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Du sport au bout des joysticks

Des salles pleines à craquer, des prize money qui n’en finissent plus de grimper, une professionnalisation galopante, des médias qui s’y intéressent de plus en plus et des multinationales qui investissent massivement. Bienvenue dans le monde de l’e-Sport. Et si l’avenir du sport se jouait derrière un écran ?

Il y a 20 ans, quand vous vouliez jouer à un jeu vidéo avec un ami, il fallait obligatoirement se donner rendez-vous chez l’un ou l’autre. Écran partagé, à deux sur un clavier, voire mini-LAN pour les plus téméraires, c’était le lot de tous les gamers d’antan. Le confort de jeu n’était pas toujours optimal mais le plaisir, lui, était bien là.

Dix ans plus tard, la démocratisation d’internet permettait les débuts des matchs en ligne contre des joueurs de toute l’Europe et même du monde. Aujourd’hui, le phénomène de l’e-Sport a pris une dimension gigantesque : en 2017 on comptait 714 équipes professionnelles, 48.000 joueurs professionnels, près de 27.000 tournois annuels sur des centaines de jeux et 480 millions de fans dans le monde, dont un million en Belgique.

Cet engouement ne date pourtant pas d’hier. En 1990, la branche américaine de Nintendo organisait déjà un championnat de jeux vidéo, les Nintendo World Championships. Le joueur devait y marquer le plus de points possible en 3 matchs sur 3 jeux différents : Super Mario, Rad Racer et Tetris. Organisé dans plusieurs villes américaines, le show était déjà énorme pour faire de cette compétition un véritable divertissement.

Rien de comparable avec ce qui se fait aujourd’hui, bien évidemment, les sponsors et les médias ayant décidé d’investir le monde de l’e-Sport, lui conférant une dimension toute particulière. Reste que, pour beaucoup, et malgré l’importance qu’il a pris sur la scène du jeu vidéo, l’e-Sport reste assez mystérieux, énigmatique même.

Est-ce un sport ou non ?

Mais peut-on vraiment parler de sport quand les joueurs sont assis, manette en mains, devant un écran ? Pour les adeptes du courant hygiéniste, l’e-Sport ne peut pas être considéré comme tel, en ce sens qu’il ne constitue pas une activité physique. Un argument balayé par les joueurs professionnels.

 » Je m’entraîne de 3 à 5 heures par jour « , commente JulianTwikiiAlbiar Fernandez, l’e-Player du Standard qui avait encore un coach perso au début de son aventure pro.  » Je vis comme un joueur pro. Je suis tous les jours à l’Académie du Standard et je profite des installations comme les autres joueurs, et notamment de la salle de fitness. C’est important d’être bien dans son corps car les tournois sont souvent longs et demandent beaucoup de concentration. Si on n’est pas au top physiquement, le mental suit difficilement.  »

Julian 'Twikii' Albiar Fernandez, e-player du Standard
Julian ‘Twikii’ Albiar Fernandez, e-player du Standard© BELGAIMAGE

Le Comité International Olympique a également suivi cette direction, puisqu’en 2016 il a reconnu l’e-Sport comme un sport à part entière. Mais cette reconnaissance olympique n’a pas encore trouvé d’écho au niveau politique, en Belgique en tout cas. Mais les choses pourraient bien changer afin de donner aux gamers un statut de sportif professionnel et éviter leur exode vers des pays à la réglementation plus conciliante.

 » Cette activité économique, commerciale et sportive prend des proportions énormes « , explique Alain Courtois, l’échevin des Sports de la Ville de Bruxelles qui, avec David Weytsman (en charge de la Participation citoyenne), plaide en faveur d’une reconnaissance et d’un encadrement de l’e-Sport.  » Je pars du principe qu’il s’agit de véritables sportifs qui doivent donc obtenir un statut.  »

Pour le moment, les gamers professionnels ont un statut hybride car ils n’entrent pas dans les cases. Certains sont encore étudiants, d’autres sont de simples employés. Il y a pratiquement autant de cas qu’il y a de joueurs.  » Donner un statut aux joueurs, c’est aussi encadrer la problématique des prize money « , poursuit l’ancien secrétaire de l’Union Belge.

 » Les joueurs gagnent de l’argent mais risquent des contrôles fiscaux. Eux-mêmes en sont demandeurs !  » D’autant plus que beaucoup de joueurs sont encore mineurs, même si l’âge moyen des e-Sporters tourne autour des 25-26 ans. Selon certaines études, c’est à 24 ans que le cerveau dispose des meilleurs réflexes, une qualité importante dans le monde de l’e-Sport, ce qui explique en partie cette moyenne assez basse.

En pleine expansion

Ce bond énorme du phénomène, que ce soit dans sa popularité ou dans son potentiel économique, il le doit à internet et en particulier aux réseaux sociaux et aux plateformes de vidéos et de streaming.

Youtube, Twitch, Facebook ont ouvert aux gamers des portes gigantesques vers le monde extérieur, leur permettant de se créer une fanbase importante, de créer leur identité, leur marque. Désormais, on regarde des vidéos de gamers comme on regarde des compilations de buts de Lionel Messi.

Les compétitions sont organisées dans de véritables arènes où se pressent des milliers de spectateurs prêts à encourager leurs protégés. Le show est constant, la mise en scène parfaitement calculée, la démesure omniprésente.

Cette audiovisualisation et cette mise en spectacle du jeu vidéo ont amené les chaînes de TV à s’intéresser à l’e-Sport. Aujourd’hui, des émissions et même des chaînes entières sont dédiées à ce sport. En Belgique, Eleven propose depuis l’an dernier des programmes entièrement consacrés au phénomène. Des compétitions de Street Fighter V, Counter Strike : GO et Rocket League sont diffusées en direct. Proximus a également suivi le mouvement et propose depuis peu EsportsTV sur l’un de ses canaux.

Une industrie florissante

Le développement de chaînes et d’émissions TV autour de l’e-Sport attire de plus en plus les gros sponsors. En très peu de temps, ce divertissement est devenu sport, puis industrie. Florissante même ! Le marché est évalué à environ 1 milliard d’euros par an avec une croissance estimée à 37 % chaque année durant les 10 prochaines années.

En Belgique, on estime qu’il y a 4 millions de joueurs pour des revenus générés évalués à 270 millions d’euros par an. Ce serait dommage de ne pas profiter du gâteau. Résultat, des marques n’ayant rien à voir avec le monde informatique commencent à placer leurs billes dans l’e-Sport : Coca-Cola, Red Bull, Nike ou encore McDonald’s n’hésitent pas investir dans ce marché en pleine expansion. Money, money, money…

Pour les adeptes du courant hygiéniste, l'e-Sport ne peut pas être considéré comme tel, en ce sens qu'il ne constitue pas une activité physique. Fadaises, disent les e-players.
Pour les adeptes du courant hygiéniste, l’e-Sport ne peut pas être considéré comme tel, en ce sens qu’il ne constitue pas une activité physique. Fadaises, disent les e-players.© BELGAIMAGE

En conséquence, les prize money des tournois ont eux aussi explosé. En juillet, un tournoi de Counter Strike organisé durant une semaine à Atlanta (États-Unis) proposait un prize money d’un million de dollars. L’équipe danoise victorieuse a pu partager 500.000 dollars entre ses 5 joueurs.

La récente e-World Cup 2018 de FIFA proposait, elle, 400.000 euros. Vice-champion du monde, le Belge Stefano Pinna (également joueur officiel du PSV) est reparti avec 50.000 dollars… contre 250.000 au vainqueur, le Saoudien Mosaad Aldossary.

En direct à la télé

Si la franchise d’Electronic Arts est encore loin des jeux comme Dota 2, Counter Strike, League of Legends ou Starcraft 2, elle progresse bien, fortement aidée par toutes les structures déjà en place autour du football.

Des tournois étaient déjà organisés depuis quelques années mais le paquet est mis pour donner à FIFA une place plus importante sur la scène de l’e-Sport. Ainsi, l’e-World Cup était diffusée en direct à la télévision.

Les clubs ont suivi le mouvement et participé à son émancipation en engageant des joueurs professionnels. Le PSG, Monaco, Manchester United, le Real Madrid et, chez nous, le Standard ou Anderlecht, ont leur (voire leurs) joueur(s) attitré(s) pour participer aux compétitions. Les Liégeois ont été les premiers à s’engouffrer dans la brèche.

 » Il y a le fait de ne pas louper un hot shot, une nouvelle tendance « , affirmait BenjaminMignot, Head of Business Development, à Standard Magazine.  » Ici, on est dans les premiers à être dedans.

On trouve un canal de communication différent car on n’a pas tous les jours du contenu à proposer sur l’équipe première. Et on s’ouvre à une nouvelle communauté. C’est une manière de montrer notre blason.  »

Une e-Pro League dans les starting-blocks

Au départ, les Rouches étaient pourtant perplexes.  » On était souvent contacté par des e-joueurs de différents jeux liés à l’e-Sport mais on n’avait jamais donné suite. À un moment, on s’est quand même posé réellement la question de savoir quel serait l’intérêt pour nous de plonger dans l’e-Sport et on a demandé à notre équipe marketing de faire une analyse. Comme l’équipe est assez jeune, ils sont revenus avec une idée très positive en avançant aussi l’argument d’être des précurseurs en Belgique « , dit-il.

Et pour le choix du joueur,  » l’idée était de coller au vrai foot. On ne voulait pas faire un tournoi mais plutôt prendre le joueur qui était considéré comme le meilleur. On a choisi un joueur qui avait envie de défendre les couleurs du Standard.  »

En Belgique, contrairement à d’autres pays, aucun championnat officiel n’est encore organisé mais cela devrait bientôt changer avec la mise sur pied d’une e-Pro League. Actuellement, peu d’infos officielles ont déjà filtré, si ce n’est que la compétition est prévue pour cet automne, une fois le FIFA 19 sorti (20 septembre).

Proximus, en partenariat avec la Pro League, sera aux manettes de cette e-Pro League qui devrait rassembler les 16 clubs de D1A (et les 8 de D1B ? ). Une annonce officielle est prévue le 17 septembre.  » L’idée est de proposer aux fans de foot une nouvelle compétition de football belge « , avance Evrard Nolet, en charge du projet chez Proximus.

Compétition en trois phases

Du format, on sait qu’il y aura trois phases. La première sera une phase de sélection. La seconde un championnat classique. Enfin, la troisième verra les 4 meilleurs joueurs de la phase précédente s’affronter en finale. Le calendrier et les joueurs ne sont en revanche pas encore connus, même si Charleroi ( Jason de Villers), le Standard ( Twikii), Anderlecht ( ZakariaBentato) et Mouscron ( ShadooW) ont déjà engagé leur propre joueur. La volonté de l’opérateur est que chaque club dispose de son joueur unique.

C’est sur le mode jeu FIFA Ultimate Team (FUT) que devrait se dérouler la compétition avec cependant quelques restrictions d’usage. Les participants seront tenus de n’utiliser que des joueurs du championnat belge. Pas de Ronaldo au Club Bruges ou de Messi à Eupen donc. La deuxième restriction sera d’avoir au minimum 5 joueurs de l’équipe représentée dont 3 obligatoirement titulaires.

Proximus a bien compris que le marché de l’e-Sport était d’un potentiel gigantesque.  » Nous désirons promouvoir l’e-Sport en Belgique, le structurer « , explique Evrard Nolet. D’ailleurs, l’e-Pro League n’est pas la seule compétition que Proximus va lancer. Avec Electronics Sport League – important organisateur allemand de compétitions – la société belge va mettre sur pieds deux autres ligues, l’une sur Counter Strike : GO et l’autre sur League of Legends.

ESL Proximus Championships

 » Ce seront les ESL Proximus Championships « , indique Nolet. Les deux se dérouleront en plusieurs phases et les équipes devront compter au minimum 3 résidents belges afin de favoriser l’ancrage local. Pour une première, les prize money sont déjà très intéressants. Les deux compétitions, dont les finales auront lieu le 2 décembre dans un lieu encore tenu secret, offriront aux vainqueurs 10.000 euros.

Si l’e-Sport est déjà un phénomène énorme, il n’en reste pas moins à ses débuts, en tout cas à cette échelle. Il y a fort à parier qu’il devrait prendre des dimensions encore plus grandes dans le futur et devenir un fait sociétal important dans la décennie 2020-2030. Sa possible arrivée aux Jeux Olympiques (voir encadré) finirait de le légitimer aux yeux du monde mais attention toute fois à ne pas grandir trop vite. En 1983, le jeu vidéo a connu un krach après une expansion trop rapide du marché. Espérons que l’e-Sort ne suive pas la même voie.

Julien Denoël

La Corée du Sud mène la danse

En Corée du Sud, les e-players professionnels sont de véritables stars.
En Corée du Sud, les e-players professionnels sont de véritables stars.© BELGAIMAGE

Dans le monde de l’e-Sport, le centre de gravité mondial se situe du côté de la Corée du Sud. Le pays asiatique est véritablement en avance dans le domaine. Là-bas, être un geek – terme particulièrement péjoratif sous nos contrées – est loin d’être quelque chose de négatif. C’est même carrément l’inverse puisque les joueurs professionnels y sont des véritables stars.

Les Coréens excellent dans un domaine : la vitesse. Pour eux, c’est aller vite ou rien. Ils s’y consacrent à fond et sont devenus injouables pour les joueurs des autres pays, en particulier sur les jeux de type  » stratégie en temps réel (STR)  » où le nombre d’actions à la seconde est déterminant.

Et en Europe, qu’en est-il ? Greg Carette, journaliste spécialisé dans le jeu vidéo, lève un coin du voile.  » La Scandinavie a une très forte culture de l’e-Sport. Au Danermark, par exemple, la tv nationale organise des compétitions de Counter Strike : GO. En Islande aussi c’est bien développé. Si on descend dans le Sud, c’est plutôt du côté du Portugal qu’il faut regarder. Après, la France et l’Allemagne ont aussi de bonnes structures.  »

La Belgique n’est pas en reste même si elle ne fait pas encore le poids face à ces poids lourds, mondiaux comme européens.  » L’an dernier, il s’est passé beaucoup de choses, notamment du côté francophone « , assure Greg Carette.  » La Flandre est déjà bien avancée. Mais dans le sud du pays, en quelques mois, on a vu plusieurs bars d’e-Sports ouvrir, des structures se former et d’autres grandir, que ce soit à Bruxelles, à Charleroi, à Namur. Cela va très vite. « 

Bientôt aux JO ?

Au fil des mois, des années, l’e-Sport gagne en popularité mais aussi en crédibilité. Les mentalités évoluent et certains envisagent de donner une dimension supplémentaire à ce sport en l’intégrant au programme des Jeux Olympiques. Un premier pas fut effectué en 2016 quand le CIO et l’Agence Mondiale Antidopage ont reconnu son statut de sport à part entière.

Verra-t-on des compétitions d’e-Sport à Paris, pour les JO de 2024 ? Tony Estanguet, triple médaillé d’or aux JO en canoë et co-président du comité de candidature de la Ville Lumière, est prêt à ouvrir le débat.  » On doit se pencher dessus parce qu’on ne peut pas l’ignorer et dire  » cen’est pas nous « , ce n’est pas compatible avec les Jeux Olympiques « , expliquait-il en 2017 à Associated Press.

 » Les jeunes s’intéressent à l’e-Sport et ce genre de choses. Donc oui, faisons de même, rencontrons ses représentants, voyons si l’on peut établir des liens ou pas. Je ne veux pas dire non tout de suite. Je pense que c’est intéressant qu’on discute tous ensemble pour mieux comprendre comment ça fonctionne et pourquoi l’e-Sport a autant de succès.  »

Si tel devait être le cas, il resterait encore à déterminer quels jeux seraient en compétition à Paris.

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