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Et soudain, un hymne mythique a résonné dans Tolka Park

Le Camp Nou, Bernabéu, San Siro ou Old Trafford : le grand cirque de la Ligue des Champions a l’habitude d’installer son chapiteau dans des stades mythiques. Mais c’est à… Tolka Park que l’hymne a résonné pour la premère fois.

Un vendredi soir à Drumcondra, un quartier déshérité du nord de Dublin. L’eau brunâtre de la Tolka se fraie un chemin entre des petites maisons de brique et des usines désaffectées. Mais l’endroit héberge également un jardin botanique, un château et un temple du football gaélique, Croke Park, le troisième plus grand stade d’Europe – après le Camp Nou et Wembley – avec ses 82.000 places.

Dans l’ombre de cet imposant temple du sport, on trouve un tout petit stade dont les derniers vestiges donnent l’impression de devoir s’envoler au premier coup de vent. Ce Tolka Park est pourtant, lui aussi, un endroit historique.

C’est ici que, le 19 août 1992, Anders Frisk a sifflé le coup d’envoi d’un match disputé sous la bannière de la Champions League : Shelbourne FC contre le Tavria Simferopol, un club ukrainien dont il ne reste plus grand-chose, aujourd’hui.

Lors de notre visite, en cette soirée estivale, Tolka Park est plutôt désert. Dans une heure et demie, on doit y donner le coup d’envoi du match contre University College Dublin, un derby de deuxième division.

Notre guide est Frank Young, simultanément attaché de presse, gérant du fan-shop, rédacteur du programme du match et bon à tout faire de Shelbourne, le fil rouge et blanc de sa vie. Il était déjà là en 1967, lorsque Jimmy O’Connor a transformé un 0-2 en 3-2 contre Bohemians, avec trois buts en 2 minutes et 13 secondes. Un exploit qui reste toujours un record du monde pour les plus hautes divisions nationales.

Frank était également présent lors d’épiques rencontres européennes contre Hajduk Split, les Glasgow Rangers et le Deportivo La Corogne. Et contre le Tavria, forcément. Il est toujours resté fidèle à son club, même après 2007, lorsque Shelbourne a été relégué en deuxième division après des soucis financiers qui ont laissé un trou d’un million d’euros dans les caisses.

Une collecte de fonds pour réparer l’éclairage

Il a alors intégré le petit groupe de bénévoles qui ont essayé de sortir le club de l’ornière. Le petit attaché de presse nous montre les tribunes abandonnées.  » A la grande époque, on accueillait souvent 10.000 spectateurs. Aujourd’hui, à peine 400, quand tout va bien. Et tant mieux, car dans son état actuel, notre stade ne pourrait pas en accueillir davantage.  »

Frank nous montre la tribune de la Richmond Road, toute rouillée, qui fait face à la tribune principale.  » Nous ne l’utilisons plus que dans des cas exceptionnels. Le toit menace de s’effondrer.  » Derrière l’un des buts, un échafaudage avec des petits sièges abîmés : la Ballybough End.  » Là, nous ne laissons plus entrer personne. C’est trop dangereux.  »

Il se dirige alors vers une succession de petites constructions, derrière l’autre but. À gauche, un bout de tribune très moderne. A côté, trois petites cabines. Le vendeur de bonbons étale ses Mars. Tout à droite se trouve un conteneur : le fan-shop. Le vendeur Fintan n’attend pas beaucoup de clients.  » Il y a de moins en moins de monde à chaque match. Les supporters restent chez eux en guise de protestation. Les cons…  »

Les protestations sont liées au déménagement annoncé vers Dalymount Park, le petit stade du Bohemian FC, le rival local. Les dernières heures de Tolka Park semblent comptées.  » Un petit groupe de supporters n’assiste plus qu’aux matches en déplacement. C’est ridicule. Ils dépensent de l’argent dans tous les stades, sauf le nôtre.  »

Frank raconte comment les panneaux d’éclairage ont tous rendu l’âme lors de la rencontre contre Wexford. Les supporters ont encore essayé d’éclairer quelque peu les footballeurs avec la lumière de leurs téléphones, mais ce n’était pas suffisant. Le match a dû être interrompu.

 » La réparation a coûté 1.700 euros. Nous avons arpenté les rues avec une casquette et avons tout juste réussi à réunir la somme nécessaire. Ces prochaines années, nous devrons encore intervenir. Si une partie des installations menace de s’effondrer, nous la recollerons avec du tape.  »

D’une rive de la Liffey à l’autre

Dans son petit magasin, il est rare que Fintan vende un exemplaire du programme de match, mais il arrive régulièrement qu’il doive en envoyer à l’étranger.  » Pour des Irlandais qui résident à l’étranger ou pour des collectionneurs.  »

Frank, enthousiaste :  » Lors du dernier match à domicile, il y avait des visiteurs venus d’Italie, de France et d’Allemagne. Incroyable. Les gens qui viennent voir un match, restent souvent des supporters.  »

Ce n’est pas étonnant. Non seulement, Tolka Park est devenu un lieu de villégiature pour ceux qui s’intéressent à l’histoire du football, mais les gardiens du temple sont particulièrement accueillants.

Prenez Christopher Sands, l’archiviste du club, âgé de 80 ans et dont les cheveux ébouriffés partent dans tous les sens. C’est fier comme un paon qu’il nous montre le livre qu’il a écrit et qui retrace l’histoire du Shelbourne FC.  » Vous trouverez ici tout ce que vous avez envie de savoir « , dit-il

Comment le club, fondé en 1895, était encore établi sur la rive sud de la rivière Liffey durant ses dix premières années d’existence. A cette époque, le Shelbourne FC était le club cher aux travailleurs du port, comme son père. Il était à peine sorti du berceau lorsqu’il a assisté à son premier match.

 » Dès qu’on tenait sur ses jambes, on allait au stade. Après sa première communion, on pouvait s’y rendre avec des amis. Et, après sa communion solennelle, on avait l’autorisation de s’y rendre seul. C’était une règle tacite dans notre quartier.  »

Shelbourne déménage de stade en stade, avant de s’établir définitivement sur l’autre rive de la Liffey à la fin des années 80, pour prendre possession de Tolka Park. Christopher est toujours resté fidèle à son club. Dans les années 60, il a pris beaucoup de plaisir. Shelbourne était l’équipe-phare du championnat d’Irlande. Puis, le déclin a été amorcé.

Des trophées d’un autre âge

Retour au match. Les joueurs de Shelbourne sortent du vestiaire pour s’échauffer. Pour jouer, ils perçoivent une petite indemnité. Parmi eux se trouvent un électricien, un plombier, un instructeur du sport et des étudiants. L’entraîneur Owen Heary, qui a disputé un nombre record de 274 matches de championnat lorsqu’il était joueur, travaille comme livreur de colis. Ce matin, il a déjà dû se lever à cinq heures.

Dans les tribunes, des personnes âgées se dirigent vers leur siège. Une porte, à hauteur de la ligne médiane, mène vers une petite chambre sans fenêtre, qui sent le renfermé. C’est là que siège la direction. Le sol est recouvert d’un tapis qui a fait son temps. Dans le coin, on discerne une armoire poussiéreuse. On y trouve des trophées sous forme d’un bateau, d’un canon et d’un troll.

Un peu plus loin, la légende vivante Mark Rutherford serre la main d’un groupe de personnes d’un certain âge. Ce sont les membres de la direction. Lorsqu’il est arrivé de Birmingham City à la fin des années 80, l’international Espoir anglais était dévisagé d’un drôle d’oeil. Rutherford était l’un des rares footballeurs de couleur en Irlande.  » Dans la tribune, on n’arrêtait pas de me regarder. A Dublin, il y avait encore peu de gens de couleur, à cette époque. Dans les pubs, on essayait de me toucher.  »

Il était là lorsque son club fut l’un des premiers à pouvoir s’aligner en Europe dans la toute nouvelle Champions League.  » Je me souviens que, dans les vestiaires, nous n’arrêtions pas de fantasmer à propos de matches à venir contre Milan et Barcelone. Personne n’avait encore entendu parler du Tavria.  »

Mais même un adversaire inconnu a donné la chair de poule aux joueurs de Shelbourne.  » C’était mon premier match européen, comme pour la plupart des autres joueurs. J’étais l’un des deux professionnels. Nous gagnions 250 euros par semaine. Il y avait une ambiance phénoménale, ce soir-là. On croisait des officiels partout dans le stade. Des drapeaux au logo de l’UEFA flottaient aux quatre coins du terrain. Nous avions l’impression d’être de vraies stars.  »

Come on Shels

Ce fut l’un des plus mauvais matches disputés sous la bannière de la Champions League. Pas de but, quelques rares occasions.  » J’ai du mal à me rappeler d’une action digne de ce nom.  » A Simferopol, le Tavria s’est imposé 2-1. Rutherford, désormais réparateur d’ordinateur :  » Aujourd’hui encore, je suis très fier. Et ce sentiment me reprend chaque fois que j’entends l’hymne de la Champions League à la télévision.  »

L’hymne qui a retenti ce soir-là dans Tolka Park n’était qu’éphémère. Aujourd’hui, les joueurs ne rêvent plus de Milan ou de Barcelone, ils sont déjà heureux lorsqu’il y a de l’eau chaude dans les douches après le match. Sous le toit rouillé de la tribune principale, pendent des toiles d’araignée. Le gazon est vert et humide, mais les lignes semblent avoir été tracées par quelqu’un qui a bu quelques Guinness en trop.

Les 410 spectateurs semblent se désintéresser de la partie. De temps en temps, quelqu’un crie  » Come on Shels !  » Puis, le silence revient pendant de longues minutes. En milieu de première mi-temps, la quiétude est troublée par un événement : le ballon a atterri dans les filets du gardien d’UCD.  » I feeeeeeel goooooood « , jubile James Brown à travers l’installation sonore grésillante.

Au terme de la deuxième mi-temps, durant laquelle Shelbourne gaspille les occasions et se fait finalement rejoindre à 1-1, l’attaché de presse refait son apparition.  » Avez-vous apprécié le match ?  » demande-t-il en riant. Au bar, Christopher rit dans sa barbe.  » Les couleurs de ce club coulent dans nos veines, et cela, on ne pourra jamais nous le retirer.

Quoi qu’il arrive. Je dis toujours à mes enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants : ‘Profitez des bons moments de la vie et restez calmes en cas de contretemps.’ C’est une philosophie que nous appliquons ici également. Nous prenons la vie du bon côté.  »

Au fan-shop, Fintan fait les comptes de ce qu’il a vendu. 70 euros environ.  » C’était une bonne soirée.  »

Du vieux yaourt de Simferopol

Les sexagénaires Noel et Tosh étaient présents il y a plus de 25 ans, y compris à Simferopol. Ce dernier a un verre de bière devant le nez, un autre dans la main et pas mal d’autres derrière les dents qui lui restent. On ne comprend rien à ce qu’il dit. Heureusement, les paroles de Noel sont plus compréhensibles. Il affirme que le match à domicile contre le Tavria n’était pas des plus excitants.

 » Mais le match en déplacement reste une expérience fabuleuse. 40 supporters avaient accompagné l’équipe. Il n’y avait rien à faire à Simferopol. Il faisait une chaleur torride, le pain était rassis et on ne servait pas de bière au bar. Seulement une boisson locale.  » Tosh réagit et on comprend cette fois ce qu’il veut dire.  » Du vieux yaourt ! « 

Dans le stade, un conteneur fait office de fan-shop.
Dans le stade, un conteneur fait office de fan-shop.© vi images
Mark Rutherford, légende du club, pose aux côtés de deux fans fidèles : Noel (à gauche) et Tosh.
Mark Rutherford, légende du club, pose aux côtés de deux fans fidèles : Noel (à gauche) et Tosh.© vi images
Une petite cabane sert à la vente de friandises.
Une petite cabane sert à la vente de friandises.© vi images

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