L’attaquant tunisien de Lokeren est deuxième au classement des buteurs au terme du championnat régulier. Sport / Foot Magazine a rencontré sa famille et ses amis à Tunis.
Nous frôlons la bagarre. Le chauffeur de taxi qui nous a fait signe n’était pas le premier de la file et un de ses collègues le tance, agressif. Un agent de police intervient et nous devons changer de voiture. La Tunisie est en proie à de vives tensions. Le dictateur Ben Ali a été chassé le 14 janvier 2011 mais le peuple ne constate guère de changements. Notre chauffeur s’énerve de la flambée des prix de la viande et des conserves de tomates, de la montée de l’islamisme, du meurtre de deux dirigeants de l’opposition et de la fuite des touristes. » Moins de sécurité, moins de travail et plus de frais : que voulez-vous que j’en pense ? »
Hamdi Harbaoui a grandi avec son frère cadet et ses trois soeurs aînées à El Ouardia puis à El Mourouj, des banlieues de Tunis. Depuis, sa mère réside dans un petit appartement à La Marsa, une station balnéaire proche de la capitale. La cadette des soeurs, Salwa, vient nous chercher sur le temps de midi, pendant son travail. Elle est directrice commerciale d’une société d’appareillage médical, raconte-t-elle en chemin, et a joué au volley pendant quinze ans. » Un jour, j’ai emmené Hamdi à l’entraînement et je lui ai donné un ballon de volley pour qu’il s’occupe pendant ma séance mais il est parti sur un terrain où jouaient les jeunes du Club Africain, pour y effectuer un test. Il devait avoir sept ou huit ans. C’est ainsi qu’a débuté sa carrière. »
Leur père, Abdelmajid, est décédé fin 2004. Il était directeur d’une usine laitière, nous dit Salwa. Le petit dernier, Khalil, jouait au basket et s’est exilé au Qatar, où il travaille dans une banque. La soeur aînée, Soumaya, est styliste et l’autre, Boutheina, donne cours à l’université. La mère, Mabrouka, est la seule à ne pas parler français mais elle nous réserve un accueil chaleureux. Elle nous offre un verre de jus de fruits et un plateau de petits fours tunisiens. Ce sont ses filles, plus disertes, qui vont prendre la parole.
Les débuts : une balle en papier
Soumaya : » Hamdi est un peu… »
Salwa : » … têtu. »
Soumaya : » Enthousiaste. Passionné. Mais quand il se fâche… »
Boutheina : » Il s’énerve facilement. » Elle éclate de rire.
Soumaya : » Il est dynamique. »
Salwa : » Il aime rire, aussi. »
Boutheina : » Hamdi a l’art d’appréhender les problèmes avec humour. Tout le contraire de son frère, qui est doux et calme. »
Salwa : » Il tient ça de son père, qui était d’un naturel très doux. Hamdi a plutôt hérité du caractère et de la forte personnalité de sa mère. »
Boutheina : » Je n’ai pas son courage, contrairement à Salwa mais nous sommes tous sensibles. »
Salwa : » Hamdi aussi, même s’il dissimule ses sentiments. Il parle peu, il sait écouter mais il défend ses droits. Tout petit déjà, il rêvait de devenir footballeur. Quand nous l’expédions dans sa chambre, il confectionnait une balle en papier et jouait avec. »
Boutheina : » Pourtant, nous n’étions vraiment pas fascinés par le football. Nos parents lui ont permis de s’y essayer et l’ont surveillé de près, de peur qu’il ne fasse de mauvaises connaissances. Nous sommes tous musulmans pratiquants et notre comportement quotidien reflète notre foi. »
Salwa : » Notre style de vie est très semblable à l’européen. Nous sommes libres et rien ne nous effraie. »
Boutheina : » Il n’y a jamais eu de problèmes liés à l’extrémisme religieux en Tunisie jusqu’à la révolution d’il y a trois ans. Il n’y avait qu’un problème de corruption, émanant du clan de la femme du président. Cela a contaminé tout le système, la politique, l’économie et même les structures de l’enseignement. Cela a eu un impact sur les choses les plus banales du quotidien. Notre père a toujours insisté sur l’importance de l’éducation et de la formation, des études, du travail. Le pays est heureusement sur la bonne voie. Il faudra encore du temps pour qu’il se rétablisse mais nous sommes très optimistes quant à l’avenir de la Tunisie. »
Meilleur buteur à 18 ans
On ouvre l’album familial. On nous montre une photo d’Hamdi sous le maillot rayé rouge et blanc du Club Africain, avec ses coéquipiers et BobbyCharlton.
Boutheina : » La photo date du 25 mars 1996. Elle a été prise au stade de l’Espérance pendant un tournoi de jeunes. Les organisateurs avaient invité Bobby Charlton. »
Au dos, un texte en arabe.
Boutheina : » Papa y a couché ses voeux. (Elle lit.) J’espère que Dieu permettra à mon joueur de devenir un grand footballeur. Hamdi avait alors onze ans. »
La mère remarque que peu après, il a rejoint l’Espérance, avec succès. Il a effectué ses débuts en équipe première à 18 ans et est devenu le meilleur buteur du championnat. Puis son père est décédé d’un infarctus et les problèmes se sont accumulés.
Salwa : » Papa est mort le lundi et le samedi suivant, l’Espérance disputait un match au sommet contre le Club Africain. Bien qu’il fût très démoralisé, Hamdi a disputé un excellent match. »
Boutheina : » Notre père et Hamdi étaient toujours ensemble. Il le suivait partout, même à l’entraînement. Hamdi pouvait se tourner vers lui pour n’importe quel problème. D’une certaine façon, il faisait de son mieux en football pour satisfaire aux exigences de son père. Lorsque celui-ci est décédé, il s’est senti seul, perdu, et ça s’est traduit dans son comportement. Il était en pleine adolescence. Il a perdu le nord et a commencé à sortir. »
Boutheina : » Il savait que ce qu’il faisait n’était pas bien mais c’était plus fort que lui. Il a eu beaucoup de problèmes avec ses coéquipiers, avec les entraîneurs et même avec le tout-puissant président du club. »
Salwa : » Il a décidé de quitter la Tunisie mais le club ne voulait pas le libérer. »
On ressort des coupures de presse de l’époque.
Boutheina : » Kaiserslautern a proposé 400.000 euros mais l’Espérance réclamait un million et demi. »
Le profil d’un entrepreneur
Il n’a repris le fil de sa carrière qu’en 2007. Via Mouscron, Visé, OHL et Lokeren, il est passé de la D3 belge à la deuxième place du classement des buteurs en Jupiler Pro League.
Boutheina : » Grâce à sa volonté. Hamdi met tout en oeuvre pour réaliser ses objectifs. Il a le profil d’un entrepreneur. Quand il prend une décision, il l’applique. Il ne recule devant rien, il prend des risques. »
Tout le monde le supporte, maintenant.
Boutheina : » Bien sûr, mais c’est surtout maman qui suit le football. »
La mère souligne que chaque fois qu’elle assiste à un match, Hamdi inscrit trois buts.
Boutheina : » Elle dit ça à l’intention des dirigeants de Lokeren ! Personnellement, je ne supporte toujours pas le stress des matches. »
Soumaya : » Au fond, Hamdi est trop sensible pour ce monde-là aussi. »
Boutheina : » Il est extrêmement sensible. Par exemple, il pleure facilement. Ça doit être héréditaire car nous sommes tous ainsi faits. »
Soumaya : » Quand nous réussissons quelque chose, nous avons besoin que les gens le disent. »
Boutheina : » Nous avons besoin de voir nos mérites reconnus. »
Soumaya : » Et nous ne supportons pas d’être mal traités. »
Boutheina : » Nous ne supportons pas les paroles blessantes. Certains acceptent qu’on souligne leurs erreurs d’une manière choquante mais nous n’aimons pas les gens qui critiquent les autres agressivement, sans politesse. Nous ne sommes pas comme ça. »
Soumaya : » Quand Hamdi fournit un effort, il veut que les gens le respectent. Il ne tolère pas qu’on lui fasse du mal gratuitement. Il a surtout eu des problèmes avec les entraîneurs. »
Boutheina : » Les entraîneurs qui ne le comprenaient pas. Hamdi a grandi dans ce que nous appelons une société masculine. Notre foi stipule que les hommes sont, dans un certain sens, plus forts que les femmes. Inconsciemment, dès le plus jeune âge, on valorise ce que font les garçons. Chez nous, ça s’est traduit comme ça : dès que maman a eu Hamdi, c’est lui qui a eu les plus beaux cadeaux. Nous l’avons gâté aussi. Nous aimions le voir jouer, nous aimions écouter ses histoires… »
Massages à l’huile d’olive
Salwa : » D’emblée, il a voulu devenir une star. »
Boutheina : » Il est normal d’être abattu quand on perd son père aussi brusquement. Il continue à penser à son père dans tout ce qu’il fait. »
Salwa : » Après chaque match, notre papa massait Hamdi. »
Soumaya : » Avec de l’huile d’olive. »
Salwa : » Il le massait même après l’entraînement. »
Soumaya : » Jusqu’à sa mort. »
Boutheina : » Notre père nous a consacré toute sa vie. Ici, après le travail, les hommes vont boire un verre avec des copains mais lui, il rentrait à la maison pour être avec ses enfants. »
Salwa : » Il était sensible et très proche de nous… »
Silence. Mabrouka se plonge dans ses pensées, Boutheina pleure.
Le soir, le journal télévisé fait état de tirs entre l’armée et des terroristes, à la frontière avec la Libye et l’Algérie. Le lendemain à midi, le Front Populaire, une coalition de gauche qui milite pour la réalisation des objectifs de la révolution tunisienne, manifeste devant le ministère des Affaires Étrangères, au centre de Tunis. Deux femmes arborent des posters de deux politiciens assassinés l’année dernière, ChokriBelaïd et MohamedBrahmi. Elles nous expliquent qu’elles viennent manifester tous les mercredis de 12 heures à 13 heures et qu’elles continueront jusqu’à ce que le ministère fasse la vérité sur les commanditaires de ces assassinats. Ce seraient des membres du parti islamiste Ennahda, selon elles. » Le ministre connaît la vérité. Nous lui avons transmis tous les dossiers mais il n’ose rien dire. » Le chauffeur de taxi qui nous conduit à l’aéroport se console en pensant que les perspectives démocratiques de la Tunisie sont plus favorables que dans les pays voisins. L’homme s’avère être passionné de football. Il a lu dans le journal qu’Harbaoui se distinguait en Belgique. Il rit : » Il ne perdra jamais son flair, son sens du but. « ?
PAR CHRISTIAN VANDENABEELE À TUNIS
» Il pense à son père dans tout ce qu’il fait. » Boutheina, sa soeur
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