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EVERYONE IS EVERYWHERE

Pour son retour en Ligue des Champions, dix ans après sa dernière participation, le Club Bruges accueille ce soir le dernier vainqueur de la Premier League, Leicester City. Un champion étonnant, qui était coté à 5000/1 par les bookmakers en début de saison.

Des victoires inattendues, des héros inattendus, à des moments inattendus. C’est ainsi que s’est écrit le grand livre de l’histoire du sport : avec des récits qui vous font tomber de votre chaise, qui vous font retenir votre respiration et qui vous touchent en plein coeur. Le sprint de Greg Van Avermaet lors du week-end d’ouverture des Jeux olympiques de Rio, les derniers mètres de Nafi Thiam sur la piste, l’incroyable remontée de Pieter Timmers dans la piscine, la joie toute enfantine de Dirk Van Tichelt… Inoubliable. Des moments de joie comme seul le sport peut en offrir.

La découverte du monstre du Loch Ness, Kim Kardashian nouvelle présidente des Etats-Unis en 2020, Elvis Presleyalive and kicking : des événements improbables que, pourtant, les bookmakers considéraient comme plus plausibles qu’un titre de Leicester City en Premier League. Les Foxes avaient une cote de 5000/1. Aucun risque qu’ils n’atteignent le nirvana.

La saison précédente, Leicester avait joué sa propre version de La Grande Evasion : à Noël, le club comptait dix points de retard sur le premier non-relégable. Après 29 journées de championnat, les Foxes n’avaient encore engrangé que quatre victoires. Leur sort paraissait scellé.

Mais le premier miracle allait se produire, dans une région pourtant pas bénie des Dieux. En avril, Jamie Vardy a aidé son club à gagner 2-3 à West Bromwich Albion dans la dernière minute du match. Un tournant dans une période où les pièces du puzzle se sont subitement assemblées et où les joueurs se sont mis à croire en leurs possibilités.

Ils ont remporté sept de leurs neuf derniers matches et ont finalement terminé à la 14e place. La remontée la plus folle de l’histoire du football moderne. Un courant de sympathie a déferlé sur la ville, l’équipe, l’entraîneur et le club.

Et pourtant, de l’avis tous les consultants des journaux et des chaînes de télévision, Leicester City figurait à nouveau comme l’un des principaux candidats à la relégation en début de saison dernière. Pire : le club était déjà quasiment condamné avant même d’avoir joué un premier match.

Leicester s’était séparé d’un manager populaire (Nigel Pearson) parce que son fils s’était méconduit dans une sextape en Thaïlande et avait engagé un entraîneur qui, lorsqu’il était le sélectionneur de la Grèce, avait été battu à domicile par… les îles Féroé !

 » Claudio Ranieri ? Serious ? « , a twitté Gary Lineker, le célèbre présentateur de la BBC qui est pourtant supporter de Leicester, lorsque l’Italien a été présenté au début de la saison dernière. Un loser, toujours en proie au doute, et sans aucun charisme. Quatre matches à la tête de la Grèce, et exit Ranieri. Mais le propriétaire thaïlandais du club, Vichai Srivaddhanaprabha, était sûr de son coup. D’ailleurs, il avait consulté les moines du Temple du Bouddha d’or à Bangkok…

UN SCOUTING PERFORMANT

Lors du camp d’entraînement en Autriche, Ranieri a découvert que le groupe vivait bien ensemble. De quoi, peut-être, revoir les ambitions à la hausse. Le premier objectif était d’atteindre les 40 points et d’éviter la relégation. Il a aussi découvert que les joueurs dont il avait la charge avaient bien plus de qualités que ce que leur passé laissait supposer.

Ils avaient besoin d’être guidés, mais ensemble, ils pouvaient former un groupe détonnant. Il a modifié la tactique, pour adopter un simple 4-4-2 tout ce qu’il y a de plus banal, et a convaincu ses ouailles que, s’ils ne jouaient pas en équipe, ils n’arriveraient à rien. Ou, comme l’a expliqué Riyad Mahrez :  » Everyone is everywhere.  »

Leicester City a débuté le championnat en gagnant 2-4 à Sunderland : une victoire inespérée. Huit des onze joueurs alignés au coup d’envoi – Kasper Schmeichel, Ritchie De Laet, Robert Huth, Wes Morgan, Jeffrey Schlupp, Marc Albrighton, Andy King, Danny Drinkwater, Mahrez, Shinji Okazaki et Vardy – allaient disputer la quasi-intégralité de la compétition. Danny Simpson, Christian Fuchs et N’Golo Kanté étaient, ce jour-là, les pièces manquantes du puzzle : progressivement, ils ont pris la place de De Laet, Schlupp et King.

A première vue, la composition de cette équipe semblait résulter d’un pur hasard. En réalité, elle était le fruit du travail de l’appareil de scouting du club. Et également de Ranieri, qui ne s’est jamais départi de sa bonne humeur tout au long de la saison. Fin avril, alors que l’équipe avait le titre à portée de main, il a visionné un petit film sur les habitants de la ville en compagnie d’un journaliste d’une station de télévision.

Des hommes, des femmes, des vieux, des jeunes, des allochtones, des autochtones. Ils avaient tous leur propre histoire, mais leur point commun, c’était qu’ils puisaient leur inspiration dans les prestations des héros en bleu. Le fragment s’est conclu par l’image d’une petite fille qui mettait la main sur le coeur et déclarait que Ranieri avait montré qu’il fallait toujours croire en ses rêves. C’est exactement ce que l’Italien avait dit au groupe, neuf mois plus tôt.

Il avait fait comprendre à ses joueurs que la différence entre gagner et perdre n’était pas aussi grande qu’on pouvait le penser. Un message inspiré du poème If, écrit par Rudyard Kipling, l’auteur du Livre de la Jungle. Ranieri a été très ému par ce petit film et ne savait plus quoi dire après l’avoir visionné.

Plus qu’un entraîneur, c’est un homme particulier, qui détonne un peu dans le paysage blanc et noir du football professionnel. Il est cultivé et humble, et a fait souffler un vent de fraîcheur sur la Premier League. Quelques semaines plus tôt, il avait quitté le terrain en larmes, en songeant à cette vieille dame qu’il avait croisée à l’extérieur habillée d’un maillot de Leicester, et à la joie que peut procurer un club de football qui, pourtant, n’a encore rien gagné.

DES FOOTBALLEURS DONT ON NE VOULAIT PLUS

Passons aux acteurs sur le terrain : tous des nobody’s au départ de la saison. Au terme de celle-ci, tout le monde connaissait leur histoire. Des garçons dont le passé n’a pas toujours été rose, qui connaissent le goût de la défaite. Le buteur Vardy avait été prié de plier bagage à Sheffield Wednesday : trop petit ! Il a inscrit 24 buts ! L’an prochain, un film autobiographique sortira dans les salles, sur un scénario de Paul Tamasy et d’Eric Johnson, dont le script de The Fighter (2010) a valu une nomination aux Oscars.

L’ailier algérien Mahrez avait perdu la joie de jouer dans la deuxième équipe du Havre et avait pris le pari de partir à Leicester, qui a payé moins de 500.000 euros pour acquérir ses services. Autant dire des cacahuètes. Il a été élu Joueur de l’Année en Premier League. Vardy-Mahrez ont inscrit, ensemble, 41 buts. Huit de moins, seulement, que toute l’équipe de Manchester United, constituée à coups de millions de livres.

Albrighton a été chassé du centre de formation d’Aston Villa – son premier amour – avec une mention ‘insuffisant’. Schalke 04 ne voulait plus de Christian Fuchs. Le capitaine Wes Morgan avait perdu son temps en D2 et en D3 anglaises après ses études. Lors de sa deuxième saison en Premier League, il a privé de ballons des joueurs comme Harry Kane, Sergio Agüero et Diego Costa. Le milieu défensif Kanté n’avait pas épaté le Ligue 1, à Caen, avant d’atterrir au King Power Stadium, où Drinkwater l’a surnommé The Rash : une teigne dont on ne se défait pas.

Autant de joueurs dont on ne voulait plus ailleurs mais qui, dans un système clair, ont formé un collectif très fort mentalement. Jusqu’en décembre, on a cru à une aimable plaisanterie qui allait bien se terminer un jour ou l’autre, mais au fur et à mesure que la saison avançait, les sceptiques ont bien dû se rendre à l’évidence : il faudrait prendre Leicester au sérieux. Le monde du football est tombé sous le charme de cette équipe improbable et un peu folle, qui a d’abord séduit ses propres supporters, puis ceux des équipes adverses et enfin le reste du monde.

Le club est devenu un exemple pour beaucoup d’autres équipes et de joueurs qui n’ont jamais rien réussi de bien. Leicester a débarqué au firmament de la Premier League, précisément au moment où les riches semblaient devoir devenir de plus en plus riches. Alors que chacun pensait que les succès pouvaient s’acheter, à l’image de Manchester City et de Chelsea, Leicester City a démontré que le coeur et l’esprit pouvaient aussi jouer un rôle. Un cadeau pour le sport et un signal clair envoyé à la concurrence. L’argent peut aider, mais ne constitue pas une garantie de succès.

 » Claudio Ranieri doit savourer la saison 2015/16 et se préparer au retour sur terre « , a annoncé The Guardian. Les médias n’hésitent pas à comparer Leicester aux Blackburn Rovers, qui ont remporté le titre en 1995 en venant de D2, grâce au buteur Alan Shearer et à un investisseur ambitieux, le magnat de l’acier Jack Walker. Quatre ans plus tard, Blackburn n’a pu éviter la relégation, et la saison dernière, l’équipe a dû lutter jusqu’au bout pour se maintenir en Championship. Leicester City doit-il s’attendre à un scénario comparable ?

DEUX TRANSFERTS RECORDS

Avec le transfert de Kanté vers Chelsea, le champion d’Angleterre a déjà perdu une pièce maîtresse sur son échiquier. Son DirectorofFootball,Steve Walsh, a été débauché par Everton, tandis que l’assistant de Ranieri, Craig Shakespeare, partagera désormais son temps entre les Foxes et l’équipe nationale.

La plus grosse erreur qu’a commise Blackburn Rovers, il y a deux décennies, fut d’assister sans réagir au démantèlement de son équipe, en attendant naïvement la riposte de la concurrence. Or, aujourd’hui, le sentiment général est que Leicester est sorti renforcé de la dernière campagne de transferts, grâce à l’engagement des milieux de terrain Nampalys Mendy (OGC Nice, 15,5 millions d’euros) et Bartosz Kapustka (Cracovia Cracovie, 9 millions).

Pour s’assurer les services d’Ahmed Musa (CSKA Moscou, 19,5 millions) et d’Islam Slimani (Sporting Clube Portugal, 30 millions), Leicester a battu à deux reprises son propre record en matière de transfert. Ce ne sont pas des superstars, mais comme le dit Ranieri :  » Ce sont des joueurs avec heart and soul, un coeur et une âme.  »

Vardy, le gardien Schmeichel et Drinkwater ont signé de nouveaux contrats lucratifs, tandis que Mahrez n’a pas cédé aux appels d’Arsenal. Sur Instagram, on a même découvert une photo où l’on voit Mahrez se faire tirer l’oreille par le propriétaire Srivaddhanaprabha avec la mention  » Not for sale « . Pas à vendre. Mahrez y a répondu fictivement :  » OK, boss !  » Heureusement pour Leicester, car Ranieri concède qu’un départ de l’ailier algérien aurait porté un sérieux coup au moral de toutes les personnes du club, de la cantine aux bureaux.

Et, en dépit de la hausse du prix des abonnements, les fans ne se plaignent pas. La saison dernière, ils avaient régulièrement eu droit à des tournées de bière gratuites après les victoires, tandis que la ville est devenue célèbre pour la qualité de ses pizzas : le plat préféré de Ranieri et de ses acolytes.

L’entraîneur le sait pourtant mieux que quiconque : il sera très difficile, voire impossible, de faire mieux. Ou même aussi bien. En préparation, les Foxes ont dû courber l’échine contre le PSG (0-4) et Barcelone (2-4), ont perdu le Community Shield contre Manchester United (1-2) et ont connu un début de championnat décevant.

A Manchester, José Mourinho et Pep Guardiola ont promis à leurs supporters qu’ils vivraient The Greatest Football Show on Earth. Chelsea, Arsenal, Tottenham et Liverpool ne veulent pas être en reste. L’Italien sait que, cette saison, Leicester City devra davantage s’habituer à la défaite. Mais, s’il s’attend à ce que son équipe rentre dans le rang, il pense aussi que la chute sera moins vertigineuse que celle de Chelsea la saison dernière : les Blues étaient passés du titre de champion à la dixième place. Les bookmakers ont appris à être prudents. Pourtant, ils estiment toujours que les chances que Leicester soit relégué (14/1) sont plus grandes qu’un deuxième titre d’affilée (33/1)…

PAR SÜLEYMAN ÖZTÜRK, VINCENT OKKER ET CHRIS TETAERT PHOTOS BELGAIMAGE

La paire Vardy-Mahrez a inscrit, ensemble, 41 buts : seulement huit de moins que l’ensemble des joueurs de Manchester United.

Le propriétaire thaïlandais était sûr de son coup en engageant Ranieri : il avait consulté les moines du Temple du Bouddha d’or de Bangkok.

Selon les bookmakers, les chances que Leicester soit relégué au terme de cette saison restent plus grandes que celles d’assister à un deuxième titre d’affilée..

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