ENTRE RASENBALL ET RED BULL

En 2009, le dernier club de l’ancienne RDA, Energie Cottbus, a disparu de l’élite du football allemand. Le week-end prochain, le RB Leipzig, leader de deuxième Bundesliga, entame le second volet de la saison avec une mission : réintégrer le plus haut niveau. Portrait d’un club ô combien contesté et qui suscite moult jalousies.

« Ça ne concerne pas seulement quelques individus. La nation tout entière déteste notre club « , a raconté Terrence Boyd, international américain, au Guardian la saison dernière. La nation, c’est l’Allemagne. Son club, c’est le RB Leipzig. Les motifs de cette haine ? Ce qui se trouve derrière les deux lettres, RB : Red Bull, la société du milliardaire autrichien DietrichMateschitz.

 » Ce que nous avons vécu ces dernières années est complètement fou. Quand nous jouons en déplacement, nous sommes souvent réveillés en pleine nuit, des supporters de l’équipe locale criant pendant des heures, devant notre hôtel : Fuck Red Bull !  »

L’attaquant de 24 ans, né un an après la Réunification d’une Allemande et d’un militaire américain basé en Allemagne pendant la guerre froide, a été formé par le Hertha Berlin et le Borussia Dortmund. Il a été transféré à Leipzig au cours de l’été 2014.  » Ce qui nous arrive dépasse vraiment toutes les bornes. Semaine après semaine.  »

Comme la saison passée. Le club se rendait à Erzgebirge Aue, triple champion d’Oberliga est-allemande dans les années 50, sous le nom de SC Wismut Karl-Marx-Stadt. Les deux clubs sont voisins. Ils font tous deux partie de l’Etat de Saxe mais leur confrontation en deuxième Bundesliga a été, une fois de plus, animée.

 » On nous a traités de nazis « , poursuit Boyd, qui parle du texte imprimé sur la banderole géante déroulée au Sparkassen-Erzgebirgsstadion : Il suffit qu’un Autrichien aboie pour que vous le suiviez aveuglément. Tous les enfants savent comment ça s’est terminé. Vous auriez été de bons nazis.  »

Fuschl am See, le quartier général de Red Bull, est à une heure de route de Braunau am Inn, le village où est né Adolf Hitler. C’est une nouvelle source d’inspiration pour les Ultras d’Aue, qui ont pendu un poster grandeur nature de Mateschitz, le propriétaire de Red Bull, en uniforme nazi. Aue, qui allait être rétrogradé en fin de saison, a écopé d’une amende de 35.000 euros et a dû fermer deux blocs de son stade pendant un an.  » Une sanction légère.  »

UN PROJET DE HUIT ANS

Flash-back. Juin 2009. Red Bull jette son dévolu sur la licence du SSV Markranstädt, un petit club de Leipzig qui évolue en D5, l’OberligaSüd. Mateschitz, l’homme d’affaires autrichien qui a fondé la marque dans les années 80, avec un partenaire thaïlandais, modifie le logo et les couleurs du club mais n’a pas le droit de baptiser son club Red Bull Leipzig. Il est étonné.

Le milliardaire possède toute une écurie de clubs Red Bull, dans le monde entier : le FC Red Bull Salzbourg (2005, ex-Austria, -Casino et -Wüstenrot), le New York Red Bulls (2006, ex-MetroStars), le Red Bull Brasil (2007, nouveau) et le Red Bull Ghana (2008, nouveau, absorbé il y a deux ans par l’académie de football ghanéenne de Feyenoord).

Leipzig, la deuxième ville de Saxe après Dresde, est son premier projet dans une nation de football. Un lieu historique, aussi. C’est là que la Deutscher Fussball-Bund a été fondée en 1900. Trois ans plus tard, le VfB Leipzig a remporté le premier titre allemand et pendant des années, la rivalité entre le Chemie et le Lokomotiv Leipzig a tenu la ville en haleine.

Les deux clubs de tradition étaient en perdition et Mateschitz voulait combler ce vide. Sa mission à Leipzig était claire : quitter la D5 et remonter en Bundesliga.  » Endéans les huit ans.  »

Un bel exemple de branding. Au lieu de payer pour mettre son logo sur le casque d’un coureur BMX, Red Bull organise lui-même des courses. Plutôt que de sponsoriser le parachute de Felix Baumgartner, la société offre au Salzbourgeois un rôle de premier plan dans le projet Bull Stratos.

En octobre 2012, il saute de plus de 39 kilomètres de hauteur. Au lieu de sponsoriser un club de football, Red Bull se hisse échelon par échelon au Walhalla. Mais ce n’est pas permis…

Red Bull devient donc RasenBallsport Leipzig mais aucun amateur de football ne prend ce nom – sport de ballon sur gazon – au sérieux. Il ne s’agit que d’une manoeuvre pour contourner les statuts de la Ligue allemande, qui spécifient que ni le nom ni le logo d’un club ne peuvent avoir de connotation commerciale et que la majorité des voix (la règle 50+1) doit être aux mains de l’association-mère. L’avis des supporters fait partie de l’ADN des clubs allemands.

Nul ne s’émeut. Après tout, à ce moment, le RB ne joue qu’en cinquième division. Tino Vogel, le fils de l’ancienne légende est-allemande Eberhard, conduit d’emblée le club au titre en Regionalliga Nord. Il est ensuite remercié. L’été 2010, le RB quitte le petit stade am Bad in Markranstädt pour le Zentralstadion (44.000 places) de Michael Kölmel, l’homme qui a attiré – officieusement – Mateschitz à Leipzig. Le milliardaire autrichien, généreux, achète les droits sur le nom du stade jusqu’en 2040 et le rebaptise Red Bull Arena.

EN DEUXIÈME BUNDESLIGA

Le projet sportif se développe plus lentement que prévu. Les entraîneurs se succèdent, le club loupe deux saisons de suite la montée et suscite l’émoi, en juin 2012, en embauchant Ralf Rangnick au poste de directeur sportif. C’est un grand nom. Il a remporté la Coupe Intertoto avec le VfB Stuttgart, il a été champion de deuxième Bundesliga avec Hanovre 96 en 2002 et il a ajouté deux succès à son palmarès à la tête de Schalke 04 : la Coupe DFB et la Supercoupe 2011. Las, il est déjà directeur sportif du Red Bull Salzbourg et il continue à cumuler les deux jobs.

La promotion semble encore plus compliquée suite à la refonte du paysage footballistique, avec deux Regionalliga supplémentaires, mais avec le nouvel entraîneur, Alexander Zorniger, les Roten Bullen (les taureaux rouges) dominent la Regionalliga Nordost. Ils ont 14 points d’avance sur le FC Carl Zeiss Iéna. Ils disputent des barrages contre le Sportfreunde Lotte, le champion de la Regionalliga West, devant 30.104 supporters, un record en D4, et accèdent à la Dritte Liga.

Nouveau record la saison suivante : en mai 2014, le RB assure sa promotion en deuxième Bundesliga face au FC Sarrebrück, devant 42.173 (!) personnes. Un mois plus tôt, cinq ans après la reprise du club, Mateschitz a assisté pour la première fois à un match à domicile. Il est fier. Pour la première fois depuis 1998, la ville de Leipzig est représentée en division deux.

Le club suscite de plus en plus de protestations, dures et mesquines. Les dirigeants des clubs de supporters reçoivent presque tous les jours des courriels de menaces et d’insultes. On leur conseille de ne plus soutenir leur équipe en déplacement. Le car des joueurs est régulièrement criblé de pierres. En mars dernier, des supporters du Karlsruher SC ont surgi comme des fous dans le lobby de l’hôtel des joueurs, à quelques heures du coup d’envoi.

 » Heureusement, tous les joueurs étaient dans leurs chambres « , a réagi Rangnick. Pendant les 90 minutes du match, les supporters locaux ont porté un masque chirurgical, comme si les joueurs du RB souffraient d’une maladie contagieuse. Peter Neururer, l’ex-coach du VfL Bochum, se mêle au débat.  » J’ai la nausée en voyant ce que Red Bull fait à notre football.  »

Techniquement, le RB ne déroge pas à la règle 50+1 mais il prend quand même certaines libertés. Dès la fondation du club en 2009, tout le monde a pu en devenir membre mais le club s’est assuré le droit de refuser certaines demandes sans explication. En 2013, il comptait… onze membres enregistrés, tous employés par Red Bull, qui paient un droit d’enregistrement unique de 100 euros et une cotisation annuelle de 800 euros. 11Freunde, Magazin für Fussballkultur, mène un combat acharné contre le club.  » Il enfreint la règle 50+1 d’une manière scandaleuse.  »

Le nombre de membres est passé à 300 quand la Ligue a menacé de retirer au club sa licence pour la deuxième Bundesliga. A titre de comparaison, le Bayern a environ 250.000 membres, qui versent entre 30 et 60 euros par an. L’Union Berlin, le deuxième club est-allemand de D2, compte un peu plus de 12.000 membres et sa philosophie est aux antipodes de celles de son concurrent de Leipzig.

RÈGLE OU MIRAGE ?

L’Union, fondée en 1966, est un modèle en matière d’implication des supporters. En 2005, quand elle a failli perdre sa licence, les supporters ont vendu leur sang pour offrir l’argent au club. Trois ans après l’opération Bluten für Union, quand le vieux Stadion An der Alten Försterei a été déclaré inapte à accueillir des matches, plus de 2.500 supporters se sont retroussé les manches, pendant treize mois, pour ériger trois nouvelles tribunes. Pendant le Mondial 2014, le stade a été mué en WM Wohnzimmer – salon du Mondial, avec éclairage, papier mural rétro, écran TV et 750 divans. L’ensemble pouvait accueillir 3.000 personnes.

En 2011, en quête de nouveaux investisseurs, le club a publié une annonce dans des quotidiens allemands : on y voyait les supporters de l’Union écraser une canette Red Bull. Le slogan :  » Nous vendons notre âme mais pas à n’importe qui.  » Un match amical a été annulé in extremis. Le VfB Stuttgart et le 1. FC Nuremberg ont suivi l’exemple de l’Union.

En septembre, au terme d’un été durant lequel Mateschitz a investi douze millions en nouveaux joueurs, la direction de l’Union a soutenu les protestations de ses supporters, avant la rencontre des deux clubs en deuxième Bundesliga. Morceaux choisis :

 » Leipzig n’a plus de culture footballistique. L’Union, elle, déborde de vie. Notre adversaire de ce jour personnifie tout ce dont l’Union ne veut pas. C’est un produit de marketing, avec des joueurs qui ont des euros dans les yeux et des supporters manipulés, qui n’ont jamais entendu parler de leur droit d’intervention dans la gestion.  »

Les traditionalistes continuent à mener une croisade contre le club. Comme le 11Freunde, qui a titré, à la une, Der Grosse Red Bull BLUFF, en mars 2014. Le logo du club a été légèrement revu et les initiales RB remplacées par 100 % PLASTIK. Mais, signale Matthias Kiessling, supporter du RB et bloggeur, au quotidien Die Welt :

 » D’autres clubs bafouent la règle 50+1. Des personnes ou des entreprises qui soutiennent le club durant vingt ans au moins ont le droit d’avoir une part majoritaire. Le Bayer 04 Leverkusen, propriété de Bayer, le géant pharmaceutique, et le VfL Wolfsburg (Volkswagen) en ont aussi profité.

Officiellement, il ne possède que 49 % des parts du club mais tout le monde sait que le TSG 1899 Hoffenheim ne doit son ascension spectaculaire qu’aux millions de Dietmar Hopp, propriétaire de SAP, une firme informatique. C’est pareil pour le FC Ingolstadt, dont plus de la moitié des dirigeants a un poste chez Audi. Donc, la règle dont on fait tant de cas n’est finalement qu’un mirage.  »

UNE CULTURE, PAS UNE MARQUE

Toutefois, même au RB, tout le monde n’est pas enchanté du succès de Leipzig. Les Rasenballisten, un club de supporters non reconnu, s’opposent ouvertement à la commercialisation du RB.  » Durant ces six années, on a réalisé beaucoup de choses positives, comme l’académie des jeunes, mais beaucoup de supporters ont du mal à s’associer à un produit commercial. Nous soutenons le football, Leipzig et une véritable culture des supporters, pas une marque.  »

Sur le terrain, le RB marque des points. Il a terminé cinquième de l’exercice précédent, son premier en deuxième Bundesliga. Cette année, l’équipe a tâtonné en début de saison avant de trouver ses marques. Elle était en tête au début de la trêve hivernale, avec trois points d’avance sur le SC Freiburg et huit sur le 1. FC Nuremberg.

Or, les deux premiers sont automatiquement promus. Le RB, qui porte les espoirs de l’ancienne Allemagne de l’Est, accueille près de 30.000 supporters à chaque match à domicile. La Bundesliga est à portée de mains.

PAR CHRIS TETAERT – PHOTOS GETTY

Le Red Bull Leipzig a été promu en deuxième Bundesliga devant 42.173 spectateurs en mai 2014.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire