Actuellement étoile de la Juventus, beaucoup avaient énormément douté de son talent.

Il n’y a pas beaucoup à voir à San Vendemiano, une commune de Conegliano, à 60 kilomètres au nord de Venise. Le village borde l’autoroute qui mène de Venise à Belluna. Au loin, on aperçoit les collines plantées de vignes qui servent à la fabrication du vin pétillant local, le Prosecco.

San Vendemiano est un village où le transit routier est incessant. Peu après la sortie de l’autoroute, sur la route provinciale vers Oderzo se trouve la Pizzeria Nettuno, qui emprunte son nom au dieu romain de la mer. A côté du bar, une photo de la star de la Juventus, Alessandro Del Piero.  » Il y a une bonne raison à cela « , nous dit le tenancier.  » Alessandro est de la famille. Sa mère habite à côté. Vous voulez peut-être lui parler ? Elle est sans doute à la maison « . Mais cela n’est pas possible : l’avion nous attend à Venise. Une autre fois, peut-être. Dommage, mais bon…

De la maison où Del Piero (9-11-74) a grandi, au bord de la route provinciale, jusqu’au terrain de football, il n’y a même pas un kilomètre. Un ticket d’entrée pour voir un match des Rouge et Blanc de l’ Associazione Calcio San Vendemiano coûte six euros. Le niveau est comparable à celui de la 2e ou 3e Provinciale. Le terrain est très bien entretenu et le stade possède une grande tribune couverte et est entouré par une piste d’athlétisme et un parcours de santé. Mais pour cela, il fait trop chaud…

La route de San Vendemiano à Padoue est longue de presque 100 km et bordée d’entreprises, dans l’une des régions les plus riches d’Italie. Nous roulons une heure et demie à rythme soutenu. C’est bien trop long pour conduire un footballeur talentueux chaque jour à l’entraînement et le ramener à la maison.

Padoue est une charmante petite ville qui vit dans l’ombre de Venise. Il fait bon y faire halte. En journée, cette ville de 220.000 habitants voit passer des cohortes de pèlerins qui se rendent sur la tombe de saint Antoine, l’ange gardien des objets perdus mort en 1231, dix ans après la création, dans cette même ville, de l’une des universités les plus anciennes et les plus réputées. Sur les échoppes à l’ombre de la basilique, les objets religieux côtoient les écharpes des clubs de Milan, de l’AS Rome ou de la Juventus.

Ce ne sont pas ces géants du football qui sont allés chercher Del Piero à San Vendemiamo, mais bien l’AC Padoue. Aujourd’hui, ce club joue un rôle de second plan dans l’actualité du Calcio. C’est avec nostalgie que les tifosi pensent aux jours de gloire, peu après la Deuxième Guerre mondiale, époque à laquelle Padoue était une valeur sûre de la Serie A. En 1958, le club termina troisième au classement, son meilleur résultat jusqu’à présent.

Pourtant, le Stadio Euganeo est imposant. Situé le long de l’autoroute qui mène de Venise à Bologne via Padoue, il n’est rentré en service qu’en 1994, date de la dernière accession du club à l’élite. L’ancien stade, situé dans les murs de la ville, n’était alors plus conforme aux normes de la sécurité imposées en Serie A. Le club ne tira guère profit de ce déménagement, malgré la présence de joueurs étrangers comme le Hollandais Michael Kreek ou Alexi Lalas, le défenseur américain qui faisait davantage parler de son talent de guitariste que de ses exploits sur le terrain. Après deux saisons, l’équipe retomba en Serie B pour aboutir finalement en quatrième division en 1999. En 2001, ce fut la promotion en Serie C. Padoue a raté il y a un mois l’occasion de rejouer en Serie B, en perdant devant 18.000 spectateurs face à Albinoleffe, dans les playoffs. En 2003-2004, ce sera donc à nouveau la D3 devant une moyenne de 3.500 supporters.

Au centre de la ville, des voitures et des bus se suivent sur la Via Carducci. A partir d’ici, il faut cinq minutes de marche pour rejoindre la basilique saint Antoine. Sur la Via Carducci, à côté du vélodrome et de l’appartement où vécut Del Piero, se trouve le Stadio Appiano, construit en 1927. Depuis le déménagement de 1994, seules les équipes de jeunes évoluent ici, explique le concierge qui nous ouvre gentiment les portes pour une session photo. C’est ici, dans ce stade, que Del Piero a débuté en équipe Première en 1992, mais avant son départ à la Juventus il n’était pas une valeur sûre.

A deux kilomètres du stade, les jeunes sportifs recherchent un peu de fraîcheur à la piscine.

14 ans : timide, petit et maigre

Gianluca Di Marzio nous a spontanément concocté un parcours passant par des connaissances de Del Piero. Di Marzio travaille comme journaliste pour la chaîne de télé payante Telenuovo/Sky Italia (détentrice des droits TV pour la Serie A) ainsi que pour le journal local Leggo Padova. Sa mère a donné cours d’anglais et de français au jeune Del Piero, qui à côté du foot étudiait aussi à Padoue. Son père, Giovanni, actuellement dans l’équipe de scouting à la Juventus, a travaillé pendant presque 30 ans comme entraîneur en D1 et en D2. Si nous allons sur les traces de Maradona, nous devons absolument le contacter, nous dit-il… Papa Di Marzio avait en effet découvert un jeune talent argentin juste avant la Coupe du Monde de 1978, en Argentine.

Au bord de la piscine, on retrouve le meilleur buteur local, Ciro Ginestra (22 buts), mais aussi Ivone De Franceschi, un médian de 29 ans qui évolue à Chievo, club du subtop de l’élite. De Franchesci a joué avec Del Piero à Padoue depuis les giovanissimi jusqu’aux Espoirs et fait toujours partie de ses meilleurs amis. Mais d’abord, il veut des nouvelles de Mbo Mpenza, qu’il avait côtoyé six mois au Sporting Lisbonne. Il téléphone d’abord à Del Piero, pour lui demander s’il peut évoquer leur amitié à un journaliste belge qu’il ne connaît ni d’ Eve ni d’ Adam. Après une minute, il a la vedette en ligne qui lui dit : vas-y.

Del Piero débarqua en juillet 1988 à Padoue. Il avait 14 ans et De Franceschi y évoluait déjà. Ce dernier ne pouvait pas aller à Turin, parce que ses parents trouvaient cela trop loin. Celui qui l’amena à Padoue est le même qui trouva Del Piero à San Vendemiano : Vittorio Scantanburlo. De Franceschi habitait à Padoue :  » Mais pas Alessandro. Sa famille lui manquait énormément. Il était très timide à l’époque. Il partageait un appartement avec d’autres jeunes non originaires de Padoue. Il venait souvent à la maison, restait parfois dormir. La maladie de son père le faisait également beaucoup souffrir. Avec moi, il avait quelqu’un à qui parler, j’ai aussi perdu mon père. Plus tard, il est resté très attaché à sa famille : sa mère et son frère, qui est d’ailleurs son manager « .

A 14 ans, De Franceschi savait déjà que Del Piero allait devenir un grand footballeur.  » Le jeudi, nous nous entraînions parfois avec les joueurs de l’équipe Première. La manière dont il utilisait ses bras pour se protéger des plus costauds et les dribbles pour mettre l’adversaire dans le vent témoignaient déjà de sa maturité. L’équipe de l’époque avait beaucoup de qualités, puisque la plupart d’entre nous a abouti dans le foot professionnel. Notamment Alessandro Sartor (défenseur de l’AS Rome) et moi qui avons tous trois atteint la Serie A. En tant que Scolaires, nous avons par exemple disputé la demi-finale du championnat d’Italie contre l’Inter. Alessandro perça définitivement après un match de coupe avec les Espoirs contre la Fiorentina : il marqua six ou sept buts en deux rencontres « .

Le n° 10 de son idole, Michel Platini, n’était alors pas encore sur son dos. De Franceschi ( presque timide).  » Non, il avait le 9. Moi j’avais le 10 ! S’il me l’avait demandé, je le lui aurais donné sans problème. Dans sa chambre, il avait une photo de Platini. Alessandro était un véritable centre-avant. Moi je suis plutôt médian offensif, donc je l’approvisionnais en bons ballons. C’était un phénomène : impossible de douter qu’il atteindrait le plus haut niveau. Il n’avait absolument pas la grosse tête. Au contraire. Il était il numero uno dell’umiltà (le numéro un de l’humilité). Très réservé, mais très exigeant envers lui-même. Il vivait pour marquer des goals, s’il ratait une occasion de but après en avoir déjà planté deux, il râlait sur cette occasion ratée au lieu de se réjouir de ses deux buts !  »

 » Ce qui le caractérisait aussi dès son plus jeune âge, c’était son équilibre mental « , ajoute De Franceschi.  » Il était déjà adulte en étant encore enfant. Il savait ce dont il était capable, ne doutait jamais de lui, mais sans se vanter de ses qualités. Au niveau qu’il a atteint, il est l’un des rares à propos desquels on entend très peu parler en dehors du terrain. Il n’attaque jamais personne, il se défend rarement dans la presse quand son nom est mis en cause, mais rien que son nom pourrait mettre n’importe quel entraîneur dans l’embarras « .

Toute sa vie tourne autour du ballon rond.  » Il se détend, mais jamais d’une manière qui pourrait lui être reprochée. Il s’est toujours comporté en vrai professionnel, sur et en dehors du terrain. Il nous accompagnait parfois en ville manger un bout mais sortir passait toujours après le sport. Et il ne refusait pas un entraînement supplémentaire. Il avait un seul but : réussir en tant que footballeur professionnel. Jamais il n’a compté sur son surplus de talent pour faire moins d’efforts. A l’école, il n’était pas le même champion ! Mais il a quand même eu son diplôme, alors que moi je ne l’ai pas « .

A un quart d’heure du centre-ville, dans un quartier de banlieue plutôt anonyme, nous rencontrons Vittorio Scantanburlo, 73 ans et déjà 35 ans au service de scouting pour l’AC Padoue. Scantanburlo sait pourquoi il a des visiteurs belges. Il a déjà préparé des coupures de journaux. Devant lui, un cahier avec des dessins qui datent du samedi 11 novembre 1987. La composition d’équipe de la modeste équipe de San Vendemiamo, qui jouait ce jour-là contre Orsago. A côté du nom de Del Piero on remarque trois croix rouges. Scantanburlo nous indique aussi un nom et un numéro de téléphone : il s’agit du président de l’époque à San Vendemiamo, à qui il dut demander le chemin du petit stade.

Malin, avec du bon sens

Quelques jours auparavant, l’entraîneur principal de Padoue, Adriano Buffoni, lui avait parlé.  » Buffoni était originaire de la région de Conegliano et avait été tuyauté « , se souvient Scantanburlo.  » Sur le papier qu’il me remit figurait seulement : Alessandro Del Piero, 1974, attaquant, San Vendemiano. Je n’avais encore jamais entendu parler de ce village. Leurs jeunes évoluaient au niveau régional, pas même provincial. Je suis allé voir. A un moment donné de ce match, il amortit de la poitrine, alors qu’un défenseur le colle de près. Il contrôle de l’extérieur du pied pour ensuite dribbler vers l’intérieur et se retrouver face au but, avec la plus grande facilité. Un joueur qui effectue ce genre de mouvement créatif à deux ou trois reprises est un talent « .

Il n’en fallait pas plus pour convaincre le scout de Padoue.  » Après le match, je suis allé vers lui. Il me raconta qu’il avait déjà effectué trois entraînements en guise de test à Torino, mais sans résultat. A sa manière de s’exprimer, je sentis que j’avais affaire à un garçon intelligent. Pas un génie, mais un jeune avec un bon sens tout naturel. Après cette saison, Padoue le fit venir à ma demande. Par après, je l’ai toujours défendu. Cela n’était pas si évident, je me souviens qu’après le premier entraînement quelqu’un voulait le renvoyer chez lui parce qu’il était si maigre et si petit… Cette première année, il évoluait chez les giovanissimi regionali, davantage sur le banc que dans l’équipe. Un an plus tard, nous l’avons inscrit en Scolaires dans l’équipe régionale. Il s’est développé très rapidement dans cette équipe, toujours en tant qu’attaquant. A l’âge critique où de nombreux autres talents sont perdus à cause de leur caractère en dehors du terrain, il est resté malin. J’entends que son frère aîné Stefano avait aussi beaucoup de talent mais qu’il n’a pas réussi à la Sampdoria. Peut-être Alessandro a-t-il utilisé cet exemple à bon escient « .

En équipe Première de Padoue, qui se battait alors pour accéder en Serie A, il était loin d’être une valeur sûre. Avant que la Juventus ne vienne le chercher, il avait joué 14 rencontres en deux ans, inscrivant un seul but. Vittorio Scantanburlo :  » La plupart du temps il était réserviste, parce que les entraîneurs en Serie B donnent la préférence à l’expérience et la sécurité. Si l’entraîneur de l’époque avait su qu’il avait un garçon aussi talentueux sous ses ordres, il l’aurait sans doute aligné plus souvent « .

Ces doutes entourant Del Piero à Padoue sont confirmés par le responsable des équipes d’âge, Loris Fincato. Au secrétariat du club sur la Via Sorio, il nous explique que la mission de scouting confiée à Scantanburlo était loin d’être évidente, sachant que Conegliano se trouve en dehors de la zone habituelle de prospection de Padoue.  » Si Buffoni n’avait pas personnellement insisté, personne n’aurait été si loin « .

 » 25.000 euros, voilà ce qu’il en coûta à Padoue pour recruter Del Piero à San Vendemiano « , se rappelle Fincato.  » A payer en trois tranches. A un moment, le responsable des jeunes présenta les choses crûment : soit le club le gardait un an de plus pour ce montant, soit il retournait dans son village et Padoue ne payait pas la dernière tranche du transfert. Il n’était pas le seul à avoir des doutes. Alors que son équipe disputait pour la première année la finale du championnat, il ne figurait même pas sur la feuille de match. Sa mère avait même menacé de le ramener à la maison si la situation perdurait. Avec Vittorio Scantanburlo, nous avons insisté pour le garder « .

L’éclosion eut lieu lors de sa première sélection nationale chez les moins de 15 ans.  » Pour un club de Serie B, c’était un honneur de posséder un international dans ses rangs. Durant la première mi-temps, il ne se passa rien. Pas illogique, vu que dans son club Alessandro jouait rarement 90 minutes. La plupart du temps, il montait au jeu la dernière demi-heure, parce qu’il n’était pas physiquement le plus fort. Mais au cours de la seconde mi-temps, il effectua une pirouette qui provoqua une collision entre son défenseur et le gardien adverse. Une ancienne gloire de l’Inter vint vers moi me féliciter : -Bravo, vous possédez un vrai champion « .

Lippi avait saqué son frère à la Samp

En 1993, Del Piero déménagea à la Juventus contre un million d’euros et la recette d’un match amical.

Fincato :  » Franco Causio suivait pour le compte de la Juventus un match contre l’Inter par un matin très froid. Six minutes avant le terme, nous étions menés 1-0. Il vint saluer notre directeur sportif, Piero Aggradi, avec ces mots : -Une fois de plus, je n’ai rien vu d’intéressant. Il avait à peine quitté le stade que Del Piero réussit deux buts magnifiques et fit basculer le match. Aggradi appela Causio d’emblée. Et maintenant, Causio prétend qu’il avait directement remarqué le talent de Del Piero « .

Donc, les chemins de Del Piero et de De Franceschi se séparent en 1993. Ivone De Franceschi :  » Nous savions tous deux que nous suscitions la convoitise de la Juventus et de l’AC Milan. Il fut décidé que Del Piero irait à Turin alors que moi je prendrais la direction de la capitale lombarde. Mais cette année-là je me déchirai les ligaments du genou gauche et dut rester sur la touche près de 20 mois, subissant trois opérations. Au lieu de Milan, je dus me relancer en 4e division, à San Donà. Via Rimini et à nouveau Padoue, je revins beaucoup plus tard en Serie A, à Venise. Mais Del Piero est toujours resté un ami très proche. Il a changé 50 fois de numéro de téléphone, mais 50 fois il me donna son nouveau numéro. Lorsque j’ai organisé une rencontre à la mémoire de mon père qui venait de mourir, je lui ai demandé de venir. Justement ce jour-là, il devait se rendre à Disneyland Paris pour une campagne publicitaire d’Adidas. Il a quand même chamboulé son programme pour pouvoir venir « .

A la Juventus, c’est Marcello Lippi qui lança réellement Del Piero la deuxième année. Justement l’entraîneur qui avait renvoyé son frère aîné de la Sampdoria avec une mention insuffisant. Sa première saison à Turin ne fut pas réellement couronnée de succès, se rappelle le spécialiste de la Juventus à Tuttosport, le quotidien sportif turinois, Vittorio Oreggio :  » Il était un bébé avec du talent. Quelqu’un qui avait de belles capacités mais encore tout à prouver. La première année, il joua davantage avec les Espoirs qu’en équipe Première. C’est seulement lors de sa deuxième saison ici qu’il perça « .

Lors d’interviews, Del Piero parle peu de Padoue, qu’il quitta en tant qu’illustre inconnu. Mais il y jouit encore du respect, comme l’indiquent les discussions qui naissent le soir sur la terrasse du restaurant Pepen, l’endroit branché de la ville.

Iulio Togneto, un ami de Gianluca Di Marzio, raconte une histoire touchante : une femme dont le fils de neuf ans était gravement malade, lui avait dit que son fils rêvait de voir une dernière fois son idole, Del Piero.  » Lorsque j’ai raconté l’histoire au joueur, il me demanda de faire venir cette dame et son enfant à son hôtel, le lendemain. Le petit garçon n’était au courant de rien, et lorsqu’il aperçut Del Piero dans le hall d’entrée… il s’évanouit. Une fois revenu à lui, Alessandro lui servit à manger et ils discutèrent. Après coup, la mère me raconta que son enfant n’avait pas dormi pendant deux nuits, tellement il était heureux d’avoir rencontré la star. Alessandro n’était pas obligé de se comporter ainsi. Il aurait pu dire : je n’ai pas le temps. Mais cela ne lui vint même pas à l’esprit.  »

 » Pour Alè, le sport venait en tout premier lieu, les sorties bien après  » (Ivone De Franceschi, joueur de Chievo)

 » En arrivant à la Juve, il me faisait penser à un bébé avec du talent  » (Vittorio Oreggio, journaliste à Tuttosport)

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