : Ceci dit, je n’aurais pas boudé la bonne occasion. Mais entre-temps, je pouvais gagner l’Euroleague avec le CSKA Moscou.

Vous avez tous deux gagné l’Euroleague à plusieurs reprises. Est-ce le summum pour un basketteur ?

WAUTERS : Absolument. Je viens de gagner la NBA mais c’est différent. D’une part parce que mon rôle aux LA Sparks était plus limité qu’à Samara ou à Valenciennes mais aussi parce que l’Euroleague représente vraiment quelque chose.

VAN DEN SPIEGEL : Chaque titre gagné déclenche une euphorie indescriptible. Travailler ensemble pour atteindre un objectif confère un sentiment spécial. Surtout l’Euroleague, le sommet absolu. Rien que d’y repenser, j’en ai la chair de poule.

WAUTERS : (montre son bras) : Moi aussi !

 » ON N’A PAS LA MOINDRE IDÉE DU QUOTIDIEN D’UN AFRO-AMÉRICAIN  »

VAN DEN SPIEGEL : Mais cette euphorie ne dure qu’une minute. On pense immédiatement au prochain objectif. On joue pour des trophées. C’est de ça que les gens se souviennent. J’ai toujours opéré mes choix en fonction des prix sportifs, pas de l’argent. Et même pas en fonction de la possibilité de me distinguer. Je n’étais pas un tout grand talent mais je pouvais colmater les brèches entre les différents groupes et remplir les vides éventuels. C’est pour ça que j’ai toujours apprécié la structure et la discipline : j’en avais besoin pour donner le meilleur de moi-même. Il m’est arrivé de jouer pour une équipe dont je pouvais être le meilleur, comme à Marioupol, mais quand le CSKA m’a demandé de le rejoindre pour trois mois et de jouer la finale d’Euroleague, mon choix a été vite fait.

L’Euroleague a-t-elle la même valeur qu’un titre en WNBA ou en NBA ?

VAN DEN SPIEGEL : Sportivement ? Certainement. La NBA n’est pas vraiment meilleure que l’élite européenne, sauf peut-être le top huit dans les play-offs. Je viens de voir Brooklyn-Portland : je peux citer une poignée de clubs européens qui battraient ces équipes. Le CSKA Moscou a d’ailleurs battu plusieurs équipes de NBA pendant sa tournée estivale.

La ségrégation entre Blancs et Noirs joue-t-elle encore un rôle aux États-Unis ?

WAUTERS : Ça été très marqué l’été passé avec les protestations Black Lives Matter. La WNBA a proposé de porter des maillots noirs à la demande des joueuses mais la NBA était contre : elle voulait en faire des All Lives Matter et a agité la menace de sanctions mais finalement, elle nous a laissé faire. Nous, les Européennes des LA Sparks, ne comprenions pas cette agitation, au début, mais j’ai entendu beaucoup d’histoires qui montrent que, nous, les Européens blancs, n’avons pas la moindre idée de ce que c’est, le quotidien d’un Afro-Américain. Un exemple. Quand une équipière noire a été arrêtée par la police, sa première réaction a été de laisser les mains sur le volant et de se taire. Elle connaissait l’histoire d’une femme noire incarcérée sans raison et décédée en prison. Elle n’a donc pas voulu donner le moindre prétexte à la police de l’arrêter. Mais si, les Noirs sont constamment arrêtés alors que les Blancs peuvent poursuivre leur chemin… Nous ne pouvons pas imaginer ce que ça fait.

VAN DEN SPIEGEL : JR Holden, l’ancien distributeur américain d’Ostende et du CSKA Moscou, m’a aussi raconté des trucs hallucinants.

WAUTERS : A-t-on voulu le toucher ? J’ai vécu ça en Turquie : je pense que les gens n’avaient encore jamais vu de Noir et ils ont demandé à en toucher un pour voir si la couleur partait !

VAN DEN SPIEGEL : Durant ses premières années à Moscou, JR Holden a été agressé quelques fois. Depuis, le pays a évolué mais ce problème ne se résoudra pas en une ou deux générations.

 » CEUX QUI JOUENT À L’INSTINCT NE SURVIVENT PAS  »

Ann, à tes débuts, tu as également été choquée par le racisme à l’encontre des Blanches en WNBA ?

WAUTERS : Oui. Il était très palpable. Surtout de la part des filles qui n’avaient jamais joué à l’étranger. Elles me considéraient comme une intruse. J’étais encore jeune, très naïve et je pensais qu’une coéquipière ne pouvait que me vouloir du bien.

VAN DEN SPIEGEL : C’était pareil quand je jouais la NBA Summer League. Je sentais que je n’étais pas le bienvenu.

Un sportif de haut niveau doit-il avoir une carapace et être égoïste ?

WAUTERS : Je pense que tous les sportifs de haut niveau le sont. C’est nécessaire pour atteindre le sommet. Ça a changé depuis que je suis mère. C’est peut-être mieux car on se met une énorme pression en organisant tout en fonction de soi-même. Dormir, manger, voyager : tout se déroule selon vos souhaits. Être à la fois sportive et mère est un soulagement.

VAN DEN SPIEGEL : C’est un sport d’équipe mais au plus haut niveau, tous les joueurs savent comment se positionner pour être meilleurs. Ceux qui continuent à jouer à l’instinct ne survivent pas. Le basket n’est pas comme le football, on n’y reçoit pas de contrats de quatre ans. On peut déjà être content de signer pour deux ans. Il faut donc veiller à rester constamment important.

Vous avez déjà saboté un coéquipier sciemment ?

WAUTERS : Non, car ça te revient comme un boomerang en pleine figure.

VAN DEN SPIEGEL : Moi non plus mais j’ai été souvent déçu.

WAUTERS : Et ce sont ces joueurs qui restent au sommet ?

VAN DEN SPIEGEL : Non. Le CSKA Moscou a été mon sommet. Pendant trois ans, nous avons tout gagné mais ce n’est possible que si tout tourne autour de l’équipe. A l’échelon inférieur, c’est souvent un peu moins le cas et ça me posait problème. Il n’est pas nécessaire d’être les meilleurs amis du monde mais ça aide quand même.

PAR MATTHIAS STOCKMANS – PHOTOS KOEN BAUTERS

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire