« Je travaille à l’instinct »
Réélu à la présidence de l’UEFA, ce numéro 10 mythique ouvre pour que le foot reste le plus libre possible par rapport au fric, aux usurpateurs et à la… TV !
Au milieu du stress qui accable le football international, le bureau de Michel Platini, situé au premier étage du quartier général de l’UEFA, à Nyon, en Suisse, semble être une oasis de calme, propice à la réflexion. C’est comme si le temps s’était arrêté. Des fenêtres de son bureau design, dont le verre est la principale composante, Platini a une vue imprenable sur le lac de Genève et même, plus loin, sur le sommet enneigé du mont Blanc.
En janvier 2007, quand Platini a été élu président de la confédération européenne, il a quitté la turbulente Paris pour la sérénité de Nyon. Il n’a eu aucun mal à déménager. Le patriotisme n’est pas un sentiment familier en lui. » Quand je me produisais pour l’équipe nationale, je n’ai pas entonné l’hymne une seule fois « , explique-t-il. Il s’empresse d’ajouter qu’il aime la France mais qu’il pense en termes européens : » Je suis président d’une fédération regroupant 53 nations. 400 personnes de 38 nationalités différentes travaillent dans ce bâtiment. «
Platini (55 ans) était un attaquant doté d’une technique de frappe gracieuse, il était un artiste du ballon, élégant et dominant, créatif et inventif. Et reste évidemment un passionné de football. En 1985, il a vécu une des pires tragédies du sport, au stade du Heysel, quand, avant le coup d’envoi de la finale de la Coupe des Champions opposant la Juventus à Liverpool, l’enfer s’est déchaîné, coûtant la vie à 39 supporters. Pourtant, cela n’a pas empêché Platini de brandir triomphalement le trophée à l’issue du match. Cette image continue à le poursuivre. Le journal français Libération avait titré : » Platini a dansé sur la tombe de 39 cadavres « . Platini, qui ignorait encore l’ampleur de ce qui s’était produit à ce moment, ne l’a jamais oublié. Ce drame l’a irrémédiablement marqué. Comme il l’avoue, cette douleur ne s’estompe pas et il lui est toujours pénible d’évoquer ce sombre chapitre de sa carrière.
Quand il a succédé à Lennart Johansson à la tête de l’UEFA, en 2007, il suscitait de nombreux doutes. Il était catalogué pur produit de la FIFA, acolyte de Sepp Blatter, le président si controversé de la fédération mondiale, dont il était le conseiller technique. Cela constituait un handicap majeur pour faire carrière à l’UEFA mais Platini, malgré une allure fanfaronne qui lui donne parfois l’air arrogant, a bel et bien apposé sa marque personnelle et a été réélu pour quatre ans le 22 mars dernier, en l’absence d’autre candidat. Durant son premier mandat, il s’est occupé d’ouvrir la Champions League, du fair-play financier, de la mutation de la Coupe UEFA en Europa League, d’introduire deux arbitres supplémentaires dans les joutes européennes. Mais lorsqu’on lui demande quel est le moment charnière de ses 40 ans de carrière footballistique, il observe un long silence.
Michel Platini : » Tous les changements sont issus de l’apparition de la télévision. Cette nouvelle source de revenus a complètement modifié le paysage. Les clubs ont acquis un plus grand potentiel financier, ce qui leur permet d’enrôler de meilleurs joueurs, de rénover leurs infrastructures, d’investir dans la formation. Cela rend le football plus attractif, cela améliore le produit. Mais comme toujours, l’argent conduit aussi à des excès. La société en général n’y échappe pas non plus. On a affaire à la corruption, de grosses sommes circulent et certains sont plus faibles que d’autres, à tous les niveaux, même à l’étage de la direction. Les paris, légaux et illégaux, ont aussi fait leur apparition. Ils menacent les racines mêmes du football. Le football perd son âme si le résultat est fixé à l’avance. Pour combattre ce fléau, il nous faudrait une sorte de police internationale du sport. Je n’ai pas attendu d’être président de l’UEFA pour plaider en ce sens. Depuis, nous avons mis sur pied un réseau avec la police et sommes souvent présents dès que nous apprenons qu’il s’est peut-être produit quelque chose. Nous montrons clairement que nous suivons attentivement les événements.
» Le fair-play financier sera appliqué «
Les droits TV disproportionnés et la naissance de la CL ont abouti à un football à deux vitesses. Le gouffre entre riches et pauvres s’est agrandi.
C’était inévitable. Les meilleurs footballeurs se produisent pour les meilleurs clubs, dans les championnats les plus relevés. Cette évolution est positive. La Ligue des Champions a amélioré le football, même s’il avait beaucoup de charme de mon temps. Au premier tour de la Coupe des Champions, nous affrontions une équipe luxembourgeoise. C’était un tour d’échauffement. Il ne fallait que cinq matches pour atteindre la finale. Ils se sont multipliés, ce qui engendre une charge plus importante. Les clubs doivent donc élargir leurs noyaux et augmenter leurs budgets.
Les clubs s’endettent plus rapidement. Manchester United a un déficit de 800 millions d’euros, le Real Madrid a 327 millions de dettes et rien que la saison dernière, Barcelone a perdu 70 millions. Ne risque-t-on pas de voir naître une concurrence déloyale ?
Je n’ai rien contre les dettes. Celui qui achète ou fait construire une maison s’endette aussi. En revanche, les déficits me posent problème. Quand on emprunte de l’argent, on paie des intérêts. C’est économiquement justifié et nous ne pouvons l’interdire. Perdre de l’argent, c’est différent. Il faut poser des limites. Nous avons donc instauré le fair-play financier, qui entrera en vigueur à l’aube de la saison 2013-2014. Le principe de base est le suivant : il faut équilibrer son budget avec les rentrées footballistiques. Entre 2013 et 2015, les clubs ne pourront plus dépasser un déficit de cinq millions et leurs dettes ne pourront être supérieures à 45 millions sur ces deux ans. Elles devront faire l’objet d’une garantie des actionnaires ou d’autres investisseurs. Au-delà de 2015, la dette ne pourra dépasser 30 millions. Ce sont des étapes essentielles pour assainir le football.
Une commission financière veillera à ce que chacun respecte ces règles. S’il le faut, nous serons très durs. Nous refuserons l’accès à nos compétitions aux clubs endettés. Comme vous le savez, cette structure de contrôle est placée sous la présidence de Jean-Luc Dehaene. Je dois reconnaître que la route est encore longue. J’ai déjà dit à Dehaene qu’il devrait travailler pour nous à temps plein car le travail ne manque pas… mais il refuse.
Est-il aussi question de limiter les salaires ?
Là non plus, je ne vois pas de problème, à condition que les clubs ne dépensent pas plus qu’ils ne gagnent. Je veux qu’ils fonctionnent sans pertes, d’où ces conditions strictes. Le football a fonctionné pendant 80 ans sans règles ou presque. Nous devons changer ça. Mettre fin à la mauvaise gestion est une priorité. Nous ne voulons pas ravager des clubs mais les aider. La façon de diriger un club a changé et nous sommes aussi confrontés à des investisseurs qui achètent des clubs. Les règles sont claires dans ce cas aussi. On commence à avoir l’impression que le football n’est plus qu’un événement commercial. Ce n’est pas le cas. Je l’ai toujours dit : le football n’est pas du business mais un jeu qui implique de l’argent.
Pourtant, avec ses droits de retransmission phénoménaux, la Ligue des Champions ressemble à un produit commercial. On ne compte vraiment que si on se qualifie pour le bal des champions.
Le gouffre s’agrandit, en effet. C’est pour cela que nous avons mis sur pied l’Europa League, avec un tour par poules jusqu’à la Noël, pour que les clubs disputent plus de matches, ce qui génère plus de rentrées. C’est un pas dans la bonne direction. Cela devrait diminuer l’écart entre les grands clubs et les moyens.
Depuis l’arrêt Bosman, un club ne peut plus réclamer d’indemnité de transfert pour un joueur en fin de contrat. Cela a un impact négatif sur la formation des jeunes, les petits clubs ayant l’impression de travailler au profit des autres.
C’est pour ça qu’il est interdit de transférer les -18 ans, dans tous les pays. Cela ne suffit pas. J’ai récemment plaidé pour que les clubs ne puissent plus attirer de joueurs mineurs issus d’un club étranger. Combien de joueurs de 12, 13 ou 14 ans ne sont-ils pas arrachés à leur culture ? C’est une sorte de trafic d’êtres humains. J’ai demandé aux ministres des pays de l’UE d’intervenir car nous avons évidemment besoin d’une loi. Les petits clubs doivent également avoir la possibilité de se développer. De ce point de vue, nous devons vraiment être créatifs pour trouver des solutions.
» La TV tronque l’image du foot «
Le football est-il devenu meilleur, en l’espace de 40 ans ?
Certainement. On assiste à des matches d’un très haut niveau, sûrement en Ligue des Champions. J’ai toujours été partisan du beau football, basé sur la technique et le mouvement. Naturellement, le football a changé. Actuellement, il faut être plus robuste, plus puissant, avoir une meilleure condition, pour étaler ses qualités techniques à un rythme supérieur. L’influence des entraîneurs est parfois trop importante. Ils dirigent beaucoup plus le jeu que jadis. De mon temps, le football était plutôt l’affaire des joueurs.
Ce qui donne l’impression qu’il est moins ouvert, beaucoup de matches étant bloqués par la tactique ?
C’est partiellement dû au grand nombre de retransmissions télévisées. Quand j’étais joueur, on ne voyait que les véritables affiches en Coupe d’Europe. Maintenant, on retransmet tout, avec un plus grand nombre de caméras, ce qui fausse notre jugement, au point que nous puissions penser que c’était mieux avant. Les commentateurs et les analystes ont un rôle-clef durant ces émissions. Ils déterminent l’opinion de la majorité des téléspectateurs. Je trouve qu’il faut vraiment assister à un match au stade, pour se forger une opinion en toute indépendance.
Les arbitres semblent également atteindre un niveau inférieur ?
Et d’où vient cette impression ? De la télé. Elle grossit chaque erreur et repasse l’image à l’infini. Soyons sérieux : de nos jours, il faut être masochiste pour devenir arbitre. La corporation est conspuée et maudite. Les arbitres sont tellement souvent confrontés à leurs erreurs par la télévision qu’ils en perdent courage alors que l’arbitrage a atteint un niveau très élevé. Ils n’ont jamais été aussi bien préparés et nous continuons à améliorer leur condition physique pour qu’ils deviennent plus athlétiques.
Le recours à des instruments technologiques est un thème brûlant d’actualité mais vous n’en êtes pas un fervent partisan…
Absolument. En interrompant constamment un match pour consulter les images vidéo, on tue le spectacle. Comment définir quand avoir recours aux vidéos ou pas ? Bien sûr, les arbitres commettent des erreurs, c’est humain. Par exemple, en huitièmes de finale de Coupe du Monde, en Afrique du Sud, durant le match Allemagne-Angleterre, le ballon de Frank Lampard avait bel et bien franchi la ligne. Mais imaginez que durant cette phase, au terme d’un contre rapide, l’Allemagne mène 3-1 et qu’on arrête le match pour regarder les images vidéo. Que fait-on ? Ou pire : qu’advient-il si on s’aperçoit qu’il y avait une faute avant le tir de Lampard ? Va-t-on valider le but ? Croyez-moi, les discussions seraient encore pires que maintenant.
En même temps, vous avez insisté pour qu’on place un arbitre supplémentaire derrière chaque but en Europe League et, depuis cette saison en Ligue des Champions…
L’expérience est une réussite et je vais demander qu’on l’applique aussi à l’EURO 2012 en Pologne et en Ukraine. Il y a simplement deux hommes de plus pour tout observer. Le but de Lampard aurait certainement été validé. Leur présence assure aussi un meilleur contrôle de ce qui se passe dans le rectangle et devrait donc mettre fin aux poussées, aux tirages de maillots, etc. Il faudrait étendre la mesure aux championnats nationaux mais ce n’est pas du ressort de l’UEFA.
Le jeu est-il plus dur ?
Il est devenu plus athlétique, les contacts physiques sont plus nombreux et de fait, on relève beaucoup de fautes graves mais on retrouve le facteur télé : on montre toutes les fautes graves de toutes les compétitions. Une fois, deux fois, dix s’il le faut, et cela fait le tour du monde.
La télévision a tout changé…
Tout.
Ici et là, votre première élection à la présidence de l’UEFA a soulevé des doutes car vous étiez considéré comme un pur produit de la FIFA. Cette fois, vous avez été réélu sans opposition et tout le monde loue votre approche. Cela doit vous faire plaisir ?
L’opinion des autres ne m’intéresse pas. J’aime travailler pour l’UEFA parce que je peux ainsi me placer au service du football, un sport qui m’a formé, humainement. Cela a peut-être l’air pathétique mais c’est la vérité. Je suis un homme de football et j’essaie de travailler en utilisant mon c£ur. Nous avons un produit fantastique et avons la possibilité de le développer, de le moderniser, de le délivrer de ses errances. Je veux démontrer qu’en s’appuyant sur l’âme du football, on peut régler beaucoup de problèmes.
Je travaille à l’instinct. J’ai mis un terme à ma carrière active à 32 ans. Certains trouvaient que c’était trop tôt mais mon corps me soufflait que j’en avais assez fait. Ma raison me le disait aussi. Je ne me suis jamais plaint. J’ai décidé de poser ma candidature à la présidence de l’UEFA à 50 ans. Je voulais m’adresser un signal, marquer le fait que j’étais entré dans une nouvelle phase de ma vie.
Votre brillante carrière ne comporte qu’un mauvais souvenir : le drame du Heysel, en 1985. Vous n’avez plus jamais mis les pieds dans ce stade depuis.
Et je ne le ferai plus jamais. Ce drame me poursuit émotionnellement. Après, on a amélioré la sécurité dans les stades mais quand même. Je ne peux toujours pas regarder les images du drame. Il y a aussi le fait que nous avons joué là sans savoir ce qui se passait. On a raconté beaucoup de bêtises ensuite. Chaque fois que je parle du Heysel, cela me fait mal. Encore à l’instant. J’ai beau essayer de repousser cette pensée, jamais ma douleur ne s’estompera. Jamais.
PAR JACQUES SYS – PHOTOS : REPORTERS
» De mon temps, le football était plutôt l’affaire des joueurs que des entraîneurs. » » Il faut être masochiste pour devenir arbitre, de nos jours. «
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