» IL EST PLUS IMPORTANT DE DÉFENDRE QUE D’ATTAQUER « 

Dans quelle mesure le traitement des données peut-il influencer le jeu ? Et jusqu’à quel point laissera-t-on la technologie s’immiscer dans le sport ? Un regard sur le football de la prochaine décennie.

Les stats fourmillent de plus en plus dans le monde du foot : pourcentage de possession de balle, nombre de tirs au but, de fautes, de corners, de kilomètres parcourus… C’est intéressant mais est-ce vraiment pertinent pour autant ? La maîtrise du ballon est-elle importante, comme on pourrait le penser vu le nombre de fois où ces statistiques apparaissent au cours d’un match ?

Détrompez-vous ! Chris Carling, un scientifique anglais qui a travaillé pour le compte de Lille, a calculé le temps de possession de balle moyen d’un joueur ainsi que la distance parcourue durant cet intervalle au cours d’un match : 53,4 secondes et 191 mètres. Soit un pour cent du temps passé sur le terrain.

Si on prend une distance moyenne de 11 km par joueur, cela veut dire que celui-ci a le ballon pendant 1,5 pourcent du temps. Le nombre moyen de touches de balles est de 2 et la durée moyenne de chaque possession de balle est de 1,1 seconde.

Les questions principales sont donc de savoir s’il joue intelligemment lorsqu’il n’a pas le ballon (le placement !) et si, lorsqu’il touche le ballon, il le fait suffisamment bien pour conserver celui-ci.

Sans compter que le hasard joue un rôle important. Au cours des dernières années, les entreprises de paris ont mis toutes les informations et les statistiques dont elles disposaient dans des algorithmes et des modèles informatiques dans l’espoir de prédire le plus correctement possible les résultats et de définir leurs cotes.

Eh bien, personne n’a fait mieux que 80 %. Deux résultats sur dix restent surprenants ! En MLS, voici peu, une équipe a tiré 25 fois au but, contre une seule à son adversaire. Et pourtant, celui-ci s’est imposé.

Aujourd’hui, de nombreux clubs ont des contacts avec des entreprises qui fournissent des données (Opta, Prozone, Amisco, Instat). Ils reçoivent des milliers de données et un rapport de dizaines de pages par match. Qu’en font-ils ? La plupart font appel à des analystes, des gens capables de retenir l’essentiel de cette jungle.

Jusqu’en juin dernier, Siebe Hannosset a travaillé pour le Club Bruges.  » A un certain moment, nous nous sommes intéressés au nombre de touches de balles de Vadis Odjidja « , dit-il.  » Le coach estimait qu’il était trop élevé, ce qui ralentissait le jeu. Nous avons suivi cela pendant un certain temps et cela a porté ses fruits : il s’est mis à jouer plus vite.  »

L’analyse des données est parfois surprenante. Une étude de tous les buts inscrits en Premier League entre 2001 et 2011 donne par exemple ceci :

– Dix buts inscrits en plus auraient rapporté 2,3 victoires de plus

– Dix buts encaissés en moins auraient valu 2,16 victoires de plus

– Dix buts inscrits en plus auraient signifié 1,76 défaites de moins

– Dix buts encaissés en moins auraient valu 2,35 défaites de moins.

Conclusion : mieux vaut acheter de bons défenseurs car, pour obtenir un bon résultat, il est plus important de ne pas encaisser que de marquer.

TijsRokers, analyste au FC Twente, confirme :  » En D1 hollandaise, ces dernières années, l’équipe qui a encaissé le moins de buts a été championne à huit reprises tandis que celle qui a marqué le plus ne l’a été qu’une fois. Les attaquants sont souvent mieux payés que les défenseurs alors qu’il est plus important, au regard de ces chiffres, de savoir défendre que de savoir attaquer ! Si j’étais dirigeant de club, j’investirais dès lors dans des défenseurs, tandis que je ferais du commerce avec mes médians et mes attaquants.  »

Pour Hannosset, il ne fait aucun doute que les données vont changer tant et plus le jeu. Mais si oui, dans quelle mesure ? Partons à la découverte du football 2.0 sous les aspects tactique, physique et mental.

TACTIQUE 2.0

D’un point de vue tactique, où en sommes-nous sur le plan des données ? Pas très loin, pense Jan Van Haaren, qui travaille au département des sciences de l’informatique de la KUL. Son boulot, c’est le datamining, le trai-tement des données en grandes quantités. Le problème du football réside, selon lui, dans sa complexité.

 » Le football est un sport fluctuant « , dit-il.  » Les relations et interactions entre joueurs sont nombreuses et ceux-ci se déplacent de façon relativement libre sur le terrain. En théorie, chacun peut se placer où il veut même si, en pratique, cela n’arrive pas.

Un autre problème du football, c’est qu’on marque très peu, ce qui permet difficilement de dire si une action était bonne ou mauvaise. Parfois, c’est évident. Lorsqu’on marque, c’est bon. Mais si Sven Kums adresse une passe à Laurent Depoitre qui rate, est-ce que la passe était bonne ou mauvaise ?  »

D’après lui, l’idéal serait de mettre au point un modèle universel.  » Le problème avec l’approche actuelle, c’est que les entreprises ne tiennent pas compte de la tactique des clubs ou de la consigne donnée par le coach. Si celui-ci dit à ses joueurs de jouer long, celui qui s’y tient a fait un bon match à ses yeux. Le système devrait pouvoir dire : les longs ballons ne sont pas arrivés, la cote est donc inférieure. Idéalement, les critères devraient pouvoir changer en fonction des clubs et même en fonction des entraîneurs.  »

La KUL a analysé pour un journal une saison et demie d’un grand club (Club Bruges), soit entre 60 et 70 matches.  » C’est un début et nous n’avons pas vraiment encore pu tirer de conclusions « , dit Van Haaren.  » Sauf que, pour moi, l’important est de se concentrer sur des aspects très spécifiques, de se spécialiser dans les phases arrêtées. C’est là qu’il faut tenter de faire la différence.  »

Tijs Rokers a analysé pendant un certain temps des matches pour le compte du FC Twente : comment l’adversaire construit-il ses attaques ? Qui y est impliqué ? Comment tombent les buts ?  » Lorsque je suis dans un stade et que l’équipe visitée bénéficie d’un coup de coin juste avant le coup de sifflet final, tout le stade se lève « , dit-il.

 » Les gens pensent que c’est à ce moment que l’équipe peut marquer. Mais quand on sait que seuls 2,5 % des coups de coin (un sur 40 selon les statistiques de la D1 hollandaise l’an dernier) amènent un but, cette sensation ne repose sur rien. Cela fait longtemps que je dis que les corners ne sont pas importants… si c’est n’est pour dire qu’on peut progresser de 97,5 % en la matière ! Cela signifie qu’on peut les travailler à l’entraînement, y consacrer une séance entière par semaine.  »

Rokers demande qu’on élargisse les horizons.  » Je suis un grand amateur de football américain. Ce n’est pourtant qu’une succession de temps morts. On pourrait aller chercher quelqu’un dans ce sport et lui demander d’établir des modèles propres au football. Dix variantes sur les coups de coin, par exemple. Puis s’y entraîner comme des fous.

Lorsqu’il coachait l’Excelsior, Alex Pastoor est allé voir des entraînements du club de hockey de Rotterdam. Si AZ collabore avec Billy Beane (de Moneyball, ndlr), ce n’est pas pour la frime. L’AZ est réceptif aux idées nouvelles. Toon Gerbrands, qui en fut le directeur durant des années, vient du volley. Et Rob Eenhoorn, son successeur, est issu du base-ball. C’est un grand ami de Beane.  »

MÉDECINE 2.0

En matière de traitement des données, c’est sur le plan physique que les sportifs sont le plus avancés. Les cardiofréquencemètres font, depuis longtemps, partie du paysage et, dans les grands championnats, tout le monde porte désormais des objets connectés à l’entraînement. La FIFA les autorise même en match. On peut mesurer à tout moment un total de 200 à 300 variables comme la vitesse, la distance, le pouls… Ici aussi, tout l’art consiste à déceler les informations réellement pertinentes.

Lorsqu’il est devenu président du Club Bruges, Bart Verhaeghe a introduit le PPS, Personal Performance System. Chaque jour, tous les joueurs du Club doivent remplir un questionnaire avant et après l’entraînement. Avant la séance, ils doivent évaluer, sur une échelle de 0 à 100, s’ils ont bien dormi, s’ils se sentent bien, s’ils ont envie de s’entraîner, s’ils ont des douleurs musculaires, si l’entraînement de la veille était bon. Après, ils doivent coter l’entraînement de un à cinq : son intensité, etc. Les réponses sont ensuite associées aux données fournies par le cardiofréquencemètre pendant l’entraînement. C’est sur ces bases que les analystes travaillent.

Joost Desender l’a fait jusqu’au 1er septembre. Qu’en a-t-il conclu ?  » Supposons qu’un joueur quitte le terrain et estime l’intensité de l’entraînement à 80 alors que les autres joueurs l’estiment à 40 et que ce soit pareil le lendemain « , dit-il.  » Cela veut dire que quelque chose ne va pas. Si nous comparons avec les données fournies par le cardiofréquencemètre et que la différence est identique, cela veut effectivement dire que le joueur s’est entraîné plus dur que les autres. On note souvent cela avec les jeunes. C’est alors le signe qu’il faut les laisser souffler un peu.  »

Il nous montre quelques tableaux dans lesquels tout est comparé aux attentes du staff. Théoriquement, les courbes devraient être les mêmes pour tout le monde.  » On travaille par période « , dit Desender.  » Cela implique des pics de forme. On peut ainsi voir qui a tendance à en faire trop ou, au contraire, quels sont ceux qui ne s’entraînent qu’à 20 ou 30 % de leurs capacités, avec l’impact que cela peut avoir sur leurs prestations.  »

En matière de condition, le football ne compte que deux composantes : l’explosivité (et la récupération qu’elle implique) et l’endurance.  » A l’entraînement, on peut mesurer à tout moment la capacité d’un joueur à récupérer « , dit Desender.  » Nous attendons que tous redescendent de 20 pulsations en 30 secondes et de 40 à 45 pulsations en une minute.

S’ils ne descendent que de 10 à 12 pulsations, cela veut dire qu’ils produisent davantage d’acide lactique et qu’en match, ils vont marcher plus longtemps que les autres. La coordination des mouvements s’en trouvera également affectée, ce qui signifie que leurs contrôles de balle seront moins bons.  »

Si on fait cela chaque jour pour chaque joueur, les données s’accumulent et sont de plus en plus intéressantes.  » Les analyses peuvent prévenir les blessures « , dit Desender.  » Les mesures par GPS sont de plus en plus précises. Nous pouvons même vérifier la pression sur un pied pendant la course. En principe, elle doit être la même à gauche qu’à droite. S’il y a déséquilibre, c’est qu’il y a un problème.

Lorsqu’un joueur revient de blessure, on doit attendre que cette pression soit rééquilibrée. Bien entendu, on ne peut jamais exclure tout risque de blessure. Parfois, il serait bon de laisser souffler un joueur mais il peut arriver qu’on ait besoin de lui.  »

Conclusion ?  » Selon moi, à l’avenir, les quatre premiers entraînements de la semaine seront individualisés « , dit Desender.  » On travaillera par petits groupes puis le coach rassemblera tout le monde pour les trois dernières séances. L’Allemagne a déjà travaillé de la sorte lors de la Coupe du monde. Cela implique évidemment un changement culturel énorme. Peut-être que certains joueurs ne s’entraîneront pas pendant deux jours alors que d’autres auront droit à une ou deux séances.  »

Siebe Hannosset :  » La décision de la FIFA d’autoriser l’aide des technologies avancées en match va permettre beaucoup de bonnes choses. Nous savons déjà depuis longtemps quelles charges un joueur peut supporter à l’entraînement mais à présent, nous pouvons voir jusqu’où il peut aller en match. Cela nous permettra de leur transmettre des informations plus correctes et d’adapter les régimes d’entraînement.

Aujourd’hui, on peut pratiquement voir en temps réel les accélérations et les temps de récupération des joueurs. Si quelqu’un récupère moins vite et qu’il prétend encore se sentir bien au repos, on peut le confronter à ses données et lui dire qu’il vaut peut-être mieux le remplacer maintenant avant que la fatigue ne lui fasse perdre sa concentration. Les données peuvent faciliter la prise de certaines décisions.  »

MENTAL 2.0

Outre les aspects tactique et médical, il faut également tenir compte du mental. Dans quelle mesure les progrès de la science peuvent-ils faire évoluer les choses ?

A la KUL, c’est l’équipe de Daniel Berckmans qui s’occupe de cela. Sa première rencontre avec le monde du sport remonte à une décennie, lorsque le Milan Lab a demandé à collaborer. Le club italien estimait que son laboratoire, pourtant performant, lui coûtait trop cher et il voulait savoir si la KUL pouvait l’aider à automatiser les données.

 » Leur intention était d’automatiser complètement la mesure de condition physique et mentale « , dit Berckmans.  » Et ils voulaient savoir si nous pouvions développer cette technologie.  »

Sur le plan physique, pas de problème : pendant trois ans, 256 expériences ont été menées, parfois dans des conditions difficiles.  » C’était en 2006 « , dit Berckmans.  » A l’époque, les techniques sans fil n’existaient pas encore.  »

La science fut en mesure d’expliquer le succès sportif.  » Andrei Chevtchenko réussissait parce qu’il avait un avantage inné que nous avons pu mesurer : son champ de vision large était plus rapide que celui des autres. C’est pour cela qu’il était toujours à la bonne place. Lorsqu’il est revenu à Milan après deux ans passés à Chelsea, où il n’avait pas pu utiliser cet atout dans un football différent sur le plan physique, on a effectué les mêmes mesures et on s’est aperçu qu’il avait perdu cette qualité. Les liens du cerveau qui permettaient l’automatisation avaient disparu. Désormais, il devait réfléchir.

C’est pourquoi il faut continuer à travailler les mouvements de base, cela permet au cerveau de créer des automatismes. On sait que, sur une chaussée sèche, telle rotation du volant entraîne tel mouvement de la voiture. Sur une chaussée glissante, c’est différent. Et un organisme vivant est encore beaucoup plus complexe, il y a des différences individuelles. Une voiture réagit toujours de la même façon, un organisme vivant, jamais.

Si je frappe soudain du poing sur la table, vous allez sursauter. Si je refais la même chose dans cinq minutes, vous aurez déjà moins peur. En d’autres mots : si on veut adapter la technologie à l’humain, il faut tenir compte du facteur temps et des individus. De plus, il faut d’abord voir si on peut observer des informations pertinentes sur le corps.  »

L’aspect mental fut donc très difficile à codifier.  » Immédiatement après l’entraînement, les joueurs de Milan se rendaient dans une mind room « , dit Berckmans.  » Nous y analysions les signaux émis par le cerveau, le sang, la salive, les pulsations, la respiration, la conductivité de la peau… C’était un peu comme un détecteur de mensonges.  »

Il admet lui-même que mettre deux ans et demi pour développer une norme scientifique, c’est beaucoup.  » De plus, Carlo Ancelotti est parti et le Milan Lab a arrêté la collaboration fin 2008, alors que nous avions bien avancé.  »

Berckmans a poursuivi, sur base d’expériences et de thèses ainsi que de tests sur des animaux, surtout des chevaux. En 2013 est arrivée une nouvelle demande, d’une écurie automobile : pouvait-il mesurer le stress des pilotes en temps réel pendant une course ? Il rassembla toutes les forces vives et, en quatre mois, développa un algorithme à cet effet.  » Avec un senseur dans la voiture et un autre sur le corps, nous avons pu nous mettre au travail « , dit-il.

Il nous montre les vidéos et on voit que ça a fonctionné. Dans les paddocks, le team pouvait suivre sur écran ce que le pilote voyait, tout en mesurant son niveau de stress. Mais que faire de ces données ?  » Elles permettaient d’abord de connaître les causes de stress « , dit Berckmans.  » Un des jeunes coureurs de l’équipe avait eu un accident à un endroit déterminé. Sinistre total, 250.000 euros de frais ! Chaque passage à cet endroit causait du stress. En sachant cela, les gens du paddock ont pu travailler à ce niveau.

Le stress a des aspects positifs. Dans cette zone, les prestations sont optimales. C’est dans les zones supérieures et inférieures qu’on est moins productif, comme lors d’un examen. On n’est pas en forme, pas dans le mouvement. Nos analyses ont prouvé qu’en course automobile, c’est lorsque les pilotes n’étaient pas suffisamment stressés que le danger était le plus important. Ils commettaient alors plus d’erreurs que lorsqu’ils étaient trop stressés.  »

Il ne faut pas beaucoup de matériel pour cela : une montre connectée et une application. L’étape suivante, ce sont les sports d’équipe. C’est plus compliqué car cela induit des phénomènes comme le leadership, l’interaction et un impact différent en fonction des individus.

Vital Heynen s’est déjà dit prêt à se livrer à des expériences avec l’équipe nationale allemande de volley.  » On y arrivera en football aussi « , dit Berckmans.  » Au top niveau, l’aspect mental sera de plus en plus important car il sera mesurable. Que feront les clubs ? Vérifier non pas ce qui engendre le stress mais qui stresse qui. Et en parler.  »

Un coach pourrait donc décider de ne pas aligner deux joueurs simultanément parce qu’ils se stressent mutuellement ?  » C’est possible « , dit Berckmans.  » Il pourrait aussi évoquer le problème et vérifier dans les jours qui suivent, sur base des données, si la situation a évolué.  »

PAR PETER T’KINT – PHOTO ISTOCK

 » Je pense qu’à l’avenir, les tout premiers entraînements de la semaine seront individualisés.  » JOOST DESENDER, ANALYSTE AU CLUB BRUGES

 » Andrei Chevchenko était performant en raison d’un champ de vision plus large que la norme.  » DANIEL BERCKMANS, CHERCHEUR À LA KUL

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