Ancien coéquipier de Maradona en équipe d’Argentine, entraîneur de Ténériffe, du Real Madrid et de Valence, puis directeur sportif du Real jusqu’à l’an dernier, l’Argentin a traversé trente ans de football sans jamais perdre la tête.

Toi qui es à cheval entre l’Europe et l’Amérique latine, quelle analyse fais-tu de la situation économique et sociale actuelle en Europe ?

Il y a d’une part le problème réel, et d’autre part, la perception de ce problème. C’est surtout ce deuxième aspect qui mine la confiance des gens. Il y a un climat de pessimisme ambiant qui conditionne l’humeur nationale. Avant, s’il y a bien quelque chose qui caractérisait l’Espagne par rapport à n’importe quel autre pays européen, c’est qu’il s’agissait d’un pays qui équilibrait très bien les temps de loisir et les temps de travail. C’était un pays qui savait vivre. Aujourd’hui, la crise commence à prendre une telle ampleur qu’elle conditionne sérieusement la part de bonheur de ce pays. Cela fait 36 ans que je vis en Espagne et jamais je n’ai connu une situation aussi compliquée.

Ça va se répercuter sur le football ?

C’est déjà le cas et je crois que le pire est à venir. Il y a aujourd’hui deux clubs, le Real Madrid et Barcelone, qui ne sont pas concernés parce qu’ils ont comme marché le monde entier : ce sont deux puits de contenus télévisuels. Mais tous les autres clubs qui ont comme marché non pas le monde mais leur région ou leur ville, rencontrent des problèmes qui ne vont faire que s’aggraver.

Tu parles de marché mondial, mais quelles affinités peut bien avoir un type de Hong Kong ou du Mexique pour le Real ou le Barça ?

Ça a fondamentalement à voir avec le concept du héros. Dans la société actuelle, il n’y a plus d’autres héros que les sportifs. Aujourd’hui, ce que dit Casillas à propos de l’éducation des enfants a plus de poids que l’argumentation du plus grand des intellectuels, dont on ne sait même plus qui il est, parce que ces hommes référence n’existent plus médiatiquement. Puis, on passe des héros à l’écusson. Si je vais au Mexique, je peux tomber sur un gamin de dix ans avec le maillot du Real qui s’inquiètera du résultat du club. C’est quelque chose de très significatif dans les pays qui ont été dévastés économiquement. En Argentine, les gens essaient de ne plus tomber amoureux d’un jeune joueur parce qu’ils savent que ce gamin va partir tôt ou tard. Là-bas, un talent ne reste pas après vingt ans. Et je ne parle pas d’un Messi, mais de joueurs comme Gago ou Higuain. De joueurs un peu doués qui, à 17 ou 18 ans, traversent l’Atlantique pour venir jouer en Europe. C’est pour ça que les supporters concentrent leur amour sur le maillot, et c’est là que l’écusson devient plus important que le reste. Je crois que le 20e siècle a consacré l’individualisme et que le 21e siècle, qui est en train de l’exacerber, requiert une sorte de compensation. Il y a une nostalgie de la tribu qu’on cherche à recréer, avec une équipe de football par exemple, ou en donnant une considération plus importante à son pays, via une sorte de patriotisme exacerbé. Je crois qu’il doit y avoir quelque chose comme ça.

 » Newell’s, Alavés et Saragosse : des réflexes conditionnés « 

Toi, tu es toujours supporter de Newell’s Old Boys ?

Je le suis toujours. Ça fait 35 ans maintenant que je ne vais plus voir Newell’s mais paradoxalement, le lundi, j’aime savoir ce qu’a fait Newell’s, c’est la première chose que je cherche dans le journal. Je fais la même chose avec Alavés et Saragosse, on peut presque parler de réflexes conditionnés.

Newell’s a sorti beaucoup de gens importants du football argentin : Batistuta, Pochettino, Bielsa, Gallego…

La ville de Rosario entretient une relation clairement exagérée avec le football : quand je sortais de chez moi, je me retrouvais face à un terrain de foot de mille kilomètres carrés, la seule délimitation était marquée par la présence d’une vache ou d’un arbre ; tout le reste, c’était un terrain de foot. Et c’était aussi une région où les gens mangeaient bien, et ça a son importance, parce que dans d’autres coins du pays, le problème de la malnutrition ne permettait pas l’émergence de grands footballeurs. Ensuite, il y a l’école de football créée et pensée par Jorge Griffa, un de gourous de la formation argentine. C’est grâce à lui que Newell’s est devenu l’une des références en matière de formation de footballeurs. D’ailleurs, ça s’est éteint quand il est mort. Ces dernières années, on a assisté à d’authentiques perversions, les barras bravas sont devenus les patrons… Comme Alfredo Di Stefano le dit toujours, pour détruire, tu n’as besoin que d’un marteau, mais pour construire il te faut beaucoup d’intelligence et d’efforts. A Newell’s, les coups de marteau ont été très durs. Maintenant, ça va être difficile de revenir.

Tu as toi-même quitté le pays très jeune, à 20 ans, pour rejoindre la seconde division espagnole. C’était en 1975.

A l’époque, j’alternais des séries excellentes et des périodes de creux où j’étais incapable de marquer un but en dix matches. C’était également une période chaotique pour le football argentin, la désorganisation régnait. Alors je m’étais juré de ne pas manquer la première opportunité qui se présenterait pour rejoindre l’Europe. Et Griffa m’a recommandé à Alavés. Ils m’ont fait une proposition à dix heures du soir, j’avais jusqu’au lendemain matin dix heures pour leur répondre. J’étais à Rosario, mais ma famille vivait à 100 kilomètres de là. J’ai pris la voiture et je suis allé voir ma mère. Pas pour lui demander son avis, non, mais pour lui annoncer que je partais vivre en Espagne. Ça a sans doute été la décision la plus transcendantale de toute ma vie, parce que ce départ a absolument tout bouleversé : en Espagne j’ai rencontré ma femme, mes fils sont espagnols, c’est en Espagne que ma carrière a explosé, c’est en Espagne que j’ai terminé d’apprendre mon métier… Je ne regrette absolument pas cette décision, mais c’était une décision mal prise. C’est peut-être la première et unique fois où j’ai ressenti l’absence de mon père. Il est mort quand j’avais quatre ans. Je n’ai pas eu de douleur particulière sur le moment, parce que l’idée même de la mort m’était inconnue, mais quand ensuite tu as 18, 19 ans et que tu es à la croisée des chemins de ta vie, tu as besoin des mots d’un adulte. Si possible masculin, parce que le football est un territoire d’hommes.

 » Je pensais que je resterais un an à Alavés, puis que je partirais au Real Madrid. En fait, ça m’a pris dix ans « 

A Alavés, ça n’a pas été facile tout de suite.

Comme j’avais débarqué directement en première division argentine et que trois jours plus tard je portais le maillot de la sélection, je pensais que je resterais un an à Alavés, puis que je partirais au Real Madrid. En fait, ça m’a pris dix ans. J’ai connu beaucoup de difficultés, surtout avec le climat et l’état des terrains. Je raconte toujours qu’à mon époque, en Argentine, la menace de pluie était un motif de suspension d’un match, et que quand je suis arrivé à Alavés, les jours où il ne pleuvait pas, ils appelaient les pompiers pour inonder le terrain : les gens pensaient que, comme tous les clubs qui jouent au nord, Alavés partirait avantagé en jouant sur un terrain détrempé. Durant les quatre saisons où j’ai joué là-bas, l’entraîneur terminait toujours sa composition de la même façon : -Avant-centre, s’il ne pleut pas Valdano, s’il pleut, Aramburu. Je suis une personne au physique assez mince mais à cette époque, je faisais dix kilos de moins qu’aujourd’hui, avec des jambes très fines. Lors de ma première saison, j’ai eu dix blessures musculaires, un peu à cause du froid et surtout à cause de la boue. Je pensais que je n’aurais jamais le physique pour jouer dans la boue jusqu’au jour où on a joué contre Barakaldo. Je me suis retrouvé face à un joueur encore plus chétif que moi, sauf que lui marchait carrément sur l’eau. Il s’appelait Sarabia et il a ruiné ma théorie. Depuis ce jour, je n’ai plus su quoi penser. Plus tard, j’ai compris que c’était un problème de gymnastique : si tu ne joues que sur des terrains secs, ton corps ne s’habitue pas à d’autres conditions.

Il n’y avait que le climat ?

Non. Si je garde un seul souvenir de cette époque, c’est la solitude. Vivre dans un hôtel. Les après-midi étaient interminables parce qu’à Vitoria, l’hiver, le temps t’impose de te mettre en pyjama dès 17 h, et seul dans une chambre d’hôtel, c’est particulièrement dur.

Qu’est-ce que tu faisais pour t’occuper ?

J’écoutais de la musique, j’écrivais, je lisais… Je lisais beaucoup. A l’hôtel, j’ai fait la connaissance d’un vieil Argentin qui était un authentique érudit, et qui s’est mis à me recommander des lectures. Je me rappelle très bien que sa première recommandation a été Mortal y rosa, un livre de Francisco Umbral, un écrivain espagnol né en 1932 et mort en 2007. C’est de cette façon que la lecture a commencé à devenir un refuge important pour moi. Je n’avais que ça. Pour pouvoir téléphoner à ma famille, je devais appeler le matin un central qui me donnait un rendez-vous à quatre heures de l’après-midi. Souvent, le téléphone ne sonnait que vers sept heures. Il fallait s’armer de patience.

 » Il est très difficile d’essayer de recréer le football cinématographiquement « 

C’est vrai, cette idée qu’un footballeur qui lit était et est encore une anomalie ?

Qu’un footballeur lise, ce n’était pas fréquent. C’était un peu comme si c’étaient deux univers étrangers. Aujourd’hui, on revient à l’idéal grec de l’harmonie entre le cerveau et le corps. Mais à mon époque, le footballeur donnait cette impression de ne pas pouvoir être intellectuel, de la même façon, disons-le, qu’un intellectuel ne pouvait pas avoir des prétentions sportives. La première fois que j’ai lu un article qui mêlait corps et esprit, ça a été un article de Manuel Vasquez Montalban. A partir de ce moment-là, j’ai commencé à interpréter le football d’une façon un peu différente : je mettais mon short et mon maillot en pensant que j’allais faire quelque chose qui avait plus de transcendance que ce que j’imaginais jusqu’alors.

Avec sa théorie selon laquelle le FC Barcelone était le porte-drapeau de la Catalogne, Manuel Vasquez Montalban a presque réinventé le football.

Exactement. Il a inventé un conte qui m’a énormément intéressé. J’ai découvert le FC Barcelone à travers ses écrits. Aujourd’hui, cette réalité imaginée se perçoit comme une réalité indiscutable. C’est d’autant plus fort qu’écrire sur le football est très difficile, de la même façon qu’il est très difficile d’essayer de le recréer cinématographiquement. Je crois même que c’est impossible.

Tu es un de ceux qui ont énormément écrit sur les à-côtés du football, sur ce qui rend le football si spécial.

Nous avons aujourd’hui atteint une certaine distance par rapport à ce phénomène qu’est le football, ça nous permet même d’envisager la fiction comme sujet. Il y a certains écrivains, le principal étant le Negro Fontanarrosa (NDLR- Roberto Fontanarrosa, écrivain et auteur de bandes dessinées argentin mort en 2007), qui ont été au bout de cette question. Toutes les histoires de Fontanarrosa sont chargées de symbolique. Il explique l’amour du supporter comme personne, c’est pour ça qu’il était un si grand admirateur de Nick Hornby. Il a même été jusqu’en Angleterre pour le rencontrer parce que Fever Pitch lui a particulièrement parlé, il voulait connaître ce type anglais qui avait ressenti exactement les même choses qu’un mec de Rosario. L’unique explication, c’est que les émotions nous rendent tous égaux.

Quelle lecture philosophique tu recommanderais à un dirigeant ou un entraineur ?

Quelque chose qui n’a rien à voir avec le football. Hippocrate disait que celui qui ne connaît que la médecine ne connaît rien de la médecine. De la même façon, quelqu’un qui ne connaît que le football ne connaît rien du football. C’est ce qu’a dit une fois Menotti avec la plus grande raison du monde : il faut savoir situer le football exactement au niveau social qui lui correspond. Si cela devient une obsession, ça perd en perspective. L’obsession ne laisse, dans l’esprit, que de la place aux préjugés. Ça ne peut que finir par rendre malade. L’une des meilleures décisions que j’ai prises dans ma vie, ça a été de me rapprocher puis de m’éloigner du football.

 » Qu’est-ce qu’on préfère : un bon imbécile ou un mauvais fils de pute ? »

C’est facile ?

C’est bien plus facile de s’éloigner que d’être en permanence dans le conflit que propose le football. Parce que c’est très absorbant, surtout pour les personnalités addictives. Quand je jouais, je ne regardais que mon nombril. Une blessure musculaire, ça devenait le centre du monde. Au lever, je ne pensais qu’à une chose : est-ce que ça me fait plus ou moins mal qu’hier ? Ces obsessions provoquent des perversions extraordinaires, comme par exemple mettre tes enfants au second plan. Moi j’étais père à 23 ans, et quand mon fils pleurait, je demandais à ma femme de s’en occuper : -Je vis pour mon corps. Et j’allais dans une autre pièce. Aujourd’hui, trente ans plus tard, à chaque fois que je donne mon avis à la maison on me répond de me taire : -Tu vis pour ton corps !. Ça m’a fait perdre de l’autorité pour toute ma vie et je trouve ça juste.

Qu’est-ce qui est le plus important, bien jouer ou que le ballon entre ?

C’est un jeu compétitif donc que le ballon entre est essentiel. Le but, c’est l’objectif. Après, ce qui se passe c’est qu’il y a des gens qui, quand ils pensent but, ne pensent pas à l’objectif de le mettre mais à celui de ne pas le prendre, et c’est là qu’on commence à conditionner le jeu. Je considère que c’est une erreur que de mettre en avant la victoire avant le jeu, parce que le jeu, c’est la façon d’accéder à la victoire. Ça m’a toujours semblé une stupidité que de devoir choisir entre bien jouer ou gagner. Si tu me le demandes comme ça, je préfère gagner mais, comment on fait pour gagner ? Qu’est-ce qu’on préfère : un bon imbécile ou un mauvais fils de pute ? Ce sont des choses d’une nature tellement distincte que c’est mal de les comparer. Je préfère bien jouer ou mal jouer ? Jouer bien. Et gagner ou perdre ? Eh bien, gagner. Un des épisodes les plus gratifiants de cette saison en Espagne, ça a été le match entre l’Athletic Bilbao et Barcelone à San Mamès (2-2) : un match absolument extraordinaire sous la pluie avec tous les ingrédients, du poétique à l’épique. Le match nul a frustré les deux équipes. Mais après le match, j’ai passé un petit moment avec Guardiola et Bielsa, et les deux étaient heureux d’avoir été les protagonistes d’un si grand match. C’est l’une des seules fois de ma vie où j’ai vu deux protagonistes du football mettre en avant le jeu plutôt que le résultat. Et ça, cinq minutes après le match, parce que cinq jours après c’est facile. Cinq minutes après, quand l’émotion est encore si grande et si fraîche, j’ai eu l’impression qu’ils étaient proches de la vérité.

Tu évoques deux personnages particulièrement atypiques, surtout Bielsa.

Les deux ont quelque chose en commun, c’est la recherche de la perfection. Cela me paraît d’autant plus honorable que le milieu du football génère tellement de pression qu’il finit en général par te rendre mesquin. Quand quelqu’un est face à ce genre de grandeur, il se réconcilie avec le football.

 » Maradona est un mythe vivant « 

En parlant de grandeur, tu te souviens du but du siècle, lors de la coupe du monde 86, ce moment en quarts de finale où Maradona prend le ballon et commence à dribbler les Anglais ?

Je m’en souviens parfaitement. Je dis toujours, pour blaguer, que je suis celui qui a sorti le ballon que Diego a entré. C’est moi qui ai sorti le ballon de la cage anglaise. Curieusement, je me suis dirigé jusqu’à lui pour lui donner le ballon, parce que cette action était tellement à lui que mon corps, plus que d’aller l’embrasser, me demandait de faire quelque chose d’utile. Je me souviens que quand le ballon est entré dans le but, j’ai immédiatement su que pour Maradona, il y aurait un avant et un après. Je lui ai même dit sous la douche : -Ça y est, tu viens de t’asseoir au même endroit que Pelé. Et c’est là qu’il a commencé à m’expliquer des choses sur cette action (NDLR-Maradona a avoué à Valdano qu’il l’avait vu depuis le début de l’action, mais qu’il n’avait pas trouvé le bon moment pour lui passer la balle, et que donc il avait été contraint d’aller marquer le but tout seul).

Quel effet a eu ce but sur toi et ton équipe ?

Ça a pris de l’importance au fur et à mesure que le temps a passé. Sur le moment, nous avions un problème et il l’a résolu. Ça a été le plus mauvais match de l’Argentine dans ce Mondial et je crois, le seul et unique qu’on n’aurait pas réussi à gagner sans Maradona. Les autres, on avait des possibilités de les gagner sans lui, mais celui-là, non. Après, ce match a aussi eu une importance symbolique. C’était comme si les Argentins avaient dit aux Anglais : -Avec des bombardiers, vous pouvez nous battre, mais sans eux, c’est nous qui gagnons.

Tu es toujours en contact avec lui ?

Ces derniers temps non, il s’est fâché pour un commentaire que j’ai fait avant qu’il ne prenne les rennes de la sélection argentine. Et ce genre d’offenses…

C’est un personnage particulier.

C’est que ce n’est pas facile d’être Maradona. Il y a peu, j’étais à Bariloche, en Argentine, et je suis tombé sur un drapeau où on voyait Che Guevara, Evita, Gardel et Maradona. Pour les morts, c’est facile de sortir indemne de tout ça. Mais pour Maradona, qui est un mythe vivant, ça doit être assez incommodant.

A l’inverse, pourquoi ça a l’air si facile d’être Messi ?

Ce sont des personnalités distinctes. Diego était très volcanique, ça l’a converti en un produit de consommation informative, sur et hors du terrain. J’ai été lui rendre visite quelques fois à Naples et ça ressemblait à un carnaval permanent. Il sortait de chez lui en voiture et en bas, une vingtaine ou une trentaine de gamins à mobylettes l’attendaient. Puis ils le devançaient comme un cortège en criant – Arriva Maradona ! et alors sortait le responsable d’un magasin, le tenancier du bar… Tous les jours, il y avait des situations qui ne pouvaient arriver qu’à un personnage comme Maradona. Je n’imagine pas une seconde ce genre d’épisodes avec Messi à Barcelone, même si l’importance du football n’a fait que croître ces vingt dernières années. Bien sûr, Messi ne pourrait pas prendre un café en terrasse près de la Sagrada Familia. Mais jamais il ne provoquera autant d’animation que Maradona. Messi provoque la folie lorsque le match débute et quand le match se termine, il n’intéresse plus.

Pourquoi ?

Maradona a eu des opinions sur chaque chose, et ça l’a transformé en un personnage de dimension mondiale. Lors de la coupe du monde 1986, au fur et à mesure que les sélections se faisaient éliminer, les footballeurs rentraient chez eux. Mais les journalistes, eux, restaient. Au final, lors des dernières conférences de presse de Maradona, il y avait un peu plus de 2.000 journalistes. C’était impressionnant : il marchait vers le podium et tous les journalistes faisaient leur possible pour attirer son attention, pour obtenir un mot de lui. Moi j’étais avec Burruchaga et Passarella et on était comme les autres, spectateurs, supporters, on ne savait plus, pourtant on allait jouer un match avec lui le lendemain. La célébrité, surtout à ce niveau, a un effet complètement hypnotique. Mais en plus, Maradona avait une importance symbolique en Argentine, parce que ça coïncidait avec un moment où le pays s’effondrait. On nous avait toujours dit que personne n’aurait jamais faim en Argentine, et les premiers scandales de malnutrition étaient en train d’apparaître ; on nous avait toujours dit que le pays ne serait jamais en guerre, et c’était la guerre des Malouines. Tous les mythes de notre pays s’effondraient les uns après les autres. Alors quand Maradona a battu l’Angleterre, c’est comme s’il avait dit : – L’Argentine existe. Nous sommes là. L’histoire n’est plus la même, mais nous continuons d’être un pays qui compte dans le monde.

 » Marquer un but en finale d’un mondial te dépasse complètement « 

A l’inverse, le mondial de 1978 n’a pas une bonne image…

Le plus grand complice du Mondial 78, ça a été la FIFA, parce qu’elle a donné un certificat d’authenticité à la dictature argentine. Mais l’équipe, elle, jouait très bien au football, et ses joueurs se sentaient simplement les représentants de la grande passion argentine. Au final, l’équipe a subi une injustice. Parce que ce qui se passe c’est qu’au moment de soulever la coupe, celui qui sort gagnant de la photo, c’est le dictateur.

Tu as marqué lors de la finale de 1986 face à l’Allemagne. Ça fait quoi de marquer un but en finale d’un mondial ?

C’est quelque chose qui te dépasse complètement. Le bonheur a une limite mais ce moment-là va au-delà de cette limite. C’est comme une sorte de flash, un truc du genre : -Ça n’est pas en train de m’arriver, ça n’est pas possible. Maintenant ma mère va venir me réveiller et me dire que je dois aller au collège. Depuis ma naissance jusqu’à ce but, il a passé autant de temps que de ce but à maintenant, et je peux te dire que c’était plus beau de le rêver que de s’en souvenir. Quand je revois ce but aujourd’hui, je vois un type marquer un but, je ne me vois pas, moi, le marquer.

Tu continues de rêver que tu marques des buts ?

Oui, mais je les rate de plus en plus souvent. Le subconscient continue son travail, il s’entretient avec des buts. Je fais un autre rêve récurrent : je joue un match mais je suis déjà vieux, c’est peut-être même mon dernier match, et j’ai cette sensation horrible d’essayer de cacher aux autres que je ne suis plus fait pour ça. Je crois que c’est la peur avec laquelle vit un footballeur lors de ses trois dernières années. Elle a dû rester dans un coin de mon cerveau.

Tu n’as pas connu cette fin de carrière, pourtant.

Non, une hépatite m’a aidé à prendre la décision. C’est mon corps qui a décidé pour moi.

Tu avais encore du football dans les jambes ?

J’avais un contrat pour signer à Nantes pour trois saisons alors autant te dire que je n’envisageais pas du tout le début de la fin. Ça m’a été imposé.

Comment tu l’as vécu ?

Bien. Parce que j’ai vite commencé à écrire pour El País, à faire de la radio pour la Ser, à commenter pour Canal+… Vite j’ai découvert que de l’autre côté, il y avait aussi une vie.

Mais une vie sans but.

Oui mais avec des nuits, de la musique, un certain désordre à l’heure de vivre… J’avais pris la vie de footballeur avec une certaine rigueur et j’ai vécu cette fin comme une respiration vitale. Je pouvais enfin prendre de la distance et me laisser vivre un peu. Je pouvais sortir la nuit, rester debout jusqu’à trois heures du matin sans me sentir espionné par un socio du Real.

 » Il ne faut jamais sous-estimer l’intelligence sauvage des footballeurs. « 

En tant que personne liée au sport et en tant que lecteur, tu es satisfait du journalisme sportif actuel ?

Le journalisme sportif vit la même chose que le football : il exagère. Et il le fait des deux côtés. Il existe un très bon journalisme sportif, fait par des gens qui transforment une chronique en un conte. Parfois même, la chronique est meilleure que le match dont elle rend compte. Et puis tu as un autre type de journalisme qui n’analyse pas le football mais qui analyse le débat. Là, on parle surtout de la polémiques arbitrales et de déclarations tapageuses. Ça alimente un débat interminable qui donne la sensation de contaminer la pureté du jeu. C’est inévitable. La société s’est infantilisée, nous sommes dans une société de spectacle… Le football consacre tout ça et il faut le raconter dans le langage qui existe. En outre, la société du spectacle ne convertit pas en célébrité seulement les joueurs. Pour survivre, le journaliste lui aussi doit devenir célèbre, ou en tout cas, visible. Et pour être visible, ou on est bon, ou on dit des conneries. Sans conneries, sans polémique, ça devient difficile de conserver son travail.

Sans compter que le football te fait vite dériver vers l’irrationnel…

C’est un sport hautement discutable… Il y a les statistiques et les opinions, c’est pour ça que gagner est chaque jour plus important, ça devient comme un coup de poing sur la table. Mais après ça, il y a tout ce qui est discutable, et c’est un monde avec tellement de variables possibles que ça peut donner du crédit à n’importe quelle barbarie. Il y en a qui voient des conspirations partout. Même judéo-maçonniques. C’est quelque chose que le football admet presque naturellement. Par exemple, il y a un désir de voir en Guardiola quelqu’un de mauvais, et comme il ne rentre pas dans ce rôle, alors c’est qu’il simule de ne pas l’être. C’est un jeu qui a à voir avec l’histoire des gentils et des méchants. Pour profiter du football dans sa plénitude, il faut désormais aimer une équipe et en détester un peu une autre.

Le supporter Valdano déteste une équipe ?

Non, détester une équipe, non. Je ne rentre pas là-dedans. Je ne suis pas un bon supporter, je suis capable d’admirer l’ennemi.

Quel est le meilleur leader que tu as connu ?

Camacho. Un type qui ne te donnait pas quatorze consignes, il t’en donnait trois, mais il était tellement convaincu des trois qu’il ne te permettait pas de douter. Surtout d’une : que le dimanche on allait gagner. Et il transmettait ça comme si c’était impératif. Il était très efficace pour ce monde, un monde assez primitif mais qui requiert une stimulation permanente. Tous les trois jours, il y a un nouveau défi qui doit avoir l’air unique, alors qu’en réalité, cela fait partie de la routine professionnelle.

Tu n’as jamais eu le sentiment d’être dans un monde trop primaire, trop prévisible ?

Non, je me suis toujours senti, et je continue de l’être, très à l’aise dans le monde du football. J’y ai rencontré des gens très intelligents. Généralement, un crack est un type très intelligent qui dissimule son intelligence parce qu’il n’a pas envie d’attirer les médias. Ce sont des gens qui ont de l’intuition. Ça va très vite dans leurs têtes pour savoir qui est bon, qui est mauvais, qui cherche à les utiliser, qui est là pour les aider. Ces gars-là font ces lectures presque instantanément. Or, l’intuition est l’expression rapide de l’intelligence. Maradona, par exemple, a un jour dit une phrase dans laquelle il a réduit le monde. C’était avant un match à Naples lors du mondial 1990. Il a dit : -Les Napolitains, ils t’utilisent 364 jours de l’année et le 365e , ils te demandent de l’aide. Ça a fini comme éditorial dans La Repubblica et le Corriere della Sera, parce qu’il avait mis les doigts dans l’orgueil national. Il ne faut jamais sous-estimer l’intelligence sauvage des footballeurs.

PAR ENRIC GONZALEZ, À MADRID / PHOTOS : IMAGEGLOBE

 » Aujourd’hui, ce que dit Casillas à propos de l’éducation des enfants a plus de poids que l’argumentation du plus grand des intellectuels. « 

 » Quand je jouais, je ne regardais que mon nombril. Quand mon fils pleurait, je disais à ma femme de s’en occuper et j’allais dans une autre pièce. « 

 » Quand Maradona a mis son but contre l’Angleterre, j’ai immédiatement su que pour lui, il y aurait un avant et un après. « 

 » Messi provoque la folie lorsque le match débute et quand le match se termine, il n’intéresse plus. Maradona, lui, avait des opinions sur chaque chose, et ça l’a transformé en un personnage de dimension mondiale. « 

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