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Au pays du rugby levant

Ce vendredi, le Japon ouvrira la neuvième édition de la Coupe du monde. La sienne, et la première organisée sur le sol d’une nation mineure de l’Ovalie. Plongée au coeur d’un pays qui, malgré les idées reçues, a le rugby dans le sang.

Depuis les tribunes, Eddie Jones s’époumone. Le sélectionneur du Japon postillonne ses consignes à ses joueurs : ils doivent absolument prendre les trois points pour accrocher un nul inespéré, qui serait déjà historique. Ce 19 septembre 2015, lors du Mondial anglais, son équipe des Brave Blossoms pilonne l’ogre sud-africain devant son en-but. À cet instant, le tableau d’affichage reste bloqué sur 32 à 29 en faveur des Springboks et annonce la fin du temps réglementaire. Mais le capitaine des Nippons, Michael Leitch, n’en fait qu’à sa tête. Auteur du premier essai des siens, au courage, il veut à nouveau forcer le verrou de l’Afrique du Sud et aller chercher la gagne. Il croit dur comme fer en une victoire complètement folle, mission impossible sur le papier.

Le Néo-Zélandais de naissance regarde l’arbitre et lui demande la mêlée. Eddie Jones, impuissant, préfère ne pas voir la scène et plonge sa tête entre ses doigts. Le ballon file vers l’aile droite et atteint ceux de Leitch qui tente une percée, le long de la ligne de touche. En vain. Puis, le cuir ressort de la marée humaine, vole d’une main à l’autre. Les Japonais orchestrent une chorégraphie magnifique, presque terrifiante de volonté, parce que plus que jamais déterminés à l’emporter. S’ils le lâchent, tout s’arrête. À l’autre bout du terrain, une brèche s’ouvre. Karne Hesketh, autre naturalisé, s’engouffre. Il aplatit dans le coin gauche. C’est la délivrance. Le Japon valide son premier succès en Coupe du monde depuis 1991. Un exploit, certainement le plus retentissant de l’Histoire du rugby, surnommé  » le Miracle de Brighton « , qui fera même l’objet d’un film.

La prochaine Coupe du monde de rugby ne laisse guère indifférent au Japon.
La prochaine Coupe du monde de rugby ne laisse guère indifférent au Japon.© BELGAIMAGE

DERRIÈRE LE BASEBALL

Dans la vraie vie, les soldats héroïques du XV du cerisier redescendent assez vite. S’ils battent les États-Unis et les îles Samoa, ils s’inclinent dans la foulée de leur performance sud-africaine contre l’Écosse, autre référence de l’Ovalie. Une défaite qui les prive des quarts de finale et d’un top 8 qu’ils comptent bien atteindre cette année sur leurs terres, à l’occasion de leur Coupe du monde, pour devenir la troisième sélection du Tier 2 (équivalent des équipes de seconde zone, selon World Rugby) à réaliser cette performance.

Michael Leitch, âgé de 31 printemps, sera de la partie. Eddie Jones aussi. Mais l’Australien, fils d’une mère américano-japonaise déplacée dans un camp suite à l’attaque de Pearl Harbor durant la Seconde Guerre mondiale, dirige désormais l’Angleterre, qui figure parmi les grands favoris, aux côtés du pays de Galles et de l’indéboulonnable Nouvelle-Zélande. L’ex- All BlackJamie Joseph l’a remplacé et a promis un engagement  » à 150%  » de ses hommes au sein d’un groupe favorable aux surprises, entre l’Irlande, l’Écosse, les Samoa et la Russie, qu’ils affronteront en ouverture.

 » Notre jeu est basé sur la vitesse, les compétences et la structure « , déclare Jamie Joseph, au moment de l’annonce de sa liste. L’entraîneur sait pertinemment que le Japon se trouve à un tournant, à un an de recevoir les JO. L’engouement lié à l’exploit de Brighton est retombé comme un soufflé et il doit allier le beau jeu à la performance pour convertir les jeunes Japonais au ballon ovale, sport encore trop peu populaire au pays, comparé au baseball, au football, voire aux arts martiaux, ancrés dans la culture nipponne.

Plus de 400.000 spectateurs venus de l’étranger sont attendus sur l’archipel afin d’assister à la neuvième édition de la Coupe du monde, la première disputée en Asie, sur le sol d’une nation mineure, qui n’a pour autant jamais manqué le rendez-vous planétaire. L’événement rappelle, toutes proportions gardées, le Mondial de soccer aux États-Unis de 1994, l’indifférence des locaux en moins, la légitimité en plus.

VIEUX DE 150 ANS

Parce que l’histoire d’amour remonte à plus de 150 ans. À l’époque, dans les années 1860, Yokohama (où sera jouée la finale le 2 novembre) est une cité portuaire en pleine expansion. Les Américains viennent d’y poser un pied, suivis par des marchands britanniques. De quoi générer le rejet des guerriers samouraïs qui assassinent l’un de ces derniers et accélèrent le débarquement de militaires anglais, quatre décennies après l’invention du rugby. Dans leur sillage, un ballon à la forme particulière, qui rebondit de travers.

 » En décembre 1864, il y a des preuves attestant que les officiers britanniques y jouaient tous les après-midis, avec quelques civils « , assure, à l’ AFP, l’historien anglais Mike Galbraith, spécialiste de l’Ovalie. Le rugby aurait ainsi été introduit au Japon, avant même qu’il le soit en France, en Nouvelle-Zélande, en Afrique du Sud ou au pays de Galles. Début 1866, une grosse poignée d’expatriés créent le Yokohama Foot Ball Club, qui devient par la même occasion l’une des dix premières entités au monde, hors université.

À l’aube du XXe siècle, le rugby s’installe définitivement dans la société japonaise quand deux diplômés de Cambridge reviennent sur l’île pour enseigner et proposer sa pratique à l’Université Keio de Tokyo. La Fédération (la JRFU, soit Japan Rugby Football Union) est fondée en 1926 et 25.000 personnes assistent six ans plus tard au dépucelage – tardif – de l’équipe nationale, couronné d’une courte victoire sur le Canada, 9 à 8.

Mais le deuxième conflit d’envergure mondiale prend le dessus sur toutes distractions. Le soleil se relève alors timidement dans un pays dévasté par les bombardements. Entre autres par le biais de la balle ovale. Pour souder leurs salariés autour d’un objectif commun, et entretenir leur condition physique, nécessaire à leur bon ouvrage, les grandes entreprises japonaises constituent leurs propres XV au lendemain de la guerre. Celui de Toshiba, géant de l’électrique, voit le jour en 1948. Un rugby corporatif, forme conservatrice et élitiste du jeu, qui reste profondément ancré de ce côté-ci du Pacifique.

BADGER AVANT DE JOUER

Aujourd’hui encore, le championnat japonais est l’apanage des boîtes nippones qui pèsent sur le marché planétaire. Panasonic, Toyota, Canon, Yamaha… Toutes injectent des grosses sommes pour s’offrir une belle vitrine via leur club de rugby. Lancée en 2003, la Top League met aux prises seize escouades rattachées à des multinationales, qui emploient les joueurs locaux, qui ne sont pas professionnels, pour la plupart. Seule la majorité des étrangers le sont, tandis que les stars telles que Dan Carter, demi d’ouverture néo-zélandais qui défend les couleurs de l’aciérie de Kobe, championne en titre, décrochent des contrats en or.

Le demi d'ouverture néo-zélandais Dan Carter joue à Kobe.
Le demi d’ouverture néo-zélandais Dan Carter joue à Kobe.© BELGAIMAGE

Les étudiants sont quant à eux cantonnés au championnat universitaire. Nicolas Kraska, rugbyman français, a joué aux Toshiba Brave Lupus :  » En arrivant au Japon, j’ai perdu entre deux et trois kilos parce que j’étais trop lourd. C’est un rugby de mouvements et je ne pouvais pas suivre. J’avais l’habitude du rugby français, très lent avec un défi physique. Passer à un rugby qui bouge tout le temps, ça a été très dur « , tempère l’ailier, sur le site de LCI.

En arrivant sur l’archipel, il découvre un système à part. Le matin, pour aller s’entraîner, il badge dans la zone industrielle de Fushu, du côté de Tokyo, au milieu des ingénieurs. Un jour de match, il voit l’un de ses coéquipiers se passer de l’échauffement. L’homme a une bonne excuse : il vient de se taper un aller-retour en avion pour se rendre sur un chantier à Kyoto. Un mode de fonctionnement très particulier qui n’encourage ni le développement du sport au Japon, ni l’enthousiasme auprès des supporters, pas forcément enclins à soutenir la marque de leur lave-vaisselle ou de leur appareil jetable.

 » N’importe qui avec deux jambes pourrait jouer ici « , avait taquiné, en son temps, le Fidjien Nemani Nadolo, qui a foulé les pelouses de Top League de 2011 à 2015. Kraska surenchérit, dans Sud Ouest :  » En termes d’ambiance, c’est très calme. Le public est très respectueux, applaudit doucement. Parfois, on entendait les mouches voler « .

LIGUE FERMÉE EN 2021

Si le boom du dernier Mondial fait grimper l’affluence à 6.000 spectateurs de moyenne, l’attention générale s’est un peu tassée depuis.  » Nous avons attiré les regards du monde entier, mais nous avons failli à maintenir cette attraction « , regrette Kensuke Iwabuchi, le patron de la Japan Rugby Football Union, pour Nikkei.

 » La JRFU ne s’est pas préparée en conséquence parce que cette victoire ( celle sur l’Afrique du Sud, ndlr) est venue soudainement. Mais cette Coupe du monde est différente. Le Japon n’a plus seulement une chance de gagner un match, il doit en remporter plusieurs, solidement. Cette fois, nous sommes prêts.  »

L’époque où les Cherry Blossoms prenaient des raclées monstrueuses, symbolisée par la gifle record de 145-17 infligée en 1995 par les All Blacks, semble effectivement loin. Les braves bourgeons ont enchaîné les faits d’armes prometteurs, battant le pays de Galles en 2013 et l’Italie à plusieurs reprises, ou arrachant un nul mérité contre la France, en région parisienne, en novembre 2017, pour atteindre la neuvième place au classement mondial.

La sélection nippone puise également l’essentiel de ses ressources dans la franchise des Sunwolves, basée dans la capitale, et qui évolue au sein du Super Rugby, tournoi intercontinental réunissant des équipes venues principalement d’Afrique du Sud, de Nouvelle-Zélande et d’Australie, mais aussi d’Argentine. Faute d’accord avec l’organisation, les Sunwolves de Tokyo ne devraient plus y participer après 2020 mais ambitionnent de rejoindre une ligue fermée et entièrement professionnelle, censée naître au Japon en septembre 2021, avec douze clubs basés dans les douze villes hôtes de la Coupe du Monde.

Suffisant pour revivre des émotions aussi intenses qu’à Brighton, ce jour de septembre 2015 ? Assez en tout cas pour susciter l’espoir.  » C’était beau. Notamment ce moment, au bord du terrain, où j’étais là pour voir ces visages pleins de fierté « , rembobine Marc Dal Maso, alors adjoint d’Eddie Jones sur le banc japonais, dans les colonnes de Sud Ouest.  » Là encore, c’est autre chose que du rugby. C’est un peuple qui a longtemps souffert de la défaite dans son histoire, mais qui se relève toujours. Comme après Fukushima.  »

Au pays du rugby levant
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Kamaishi, ville hôte, ville d’espoir

Si  » le Miracle de Brighton  » tient sa place au panthéon du rugby, celui de Kamaishi doit également figurer quelque part dans les étages de la JRFU. Le 11 mars 2011, ce petit bled de la préfecture d’Iwate, sur la côte nord-ouest de l’archipel, est submergé par une vague gigantesque, en quelques minutes. Sur son passage, le tsunami détruit le tiers des maisons et tue 1.000 personnes, sur les 35.000 habitants. Un désastre qui fait écho aux craintes actuelles de résurgence de typhons et qui laisse à l’époque cette place forte de l’aciérie japonaise au bon vouloir des aides humanitaires.

Mais les locaux, alors sans-abris par dizaines de milliers, peuvent se reposer sur le troisième pilier de la ville, après la pêche et l’acier : le rugby. L’équipe des mal-nommés Seawaves est la première à remporter l’élite du championnat nippon, de 1979 à 1985, sous le nom de Nippon Steel Corporation Kamaishi. Quelques jours après la catastrophe, les joueurs du club local, d’abord réfugiés dans le club house à proximité du terrain qui sert de base logistique pour les secours, se mobilisent. Ils apportent de l’eau, de la nourriture, des couvertures, dégagent les débris des rues et prennent sous leur aile la progéniture des sinistrés en leur apprenant les bases du rugby, là où le reste de pelouse le permet.

Alors que la nouvelle saison de la Top Challengue League (D2) approche, une frange de la population encourage les Seawaves à reprendre les entraînements. En parallèle, et en cachette pour ne froisser personne, un dossier de candidature est monté pour accueillir la Coupe du monde 2019, déjà acquise à la cause du Japon. Le comité organisateur, désireux d’offrir un tel événement à chaque province du pays, valide la requête et ne pousse pas seulement le chantier d’un nouveau stade, mais accélère aussi la reconstruction des routes, des murs anti-vagues et de la ligne de train menant à cette région reculée.

Le Recovery Stadium, bien nommé celui-ci, devient ainsi le seul stade construit pour l’occasion, notamment grâce à un nouvel élan de générosité. Le 25 septembre et le 16 octobre prochains, 16.000 personnes pourront ainsi s’asseoir sur des sièges envoyés des quatre coins du Japon, et même de France, pour assister à Fidji-Uruguay et Namibie-Canada. Fin juillet, l’équipe nationale y battait justement les Fidji (34-21). De bon augure.

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