C’était le Peru

Le Sporting mauve reçoit le Sporting à rayures ce week-end.Il y a 15 ans, les Bruxellois pleuraient et les Carolos virevoltaient.

Août 1995, il y a le feu au Parc Astrid. Quelques mois plus tôt, Herbert Neumann a été cité pour prendre la place de Johan Boskamp, qui va se retirer après avoir offert un troisième titre consécutif aux Mauves. Michel Verschueren, le manager, a immédiatement lancé :  » Jamais un Allemand à Anderlecht !  » Mais Neumann signe finalement. Son travail au FC Zurich et à Vitesse Arnhem ont convaincu la direction.

 » Paul Courant l’avait recommandé à Constant Vanden Stock « , dit aujourd’hui Verschueren. Le président en a plein la bouche au moment de la présentation du nouveau T1 :  » Neumann est quelqu’un de posé, réfléchi et qui présente bien. Et c’est un amateur de beau jeu. Nous sommes faits pour nous entendre.  »

Mais les débuts sont catastrophiques. Durant les grandes vacances, Anderlecht gagne la Supercoupe contre le Club Bruges, mais pour le reste, ce ne sont que des flops : défaites en préparation contre Seraing, Vérone, Parme. Un pauvre nul face à Courtrai. Et quand les choses sérieuses commencent, rien ne s’arrange. Les Bruxellois se déplacent à Alost pour la première journée de championnat et sont battus 3-1. Quelques jours plus tard, nouvelle désillusion énorme : Anderlecht perd sur son terrain son match-aller de préliminaires de Ligue des Champions contre Ferençvaros (0-1). Pour la deuxième journée de compétition, Charleroi va venir à Bruxelles. Peur sur la ville.

Dans le camp d’en face, ça roule. Avec Luka Peruzovic, revenu à Charleroi pour une deuxième expérience après avoir sauvé les Zèbres en 1992. Son équipe a gagné son premier match de championnat : un 4-2 sans bavures contre Malines. Neumann est un gros sujet de conversation avant cet Anderlecht-Charleroi, mais Peruzovic en est un autre : en janvier 1993, il a été viré par le club bruxellois alors que l’équipe écrasait la compétition (29 point sur 34). Peru ne l’a jamais digéré et il pique gaiement Verschueren lors des jours qui précèdent leurs retrouvailles.  » Je sais que j’ai réussi à Anderlecht. Je ne considère pas que j’y ai décroché un titre en qualité d’entraîneur, mais j’ai bien fait mon boulot. Je n’ai malheureusement pas pu l’achever (…) En fait, le seul match qu’on a perdu, ce fut pour ma pomme. Mais tous ceux qu’on a gagnés, ils ont été mis sur le compte de celui qui avait recruté les joueurs. Il se reconnaîtra facilement. Un homme qui croit y connaître quelque chose en foot mais qui n’est en fait nulle part (…) A Anderlecht, certains feraient mieux de se consacrer exclusivement à l’aspect commercial. Moi, je n’y connais rien dans la location des loges ou dans la gestion du restaurant. Un homme était calé dans ces domaines et il aurait mieux fait de ne pas se mêler de football car il n’avait pas beaucoup de compétences sur le plan sportif. Il finira comme Bernard Tapie : en prison.  »

Golden boy et Soulier d’Or

Peruzovic rigole toujours aujourd’hui de la pression qu’il avait mise sur son ancien club :  » Nous sommes allés gagner là-bas, c’est la preuve que j’ai bien géré le truc, hein !  » Ce match l’a marqué car il ne lui faut que quelques secondes pour refaire tout le déroulement de la journée.  » Nous sommes partis la veille en mise au vert à Blanmont, pas loin de Louvain-la-Neuve, dans un complexe qui appartenait au sponsor de Charleroi. Le matin, nous avons fait un petit entraînement d’une demi-heure : essentiellement du réveil musculaire. J’estimais qu’il fallait souvent partir en retraite avec cette équipe. Si les joueurs étaient chez eux la veille d’un match, je ne savais pas ce qu’ils mangeaient, ce qu’ils faisaient. J’avais aussi quelques gros sorteurs. Quand Philippe Albert revenait d’Angleterre pour quelques jours, il me prenait trois ou quatre joueurs pour faire une sacrée guindaille. Je savais que c’était mieux d’enfermer un gars comme Roch Gérard dans ces cas-là !  »

Peruzovic récite par c£ur l’équipe qu’il a lancée sur le gazon du Parc Astrid :  » Istvan Gulyas dans le but et quatre gars solides derrière : Gérard à droite, Fabrice Silvagni dans un rôle de couvreur où il était excellent, Michel Rasquin dans l’axe en marquage strict sur Gilles De Bilde, et Rudy Moury à gauche. Dans l’entrejeu, Dante Brogno à droite, Marco Casto et Eric Van Meir comme récupérateurs, et Raymond Mommens dans un rôle hybride : il était posté à gauche mais avait la mission de repiquer vers l’axe et de devenir notre troisième demi défensif en perte de balle. Edi Krncevic jouait en pointe et Jean-Jacques Missé-Missé en décrochage. Brogno était censé devenir notre troisième attaquant chaque fois que nous nous approcherions du but d’Anderlecht.  »

Après cinq minutes, Van Meir torpille De Bilde dans le rectangle. Mais Gulyas arrête le penalty du golden boy, Soulier d’Or en titre. Ce sera une des seules occasions d’Anderlecht. A la 27e minute, Johan Walem descend Missé-Missé dans la zone fatidique et Gérard convertit le penalty (0-1). Et à un bon quart d’heure de la fin, Krncevic donne le coup de grâce à un de ses anciens clubs : 0-2.  » Le pire, c’est que la victoire de Charleroi était tout à fait méritée « , dit aujourd’hui Manu Karagiannis.  » Il n’y a eu qu’une équipe sur le terrain. Nous étions dans le trou. Un trou extrêmement profond. Après Alost et Ferençvaros, ça nous faisait trois grosses claques en une semaine. Nous n’avons pas su corriger le tir dans le match retour en Hongrie et n’avons pas joué la Ligue des Champions. Il faut se souvenir du traumatisme pour tout le club : la même chose qu’il y a quelques mois, quand Anderlecht s’est fait éjecter par le Partizan.  »

La catastrophe Neumann

15 ans plus tard, Karagiannis se souvient que Neumann jouait sa tête face aux Zèbres :  » On ne nous l’avait pas dit officiellement mais nous avions bien compris qu’il ne pouvait se permettre un mauvais match. Dans un club pareil, tu ne survis pas à trois gros couacs d’affilée. D’autant qu’il avait débarqué comme un Messie, qu’il y avait énormément d’attentes et de curiosité. « 

Verschueren reconnaît aujourd’hui que c’était la soirée de la dernière chance pour l’Allemand :  » Il recevait une ultime occasion pour nous montrer qu’il pouvait faire quelque chose avec cette équipe. Mais bon, l’histoire de son limogeage était déjà en route. La direction et les joueurs avaient compris depuis plusieurs semaines qu’il avait peu de chances de réussir chez nous, et après Charleroi, il a fallu prendre une décision radicale. Il n’était tout simplement pas l’homme de la situation. « 

Le jeudi qui suit, l’Allemand est dehors. Et amer. Il se lâche dans Sport/Foot Magazine :  » Je me sens humilié. En aussi peu de temps, je n’ai pu laisser entrevoir que 20 % de mes capacités. Je n’ai pas reçu la chance de développer ma vision.  » Il annonce qu’il va probablement traîner le Sporting en justice.  » Il ne l’a pas fait parce que nous lui avons directement payé ce que nous lui devions « , lâche maintenant Verschueren qui, en résumé, retient de l’épisode Neumann  » une expérience complètement catastrophique. Il avait des méthodes assez bizarres et le courant n’est jamais passé. Ni avec les dirigeants, ni avec le groupe. Il n’a d’ailleurs plus réussi grand-chose de bon après ce limogeage.  »

Anderlecht paralysé

Dès que Neumann est dehors, on lit un peu partout qu’il avait des méthodes  » trop modernes pour Anderlecht « . Quid ? Verschueren :  » Peut-être que dans sa tête, il se considérait comme un précurseur. Mais il devait être le seul à penser ça. « 

Karagiannis :  » Le manque de confiance de toute l’équipe est sans doute ce qui m’a le plus marqué dans l’épisode Neumann. Il y avait quelques très bons joueurs qui étaient subitement devenus méconnaissables. Celestine Babayaro était une star avant l’arrivée de ce coach mais du jour au lendemain, il n’en a plus touché une, il n’osait plus rien faire, il avait peur de dribbler. Aussi bien à l’entraînement qu’en match. Neumann le paralysait. En fait, toute l’équipe avait peur de son ombre. Entre Boskamp et Neumann, c’était le jour et la nuit. Boskamp était le copain des joueurs. Neumann s’est directement mis au-dessus de la mêlée, il interrompait continuellement l’entraînement, il n’arrêtait pas de mettre le doigt sur nos défauts, il nous critiquait beaucoup. Le groupe avait travaillé avec un copain et il se retrouvait en face d’un petit général. Moi, j’ai voulu continuer à faire ce que j’avais toujours fait : coacher mes coéquipiers. Un jour, Neumann est venu me trouver et m’a dit : -Je sais que tu as raison, mais arrête de donner des ordres parce que beaucoup de joueurs de ce noyau ne sont pas prêts pour les recevoir. Un gars comme Pär Zetterberg était toujours à l’écoute : à lui, je pouvais dire tout ce que je voulais et il en tenait compte. Mais toutes les stars du noyau n’étaient pas aussi réceptives. Donc, j’ai fait un pas de côté. Mais j’ai subitement perdu une bonne partie de mes qualités car cette manie de coacher avait toujours été une de mes marques de fabrique.  »

Peruzovic casse son banc

L’image la plus forte de la victoire carolo à Anderlecht est certainement le tour d’honneur des Zèbres qui portent Peruzovic en triomphe.  » Quelle fête ! « , se souvient Brogno.  » Pour nous, aller au Parc Astrid était toujours une grande expérience, même quand nous n’y faisions pas un bon résultat. C’était un match dont les médias parlaient pendant toute la semaine qui précédait. Et quand nous y sommes allés en 1995, nous avions les dents longues, pour diverses raisons. Plusieurs joueurs de Charleroi avaient le souvenir de raclées prises là-bas. Je me rappelle qu’à leur grande époque mauve, Marc Degryse et Luc Nilis disaient qu’ils seraient contents s’ils pouvaient prendre un point dans notre stade. Mais chez eux, ils ne nous craignaient pas. Il arrive un moment où tu te dis : -Merde, il faut que ça change. Une autre bonne raison pour faire quelque chose ce jour-là était évidemment la situation de Peruzovic par rapport à Anderlecht. Il nous a dit : -Vous allez jouer contre des grands noms mais ils n’ont que deux bras et deux jambes, comme vous. Nous avions un peu peur d’une révolte de la bête blessée, et si De Bilde avait transformé son penalty, nous serions sans doute revenus sans rien. Mais après notre but, nous avons déroulé, il ne pouvait plus rien nous arriver.  »

 » Nous étions dégoûtés par le C4 de Peruzovic à Anderlecht « , lâche Silvagni.  » Se faire virer quand on est en tête du classement, on ne voit ça nulle part. Et nous avions un lien humain tellement fort avec lui que nous lui avons promis de tout faire pour prendre quelque chose. Il y avait deux personnalités chez Peruzovic. A l’entraînement, il était impitoyable, il ne nous épargnait rien. Mais en dehors, il était touchant. Lors de son premier passage à Charleroi, je l’ai vu pleurer quand il a annoncé à Didier Beugnies qu’il ne comptait plus sur lui. Je n’ai que des bons souvenirs de lui. Et si j’ai prénommé mon fils Luka, ce n’est pas sans raison ! Après ce match à Anderlecht, j’ai été le premier, avec Van Meir, à prendre Peruzovic pour l’emmener dans un tour d’honneur. Je le revois encore comme s’il était en face de moi, avec son polo bleu, son jeans et sa ceinture en cuir. Directement, il a levé le poing bien haut. Il tenait sa revanche. C’est un homme pudique, il manifeste rarement ses émotions. Mais là, il n’a pas pu s’empêcher de montrer qu’il était heureux comme un gosse.  »

Le Croate confirme :  » Evidemment que j’étais content. Et comment… En arrivant au stade, je n’ai croisé aucun dirigeant d’Anderlecht. Je n’ai pas essayé non plus ! J’ai vécu cette rencontre avec beaucoup d’émotions. A un moment, je me suis énervé et j’ai tapé du poing sur une planche du dug-out. Je l’ai cassée et Anderlecht a envoyé la facture à Charleroi, qui l’a payée sans faire d’histoires. Et ce tour d’honneur, oui, c’était mon triomphe, ma revanche. Avec mon petit Charleroi, j’étais allé battre le grand Anderlecht sur ses terres. Nous avons fait la fête dans notre vestiaire, mais il n’y avait pas de champagne car nous n’avions quand même pas prévu d’aller gagner. Je revois les scènes de joie avec Jean Pol Spaute, Gaston Colson, GianniMilioni et Jacques Van Gompel, le bourgmestre de Charleroi. C’était mon premier grand jour depuis mon retour. J’avais quand même pris un risque en revenant dans ce club qui sortait d’une année difficile avec Georges Leekens. J’avais lâché la proie pour l’ombre : il me restait un an de contrat à Marseille mais j’avais craqué quand Spaute m’avait contacté. J’étais allé trouver le président de l’OM pour lui expliquer que j’avais une offre qui me bottait en Belgique. Le président, c’était Pierre Cangioni, le créateur de Téléfoot…  »

Ce défilé de Peru dans les bras de ses Zèbres aurait pu faire hurler le premier visé, Verschueren. Mais il est resté zen.  » C’était de bonne guerre. Ce n’était pas le premier revanchard qui venait réussir un truc chez nous. Peruzovic m’en voulait, c’est moi qui avais dû lui annoncer son limogeage deux ans plus tôt. On a raconté beaucoup de choses, voici la vraie raison : il voulait aller au vert avant chaque match, et là, il s’enfermait dans sa chambre, il avait très peu de contact avec les joueurs, qui s’ennuyaient, se plaignaient, rouspétaient. Mais ses qualités d’entraîneur n’ont jamais été mises en cause. Maintenant, c’est de l’histoire ancienne. Peruzovic est revenu plusieurs fois à des réunions d’anciens du Sporting et nous sommes à nouveau des amis. C’est plus fort que moi : avec tous les Yougos, j’ai un lien particulier. Ma femme est d’origine yougoslave, d’ailleurs. Dans le temps, j’avais aussi dû communiquer à Tomislav Ivic que nos chemins se séparaient. Je n’oublierai jamais sa réaction : il m’a enlacé et m’a dit : -Mister Michel, you are a correct man. We will stay friends for life.  »

Pétages de plombs

Drazen Brncic a vu sa carrière décoller sur un coup d’éclat : il a joué les dernières minutes de ce match et c’étaient ses premières en D1.  » J’arrivais de troisième division et j’avais encore tout à prouver. Anderlecht poussait pour revenir et j’ai seulement essayé de ne pas commettre d’erreur, de ne pas faire une mauvaise passe ou une faute inutile. J’ai touché quelques ballons : ma soirée était réussie.  » Charleroi était donc leader après deux journées mais s’écrasait complètement une semaine plus tard à Harelbeke : 4-0.  » Les vieux démons revenaient « , se souvient Brncic.  » Joris De Tollenaere nous a fait valser. C’était incompréhensible qu’une équipe comme la nôtre prenne une gifle pareille là-bas, mais c’était tout Charleroi : une prestation indigne après un exploit contre un grand. Il y avait pas mal de talent dans le groupe, mais point de vue mentalité, beaucoup de hauts et de bas. Nous avions parfois des réactions très latines. Et quand ça ne tournait pas, quelques joueurs perdaient facilement le contrôle de leurs émotions, pétaient les plombs.  »

Charleroi terminera cette saison-là à la septième place, se battant jusqu’à la dernière journée pour une qualification en Coupe de l’UEFA.  » Cette équipe jouerait le titre aujourd’hui « , assure Brogno. Et Anderlecht finira vice-champion en ayant bossé avec quatre coaches : Neumann, Jean Dockx, Raymond Goethals et Boskamp.

PAR PIERRE DANVOYE – photos: belga

 » Nous étions dégoûtés par le C4 de Peruzovic à Anderlecht. Se faire virer quand on est en tête, on ne voit ça nulle part. « 

(Silvagni)

 » Ce tour d’honneur, c’était mon triomphe, ma revanche. « 

(Peruzovic)

 » Neumann était le seul à penser qu’il était un précurseur. « 

(Verschueren)

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