ENTRE BALLES ET BALLONS

Premier volet d’une série sur le Brésil, qui accueille le Mondial à partir du 12 juin. A Rio de Janeiro, notre point de chute, nous nous sommes retrouvés au beau milieu d’un échange de coups de feu entre dealers de drogue et policiers. Ambiance.

Depuis le lundi de Pâques, la Coupe du Monde, A Taça do Mundo comme on dit ici, est enfin arrivée au Brésil après un périple de 225 jours et 150.000 km à travers 89 pays, dont la Belgique. Une fameuse empreinte écologique. Le dernier vol est parti de Los Angeles, aux Etats-Unis, avec escales à Belize et à Manaus, aux portes de l’Amazonie.

Les habitants de Rio ont pu l’admirer pendant une semaine au stade du Maracanã, où le vainqueur pourra la soulever le 13 juillet prochain. A l’heure qu’il est, aucun Brésilien n’imagine qu’elle puisse échapper à son capitaine. Les autres pays ne sont soi-disant pas prêts du tout : l’Allemagne n’a pas d’attaquant de pointe, le football espagnol est bon pour le musée tandis que l’Argentine, grand rival sur le continent sud-américain, n’a pas de défense. Bref, le trophée peut rester là.

Au cours des deux dernières décennies, le Maracanã, à droite de l’autoroute quand on se dirige vers les plages, a déjà changé de visage à plusieurs reprises. En 1950, lors de la finale du dernier Mondial organisé par le Brésil, il pouvait accueillir 200.000 personnes. Aujourd’hui, il ne compte plus que 76.000 places assises. Ces dernières décennies, on y a beaucoup investi.

Une première fois au début des années 90, puis, à la fin du siècle avec la disparition des places debout, suivie encore de nouvelles transformations en 2005 et, en 2010, pour conclure, une fermeture de trois ans afin de préparer l’enceinte à recevoir la Coupe du Monde 2014 et les Jeux olympiques en 2016.

Combien cela a-t-il coûté ? Qui oserait encore avancer un chiffre ? Ce qui est certain, c’est que la facture de la dernière phase, jugée inutile par de nombreuses personnes en raison de sa proximité avec l’avant-dernière, dépasse les 260 millions d’euros. Une paille au regard des travaux d’infrastructure (aéroports, routes). A Rio, le gouvernement brésilien semble ne pas regarder à la dépense pour accueillir les visiteurs de la meilleure des façons qui soit.

Cela chagrine Robert Smits, un Hollandais qui, au milieu des années 80, a entrepris le tour du monde avec 1000 dollars en poche. Son voyage s’est arrêté à Rio, dans le quartier de la Central do Brasil, la gare où débarquent chaque jour des milliers d’ouvriers et d’employés venus tenter leur chance à Rio. En voyant la misère, un déclic s’est produit. Robert décida de changer de vie, de s’établir ici et de tout recommencer.

Le Sparta de Rio

Il ne parlait pas encore le portugais, n’avait évidemment pas d’argent pour s’acheter une belle maison à Copacabana ou Ipanema et se rendit donc dans une favela, où il rencontra d’autres gens démunis. La Providencia et la Rocinha, ces quartiers où policiers et dealers de drogue se sont fait la guerre pendant des années, n’ont plus de secrets pour lui. Dans la Rocinha, il habitait au milieu de la colline et les balles échangées entre ceux du dessus et ceux du dessous lui sifflaient littéralement aux oreilles.

Soutenu par les Pays-Bas, il lança plusieurs projets : travail social, aide aux enfants de la rue… Il leur apportait du pain et de l’eau dans le quartier de la gare, tentait de gagner leur confiance avant de les placer dans des familles d’accueil ou dans des institutions. Comme le sport constitue également un moyen d’intégration et que tout Brésilien naît avec un ballon dans le ventre, il mit également sur pied une équipe de football.

Il aurait voulu l’appeler Feyenoord, du nom de son club préféré, mais aucun Brésilien ne serait parvenu à prononcer cela. Alors, il opta pour Sparta. Et c’est ainsi qu’il tissa un véritable réseau de familles d’accueil, de maisons pour étudiants. Il y a même une ferme en dehors de la ville. Vingt-cinq ans plus tard, le projet a pris une fameuse expansion mais l’homme n’a rien perdu de son enthousiasme. Ses besoins sont toujours énormes également car, dès qu’il pleut, des enfants sont entraînés dans la mort par des torrents de boue. A côté de cela, les nouveaux sièges du Maracanã et les grandes avenues semblent dérisoires.

Il nous a donné rendez-vous à la CentraldoBrasil, près de l’entrée du McDonald’s. Parce que, à cinq mois du coup d’envoi de la Coupe du Monde, nous aimerions découvrir la face cachée de Rio, son côté obscur qui, lorsque le ballon roulera, restera loin des projecteurs braqués sur les stades et les plages. Quand il apprend que, le matin même, nous avons eu un rendez-vous dans la BarradaTijuca, le quartier chic de la ville, Robert s’énerve.

A Rio, le trafic est congestionné depuis des années. Il y a trop de collines, trop peu de routes, trop peu de bandes de circulation réservées aux bus et les lignes de métro sont trop courtes. Alors, pour lui, investir près d’un milliard d’euros dans la Transcarioca, qui relie la Barra à l’aéroport, c’est un scandale.

 » Ces gens ont l’airco dans la voiture, ils peuvent supporter la chaleur dans les embouteillages. Ceux qui doivent emprunter les transports en commun sont bien plus à plaindre.  » Lorsque le peuple est descendu dans la rue, pendant la Coupe des Confédérations, il était dès lors en première ligne pour recevoir les gaz lacrymogènes.

750 favelas pour 3 millions de Cariocas

Il a le pied bandé, son tendon d’Achille est surchargé. Il marche difficilement. Son monde est plein de contrastes entre la tranquillité de la ferme où il vit à la campagne et l’ardeur de la ville. Ce soir, il a rendez-vous dans un hôtel chic de l’Avenida Atlantica. Quelqu’un vient lui remettre de l’argent récolté pour son projet. Mais avant cela, il nous emmène dans la réalité de la vie marginale. Dans la favela.

Un assemblage de maisons bricolées de toutes pièces en toute illégalité et qui forment aujourd’hui des villages, voire des villes. Ce qui est illégal est précaire. Ici, on ne paye pas d’impôt mais on n’a pas droit à la sécurité sociale. Il n’y a pas d’hôpitaux, pratiquement pas d’écoles ou de dispensaires, parfois même pas de routes asphaltées. L’électricité, les déchets ménagers, l’eau, les canalisations, l’hygiène… Tout cela pose problème. A Rio, on dénombre 750 favelas pour un total de trois millions d’habitants.

Ce qui est fou, c’est que, selon Robert, ces endroits ne sont pas si dangereux.  » Parce que les leaders veulent avoir le moins possible affaire à la police « , dit-il. Ce sont donc eux qui commandent mais il y a peu de vols ou de crimes car cela attire la police et ça nuit au commerce. Le commerce de drogue, bien entendu.

Ce qui est fou également, c’est que les premiers habitants des favelas auraient été des soldats. A la fin du 19e siècle, le régime militaire les avait envoyés faire la guerre aux rebelles de Bahia. A leur retour à Rio, qui fut la capitale du Brésil jusqu’en 1960, on ne leur accorda pas les maisons promises alors, à 20.000, ils se mirent à construire leur propre habitation sur les collines. Et à Canudos, où ils avaient vaincu les rebelles, une colline s’appelle favela. C’est donc de là que vient le nom.

Depuis le film de Fernando Meirelles qui choqua le monde entier en 2002, Cidade de Deus est la favela la plus connue. Elle est aussi le cadre de certaines séries télévisées, dont les Brésiliens sont fous et qui offrent des visions romantiques ou dramatiques de la réalité quotidienne. Une réalité très différente selon les endroits. Dans certains quartiers, des efforts ont été fournis pour améliorer le confort, amener l’eau courante, installer des canalisations. Les gens ont des téléphones portables et chaque maison a son antenne parabolique.

Cela fait des années que les autorités tentent de mieux contrôler ces quartiers. En 2008, le gouvernement a entamé une politique de pacification. Dans un premier temps, les tireurs d’élite de la police ont effectué des razzias pour débusquer les barons de la drogue et la racaille. On installa ensuite une UPP, une force de police spécialement formée qui contrôle la favela. Puis vinrent les actions sociales, censées aider la population à vivre mieux. Mais systématiquement, les criminels ont repris le dessus.

Des razzias annoncées

La critique pense que les actions entreprises par le gouvernement n’ont été mises en place que pour masquer la réalité avant la Coupe du Monde et les Jeux olympiques. Les razzias des troupes d’élite avaient été annoncées, si bien que les gangsters avaient eu tout le temps de fuir. La misère n’avait donc fait que se déplacer. Une enquête démontre que pour les chefs, il est facile de changer d’endroit. C’est moins évident pour la population. L’autre problème, selon Robert, c’est que la police chargée de sécuriser le quartier n’offre pas toujours beaucoup de résistance à la corruption.

Il n’est pas rare que, lors d’un contrôle, Robert se fasse saisir de l’argent.  » Tu es venu pour acheter de la drogue « , disent-ils alors.  » Allez prouver le contraire.  » Soudain, nous nous rappelons que nous avons pas mal de Reals sur nous. Robert nous conseille de les cacher. Mais où, quand à cause de la chaleur, on se promène en short, en T-shirt et en tongs ?

Il nous emmène à Antares. Nous prenons le train vers l’ouest, en direction de Santa Cruz. Le quartier n’a pas encore été pacifié et son équipe y est en place depuis novembre. C’est encore un peu dangereux car la police y entre régulièrement et cela engendre des échanges de tirs. Mais cela arrive souvent à l’aube et ça dure rarement plus d’une demi-heure. Nous arrivons peu avant 14 heures. En principe, rien à craindre. Il est seulement un peu inquiet car il n’a pas son téléphone. En principe, il appelle toujours un de ses collaborateurs avant d’arriver, histoire de voir si la côte est en sécurité.

A bord du train, il nous montre une femme maigre, disons même squelettique.  » Elle vient acheter de la drogue.  » Du crack, bon marché mais terriblement addictif. Celles qui n’ont pas d’argent offrent leur corps dans une baraque de tôles ondulées et ont ainsi de quoi s’acheter un peu de rêve.  » Lorsque le train va s’arrêter, elles vont traverser les voies « , dit Robert.  » Les dealers les attendent à l’entrée de la favela. C’est par là que nous allons passer.  »

Il nous prévient : pas de photo, pas de curiosité exagérée. Il faut juste traverser. Nous portons un T-shirt orange.  » C’est voyant « , dit-il. L’orange est aussi la couleur des gens qui travaillent pour son organisation.

Tout se passe comme Robert l’avait prédit. Le train à peine à l’arrêt, les gens traversent les voies sans prendre la peine d’emprunter la passerelle. Robert, lui, le fait, malgré ses difficultés à marcher.

Deux morts et trois blessés

C’est alors qu’éclate l’enfer. On entend des coups de feu. Ici, on n’est pas dans un film, ce sont des tirs secs et courts. Tout le monde cherche à se protéger derrière un mur. Robert crie, devient nerveux, se replie sur lui-même. Nous faisons comme lui et nous réalisons ce qui arrive. Plus bas, junkies, dealers, gamins et femmes retraversent la voie. L’un d’entre eux arrive à se hisser sur le quai juste avant qu’un train ne passe à toute allure.

Nous sommes assis/couchés, repliés sur nous-mêmes, prisonniers jusqu’à ce qu’un contrôleur de train nous appelle, ouvre des portes et nous permette de nous cacher derrière un mur. Lorsque le train suivant arrive et que des gens marchent à nouveau sur le quai, les tirs reprennent et nous assistons à la scène comme depuis une tribune.

Après une demi-heure, les barillets semblent vides. Nous entrons dans la favela. Impossible de rentrer au centre-ville : Robert est ici pour un entretien d’embauche. Aujourd’hui, un travailleur social se présente (voir encadré). Dans le couloir, les dealers s’affairent. Partout, il y a des obstacles, notamment un arbre. Dès lors, la police ne peut entrer qu’à pied.

Bienvenue au gars qui vient se présenter pour un boulot ! Cette fois, la police est honnête. Pendant deux heures, avec une pause de temps à autre, les tirs se poursuivent. Nous nous cachons dans le hall omnisports et, soudain, sous nos yeux, nous voyons trois agents se faufiler de ruelle en ruelle. De temps en temps, on entend une salve puis soudain, un tas de sable atterrit.

Nous suivons tout cela derrière une porte d’acier et pensons être en sécurité, jusqu’à ce que Robert nous montre les impacts de balles dans les cloisons métalliques. Et c’est comme ça trois ou quatre fois par semaine. Parfois, il y a des dommages collatéraux, comme on dit. Un innocent meurt. Aujourd’hui pas. On annonce deux morts et trois blessés.

Du coup, Robson n’a plus rien à faire. La plupart des enfants sont rentrés chez eux, les coups de feu ont mis prématurément un terme aux activités sportives et les mamans ont rappelé leur progéniture.  » Je suis professeur d’éducation physique « , dit-il.  » Ici, nous travaillons beaucoup la condition physique des enfants, surtout à l’intérieur, même si nous disposons également d’un terrain à l’extérieur. Notre alternative est d’ordre social, récréatif ou sportif… Quand ils sont ici, les enfants sont à l’écart de la violence, des coups de feu, du deal et de toutes ces choses négatives.  »

Lorsque nous reprendrons le train, nous serons à l’écart de cette violence. Les enfants pas.  » Ce dont vous avez été témoin, ces coups de feu… Ça se produit trois à quatre fois par semaine. Tous les vendredis, par exemple.  » Les activités ont également lieu trois ou quatre fois par semaine, de 8 h 30 à 17 h. Les plus jeunes ont 8 ans, les plus vieux, 16 ans. Ils travaillent par catégories d’âge de deux ans.

Des enfants très agressifs

Les parents soutiennent le projet à distance.  » Ceux qui viennent voir sont rares. Nous devons aller chez eux pour leur expliquer ce que nous faisons. Ce qui les intéresse, c’est que leur enfant soit en sécurité ici. C’est culturel : ici, les enfants sont très vite autonomes et les parents s’en occupent peu. Mais il y a de l’espoir et ils s’impliquent déjà davantage. Nous avons organisé un tournoi qui a attiré du monde et même un scout du club de Vasco da Gama. On en a parlé.  »

Il dit qu’au début, les enfants étaient très agressifs. Je lui réponds que c’était sans doute leur instinct de survie.  » Ils estimaient qu’on leur manquait de respect mais les enfants s’adaptent très vite et c’est ce qui fait leur force. Aujourd’hui ils disent, bom dia et por favor. Ça commence par là. On essaye de leur inculquer ces petites choses, le respect de l’autre et de ses biens. Lentement, on tente d’instaurer un autre contexte social.  »

A chaque fois que quelqu’un entre, il est invité à écrire son nom sur une feuille, ce qui demande des efforts considérables à certains.  » La majorité des mères étant analphabètes ou presque, leurs enfants le sont aussi « , dit Robson.

A quoi rêve un enfant qui grandit ici ?  » Il veut devenir footballeur « , dit Robson.  » Ou dealer de drogue. C’est malheureux mais je comprends. Ces deux professions sont associées à l’argent, au pouvoir, au respect, à la gloire, à un statut. Nous tentons de les convaincre qu’il existe une troisième voie : celle des études, de la formation. C’est nouveau pour eux. Ici, 60 à 70 % des familles sont liées au commerce de la drogue. Cela rend notre travail plus difficile.  »

Quel comportement les dealers adoptent-ils à l’égard du projet ?  » Ils nous ont acceptés « , dit Robson. Robert ajoute que certains viennent même faire du sport en dehors des heures.  » Au début, ils venaient par curiosité « , reprend Robson.  » Maintenant plus. Certains nous envoient même leurs enfants parce qu’au plus profond d’eux-mêmes, ils souhaitent qu’ils aient une autre vie.  »

Peu après 17 heures, le calme est revenu et nous retournons à la gare. Maintenant, il y a beaucoup de monde dans le couloir. Sur leur vélomoteur, de petits dealers vont se ravitailler chez le fournisseur, suivis de gamins qui rêvent d’un statut plus élevé. Cela prouve que, dans ce pays, tout n’est pas encore contrôlé. Ni les émotions, ni la misère, ni la sécurité. Les manifestations sont nombreuses.

A Antares, il n’y a pas d’hôpital, pas d’école technique et le seul dispensaire pour 30.000 habitants n’a même pas de bandages pour le cas où quelqu’un serait blessé par balle. Ailleurs, des millions sont investis dans un nouveau Maracanã, une Cidade da Música, des routes à quatre bandes ou dans l’organisation des Jeux olympiques. Robert ne décolère pas. Mais si le Brésil est champion du monde, tout Rio dansera jusqu’au petit matin. Même à Antares.

Si vous voulez en savoir davantage sur les projets de l’organisation REMER au Brésil, surfez sur www.helpmijleven.org. Sur www.favelacup.nl, vous trouverez davantage d’informations sur le tournoi des jeunes de la favela qui se tiendra du 1er au 8 juin à Rio, afin d’attirer l’attention sur leur situation

PAR PETER T’KINT- PHOTOS: BELGAIMAGE (NIKON PRESS PHOTO AWARDS – FREDERIK BUYCKX)

A Antares, le seul dispensaire pour 30.000 habitants n’a même pas de bandages pour soigner les blessés par balles.

De temps à autre, un coup de feu retentit. Dans les cloisons, nous discernons des impacts de balles.

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