Des endives et un navet

Il y a quarante ans, le 5 septembre 1973, Johan Cruijff disputait son premier match amical sous le maillot du FC Barcelone face au Cercle Bruges. Ce soir-là, pas touche à l’artiste, qui s’en est donné à coeur joie à cette occasion : 6-0 avec 3 buts et une passe décisive.

22 août 1973, 15 h 05. Le vol 254 de la KLM se pose sur la piste de l’aéroport de Barcelone. A son bord, Johan Cruijff, le joueur le plus cher du monde pour l’époque. Le club catalan a déboursé six millions de florins (3 millions d’euros), dont la moitié est allée dans la poche du joueur, pour s’offrir celui qui vient de remporter trois Coupes d’Europe d’affilée avec l’Ajax. Barcelone, lui, n’a plus rien gagné depuis 1960 mais l’entraîneur Rinus Michels est convaincu que l’arrivée de Cruijff va lui permettre de briser l’hégémonie des clubs madrilènes (9 titres pour le Real et 3 pour l’Atletico).

Le légendaire numéro 14 est accueilli comme « El Salvador de Cataluña » mais, comme il a signé son contrat en dehors de la période des transferts, il ne peut pas jouer de match officiel avant le 28 octobre. Or, les socios veulent le voir à l’oeuvre le plus vite possible. C’est pourquoi le club décide de l’aligner en match amical le 5 septembre face au Cercle Bruges.

Cet honneur, le Cercle le doit à son nouveau coach, Han Grijzenhout qui, de 1965 à 1971, a été l’adjoint de Rinus Michels à l’Ajax. A la recherche d’un sparring partner pour Cruijff, Le Général pense directement à son ami. Mais il place une condition : Cruijff doit être la star de la soirée : pas de marquage à la culotte, pas de tackle. Et si tout se passe bien, Barcelone rendra à son tour visite au Cercle lorsque celui-ci fêtera son 75e anniversaire, en novembre 1974.

13 euros d’argent de poche

Trois jours après avoir perdu leur premier match de championnat à Sclessin, dix-sept joueurs du Cercle prennent l’avion à Zaventem. Dans leur portefeuille : 1500 pesetas, soit 13 € accordés par leur direction. Patrick Albert, le gardien, en rit encore.  » A l’époque, la prime de victoire était de 6.000 francs (150 , ndlr), la moitié pour un nul. Le premier de chaque mois, nous allions chercher notre enveloppe chez le trésorier. Et pour ce match à Barcelone, la plupart des joueurs avaient dû prendre trois jours de congé.  »

Le Cercle ne compte en effet que trois professionnels. Dont le Danois Benny Nielsen, qui voyagera en train, accompagné d’un supporter.  » Un jour, avec son équipe nationale, il avait vécu un atterrissage forcé. Depuis il n’osait plus prendre l’avion « , rigole le kiné, Albert Van Osselaer.

Les femmes des joueurs peuvent effectuer le déplacement mais, comme le président et les administrateurs, elles doivent payer leur voyage et dormir dans un autre hôtel.  » Ça, c’était du Grijzenhout tout craché « , ajoute Van Osselaer.  » Avec UrbainBraems, les femmes pouvaient voyager dans le car des joueurs.  »

A l’aéroport d’El Prat, où Rinus Michels accueille ses invités, le capitaine Jules Verriest est assailli par des dizaines de reporters qui lui demandent s’il connaît Cruijff, s’il pense que c’est un renfort pour le Barça. Mais tout ce qu’il sait dire, c’est « Si señor, no señor.  » Franky Simon, assistant en histoire à l’université de Gand, parle espagnol, lui, et lui vient en aide.

A l’hôtel Regent, les joueurs sont reçus comme des rois.  » Tout était gratuit, sauf les boissons fortes « , se souvient Van Osselaer. Mais ils comprennent vite qu’ils ne sont pas là pour faire du tourisme : une heure après leur arrivée, Grijzenhout les fait remonter dans le car pour aller s’entraîner.

En découvrant le Camp Nou, ils ouvrent de grands yeux.  » En arrivant dans le vestiaire, la première chose que j’ai vue, c’est la piscine « , dit Van Osselaer.  » Il y avait aussi une petite chapelle et une salle d’opération. Quelle différence avec mon cabinet ! Moi, les musées m’auraient donné beaucoup d’argent pour obtenir mon matériel.  »

Rien vu de Barcelone by night

Au bord du terrain d’entraînement, 4000 supporters catalans. Plus que pour un match normal du Cercle.  » Sans doute parce que, sur les affiches, on nous annonçait champions de Belgique « , rigole Albert. Il fait tellement chaud qu’on arrose les rues mais Grijzenhout a programmé un entraînement très dur.

 » Et quand je suis remonté dans le bus complètement épuisé, avec ma chemise à moitié ouverte, je me suis fait réprimander par l’entraîneur « , écrit Jules Verriest dans sa biographie De Cercle van mijn leven.  » Pour lui, le capitaine devait montrer l’exemple. Pas question, non plus, d’étancher notre soif au bar de l’hôtel. Et nous n’avons rien vu de Barcelone by night. Avec Grijzenhout, c’était impensable.  »

Pour Van Osselaer, c’est Grijzenhout qui a fait connaître le Cercle.  » Il était sévère mais les joueurs allaient au feu pour lui. Nous avions trois professionnels – Morten Olsen, Benny Nielsen et Peter De Quant – et deux joueurs du niveau de la D1 – Jules Verriest et Francky Van Haecke. Mais tout le monde se battait avec énergie.  »

Au début, pourtant, la rencontre entre les semi-pros du Cercle et Grijzenhout, qui venait d’un grand club européen, fit des étincelles.  » Un homme charmant en dehors du terrain mais dès qu’il enfilait son training, il fallait être sur ses gardes « , dit Van Osselaer.

Patrick Albert approuve :  » Nous avons souffert. Le lundi, il envoyait les gardiens au centre de fitness afin de renforcer nos quadriceps, pour pouvoir dégager plus loin. Pareil pour les bras et les épaules. A la fin de ma première saison, j’avais perdu deux tailles de chemise. Lorsque Prudent Bettens est arrivé au Cercle, il lui a dit qu’il était trop gros et il lui a fait fabriquer une veste lestée. Il devait s’entraîner avec dix kilos sur le dos.  »

Grijzenhout avait également établi une longue liste d’aliments interdits.  » Nous sommes allés faire une promenade sur les Ramblas et Jean-Pierre Gardin s’est acheté une glace « , dit Raf Lapeire.  » Quand Grijzenhout l’a vu, il a dit : -J’ai oublié de mettre ça sur la liste.  »

Un entraîneur impitoyable

Albert :  » Un jour, Nielsen est arrivé en retard. C’était un des joueurs qui pouvait faire la différence mais Grijzenhout l’a obligé à venir s’entraîner tous les matins à 6 h 30. Celui qui faisait deux ou trois mauvais matches se retrouvait sur le banc. Pareil pour les gardiens. J’avais entamé la saison mais, après le 1-4 face au Club, c’est Pol De Coussemaecker qui a joué. Et ses analyses étaient impitoyables. A Lokeren, Wilfried Puis avait placé un coup franc en pleine lucarne à la dernière minute mais Grijzenhout a dit que le mur était mal placé. Je lui ai lancé ma godasse en pleine figure mais, heureusement, il l’a évitée de justesse.  »

Mercredi 5 septembre, jour du match. Les joueurs doivent rester à l’hôtel mais Van Osselaer visite la ville en compagnie de quelques dirigeants et supporters.  » Gilbert Crampe, membre du comité sportif, se promenait avec un grand sombrero sur la tête mais ce qui m’a le plus marqué, ce sont les réactions des gens qui étaient scandalisés parce que le club avait dépensé autant d’argent pour un joueur alors que de nombreux compatriotes devaient quitter le pays pour trouver du boulot.  »

Au Camp Nou, la théorie est de courte durée : Cruijff doit avoir de l’espace, il n’y aura donc pas de marquage.  » Dommage pour Walter Van Poucke, qui adorait mettre les grands joueurs sous l’éteignoir « , dit Van Osselaer.  » Avec lui, Pierre Carteus, Paul Van Himst ou Wilfried Van Moer ne touchaient pas un ballon. Mais bon, nous étions là pour le show.  »

Dans le stade, près de 100.000 supporters sont venus voir El Salvador.  » Lucien Hautekiet, notre vice-président, m’a dit que ce soir-là, Barcelone a fait une recette de 24 millions de francs (600.000 , ndlr) alors que, sur toute la saison précédente, le Cercle n’avait encaissé que 20 millions (500.000 , ndlr « , dit Van Osselaer.  » Et par la suite, il allait encore disputer cinq matches amicaux : de quoi rembourser le transfert de Cruijff avant même sa première rencontre officielle.  »

Lorsque le Hollandais monte sur le terrain, la tension est à son comble. Les photographes se ruent sur le numéro… 9 (voir encadré) et les joueurs du Cercle sont mal à l’aise.  » Roland Boey, une armoire à glace pourtant, tremblait sur ses jambes « , rigole Van Osselaer.

Les Brugeois ont amené deux cadeaux : de la dentelle de Bruges et…. une caisse d’endives, afin de promouvoir l’exportation de légumes belges en Espagne.  » J’ai donné ma caisse à Johan Cruijff et lui ai souhaité bonne chance « , raconte Jules Verriest.  » J’ai ajouté que je ne doutais pas de sa réussite sur le terrain mais que je lui souhaitais avant tout du bonheur pour sa famille. Il ne s’attendait pas à cela et ça l’a un peu décontenancé. Puis, le temps qu’on prenne les photos et que tout le monde se serre la main, le match a débuté avec dix minutes de retard.  »

Trois fautes sur tout le match

Le show commence et Gardin, des 30 mètres, tire sur la transversale. Michels se lève et corrige le tir.  » Il a mis un homme sur Gardin, qu’on n’a plus vu pendant tout le reste du match.  » Cruijff se faufile à la manière d’un serpent entre les joueurs du Cercle et ses changements de rythme sont aussi imprévisibles que ceux du flamenco.  » Outre Cruijff, j’ai été impressionné par Hugo Sotil et Carlos Rexach « , dit Van Osselaer. « Je n’ai plus jamais revu du football de ce niveau.  »

Albert :  » Sur le plan technique, nous n’étions pas si mauvais mais nous ne pouvions pas tackler… Nous n’avons commis que trois fautes sur tout le match alors que ce qui faisait notre force, c’était la combativité.  »

Le match se termine sur le score de 6-0, avec trois buts (dont un sur penalty) et un assist de Cruijff.  » Pour moi, le meilleur moment, ce fut le coup de sifflet final « , dit Patrick Albert.  » J’ai pris les ballons que j’ai pu mais c’était le tir aux pipes.  »

On échange les maillots. Le Limbourgeois Jean Corthouts est plus rapide que tout le monde et rentre au vestiaire avec le numéro 9.  » Cruijff a quand même demandé à un dirigeant s’il pouvait donner son maillot. C’est un beau souvenir, hein ? On a même fait une photo de nous mais elle est ratée.  »

Le match retour à Bruges n’a jamais eu lieu.  » C’est peut-être mieux comme ça « , dit Jules Verriest.  » Autant nous avions été abasourdis par le luxe de leur stade, autant ils auraient sans doute pleuré en découvrant le nôtre.  »

PAR CHRIS TETAERT

Grâce à six matches amicaux, le transfert de Johan Cruijff était déjà remboursé avant sa première rencontre officielle.

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