DANS LE RANG

Voici pourquoi il est très prématuré de qualifier le Suisse de meilleur joueur de tous les temps.

Numéro 1 mondial depuis le 2 février 2004, le Suisse Roger Federer domine le tennis mondial sur toutes les surfaces, sauf la terre battue. Cette domination est si éclatante qu’elle génère depuis des mois des débats enflammés entre spécialistes, la plupart de ceux-ci se plaisant à affirmer que si le Suisse est le meilleur joueur actuel, il est aussi le meilleur de tous les temps.

C’est aller un peu vite en besogne. Federer propose certes un palmarès à faire pâlir la plupart de ses prédécesseurs mais comparaison n’est pas raison. Il y a des champions qui ont davantage marqué le tennis que l’Helvète ou qui présentent un palmarès, un style de jeu, un charisme au moins équivalents, voire supérieurs. Plutôt que de tenter de définir la hiérarchie des plus grands joueurs de l’histoire – ce qui n’aurait aucun sens vu les différences notoires entre les époques, le matériel, le professionnalisme, la concurrence, les styles de jeu, l’évolution du physique -, analysons la situation en fonction de critères précis.

Les performances en Grand Chelem

Ces tournois sont les épreuves principales du calendrier et les performances qui y sont réalisées sont très représentatives du niveau des joueurs qui s’y sont imposés. Mais pendant de très nombreuses années, seuls l’US Open et Wimbledon étaient réellement courus par les meilleurs. Roland Garros et, surtout, l’Australian Open, étaient considérés comme deux événements mineurs. C’est vers le milieu des années 70 que le rendez-vous parisien a retrouvé des couleurs. Quant à l’Australian, ce n’est qu’au début des années 80 qu’il a fini par attirer les plus grands. Pour exemple, le Suédois Björn Borg ne s’est rendu qu’une seule fois à Melbourne pour y disputer le Grand Chelem local qu’il n’a jamais remporté. L’Américain JohnMcEnroe n’y a été qu’à cinq reprises (sans s’y imposer) alors qu’il a disputé 16 fois l’US Open.

De plus, dans les années 70, trois des quatre épreuves du Grand Chelem se disputaient le plus souvent sur le gazon, seul Roland Garros (et parfois l’US Open) présentait une surface différente : la terre battue. Aujourd’hui, chaque levée se dispute sur une surface différente : le rebound ace en Australie, la terre en France, le gazon en Angleterre et le ciment aux Etats-Unis. Cela n’enlève évidemment rien aux deux joueurs qui ont réalisé le Grand Chelem (gagner les 4 tournois la même année) mais ceux-là ont accompli leur exploit avant que les surfaces soient toutes différentes… Depuis, seul Andre Agassi a réussi à gagner au moins une fois chacun d’entre eux au cours de sa carrière.

Joueurs ayant réalisé le Grand Chelem pur et dur, à savoir remporter les quatre levées au cours d’une même année : Donald Budge (USA, 1938) et Rod Laver (AUS, 1962 et 1969). Seul ce dernier a réussi cet incroyable exploit depuis 68 et l’ère professionnelle.

Joueurs ayant gagné au moins une fois les quatre tournois au cours de leur carrière : Agassi , Donald Budge, Roy Emerson (AUS), Rod Laver et Fred Perry (ENG).

Joueurs ayant gagné trois épreuves au cours de la même saison : Federer (2004, 2006), Mats Wilander (SWE, 1988), Jimmy Connors (USA, 1974), Laver (1962,1969), Emerson (1964), Ashley Cooper (AUS, 1958), Lewis Hoad (AUS, 1956), Tony Trabert (USA, 1955) et Budge (1938). On constate qu’outre Laver, seul Federer a réussi ce triplé à deux reprises.

Joueurs ayant gagné le plus grand nombre de tournois du Grand Chelem : Pete Sampras (USA, 14) ; Emerson (12) ; Laver et Borg (11) ; Bill Tilden (USA, 10) ; Federer (9) ; Ken Rosewall (AUS), Connors, Ivan Lendl (USA), Perry et Agassi (8).

Le nombre de semaines en tête du classement.

S’il est neutre, ce critère manque de recul puisque le classement ATP n’est apparu qu’en 1973, soit cinq ans après le début de l’ère professionnelle. A ce jeu, c’est encore et toujours Sampras qui domine, avec 286 semaines passées au sommet du tennis mondial. Il est suivi par Lendl (270), Connors (268), McEnroe (170) et Federer dont la série (149) est toujours en cours. Derrière, seuls deux autres joueurs sont restés numéros 1 pendant plus de 100 semaines : Borg (109) et Agassi (101)

Le jeu

A partir d’ici, on s’appuie sur des sensations qui peuvent varier d’un observateur à l’autre. Nous avons forcément une vision tronquée de l’impact qu’ont eu les joueurs les plus anciens. Certes, les critères objectifs donnés ci-dessus témoignent de leur force mais plus on remonte dans le temps, moins on dispose de textes et, surtout, d’images permettant de juger du talent et du charisme de joueurs comme Budge, Tilden, Trabert ou autres RenéLacoste (France) et Perry. Si on se rapproche des temps actuels, il faut aussi rappeler que c’est au début des années 70, soit lorsque Roland Garros a repris de l’importance, que la télévision française s’est réellement intéressée au tennis. Attention aussi au fait qu’étant Belges, nous avons davantage été influencés par les grands matches disputés à Paris que par ceux qui l’étaient à Wimbledon (même si la BBC les diffusait), New York et, forcément, Melbourne.

Les spécialistes s’accordent pour affirmer que les jeux les plus purs ont été (ou sont) pratiqués par Laver, Sampras et Federer. Leur panoplie de coups ressemble furieusement aux styles que l’on enseigne dans les écoles. Ils ont des trajectoires idéales et la fluidité de leurs mouvements est telle qu’ils donnent l’impression de ne pas puiser au fond de leurs ressources pour donner de la vitesse et de la force à leurs balles. Le classicisme de leur jeu est exceptionnel.

Mais l’atypique John McEnroe est probablement le plus inné des tennismen : sans être classique, il parvenait, sans forcer et sans frapper fort, à donner une vitesse exceptionnelle à la balle. Il est le plus grand artiste du tennis, celui qui est réellement né avec une raquette dans la main, distillant des coups de génie aux moments les plus aléatoires. Dans le même registre, le Roumain Ilie Nastase mérite sans aucun doute une mention.

Côté pureté du geste, on s’en voudrait de ne pas citer le Suédois Stefan Edberg, au moins pour son service/volée tout en apesanteur. Et l’ex-Tchécoslovaque Petr Korda pour son revers exceptionnel, ainsi qu’ Adriano Panatta (ITA) et Stan Smith (USA), gentlemen des courts. N’oublions pas John Newcombe (AUS), un joueur offensif de grand talent et, naturellement, Connors dont le style n’a jamais pu être imité mais n’en était pas moins d’une grande efficacité.

Ne soyons pas trop esthètes : Borg – imité par l’Argentin Guillermo Vilas et Wilander – a créé un style qui a fait fureur plus de dix ans : le jeu lifté et sécurisé avec un revers frappé à deux mains d’une rare régularité. Et Agassi a apporté au tennis le style des années 90, tout en frappes solides jouées de face,… ce qui a beaucoup dérangé les académiciens.

Il ne faudrait cependant pas oublier les joueurs d’avant la Deuxième Guerre mondiale. Lacoste a inventé un style de jeu défensif (d’où l’expression crocodile qui désigne un joueur de fond de court et qui fut le symbole de sa marque).

Le charisme

Le duo Connors-McEnroe est largement au dessus de tous leurs collègues. Connors était animé d’une mauvaise foi sans limite et les agissements de sa mère en tribune ont marqué l’histoire. Quant à McEnroe, il avait le plus mauvais caractère que l’on ait jamais vu sur un court et ses coups de gueule ont fait trembler de peur des dizaines d’arbitres… et de plaisir des millions de téléspectateurs. Comme ces deux phénomènes ont également été numéro 1, ils ont laissé une empreinte indélébile sur le tennis mondial.

Moins fougueux, mais très expressif l’Allemand Boris Becker fait également partie des joueurs charismatiques, tout comme Agassi dont la première apparition à Roland Garros le vit prendre un parapluie à une spectatrice et disputer un quinze avec ledit pépin.

Nastase, les Français Yannick Noah et Henri Leconte, les Américains Vitas Gerulaitis et Jim Courier, le Croate Goran Ivanisevic, l’Australien Lleyton Hewitt, les Français Lacoste, Jean Borotra, Henri Cochet et bien d’autres, ne manquaient pas non plus d’allant et divertissaient les foules tout en pratiquant un tennis de rêve. A contrario, Borg, Sampras, Edberg, voire Federer et Lendl (ce dernier étant tout de même capable de grandes colères) étaient moins extravertis.

Précisons tout de même que jusque dans les années 50-60, le tennis restait un sport dit de château et que le comportement sur un court se devait d’être respectueux des règles de la bonne société.

L’influence sur l’histoire

Personne d’autre que Borg a apporté au jeu une touche personnelle en s’y associant complètement. Tout d’abord, il a dominé le tennis à Roland Garros et Wimbledon pendant une petite décennie. Ensuite, il a développé un nouveau style de jeu impressionnant. Enfin, il est arrivé au moment où la télévision – et donc les annonceurs – se sont vraiment intéressés au tennis. Une vingtaine d’années plus tard, Agassi a réussi la même gageure, développant lui aussi un nouveau style et devenant comme Borg un vendeur hors catégorie de produits tennistiques.

Avant guerre, les Mousquetaires Lacoste, Borotra, Jacques Brugnon et Cochet ont déchaîné les passions. Le quatuor français était si populaire que c’est pour lui permettre de défier les Etats-Unis et l’Australie en Coupe Davis qu’il fut décidé de construire le stade de Roland Garros. Quant à Fred Perry, il a donné au tennis anglais ses lettres de noblesse et comme Lacoste une ligne de vêtements de tennis.

McEnroe et Connors ont suscité nombre de vocations, tout comme Laver, pour des raisons principalement sportives. Sans oublier l’Américain Dwight Davis qui, sans être un champion d’exception, a créé la Coupe qui porte son nom, son intervention ayant donc été capitale pour la médiatisation de son sport. Ou l’Anglais Laurie Doherty, l’un des premiers champions ayant été remarqué au niveau international.

Il ne faut pas oublier les rares joueurs qui ont marqué l’histoire du fait de leur nationalité ou couleur de peau. Arthur Ashe (USA) et Noah (relayés ensuite par les s£urs Williams) ont eu un impact incroyable sur le développement du tennis chez les jeunes d’origine africaine. Michael Chang (USA) a généré un engouement incroyable en Asie, tout comme Paradorn Srichaphan en Thaïlande. De même, Andreï Chesnokov a démontré qu’un tennisman russe pouvait faire le mur alors que Lendl, en prenant la nationalité américaine, a fait rêver (tout comme Martina Navratilova) des millions de joueurs de l’Est.

Avant cela, Pancho Segura (Equateur) avait été le premier Sud-Américain, dans les années d’après-guerre, à se révéler au plus haut niveau. Tout comme Manuel Santana fut l’un des premiers Espagnols à attirer ses compatriotes vers le tennis.

BERNARD ASHED

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