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Le timbre  » à 1 cent  » qui vaut 20 millions

Le Vif

Sotheby’s va mettre aux enchères le 17 juin le Graal des philatélistes : le One-Cent Magenta de la Guyane britannique – un seul exemplaire au monde. De la collection d’un collégien écossais aux mains d’un milliardaire meurtrier, en passant par un coffre-fort à Matignon, à Paris, ce petit octogone de 158 ans en a vu de toutes les couleurs. Histoire d’une vie.

John Eleuthère du Pont aime les oiseaux, les timbres et la lutte gréco-romaine. Milliardaire et légèrement excentrique, ce descendant de la famille du Pont de Nemours crée le muséum d’Histoire naturelle du Delaware, constitue l’une des plus phénoménales collections de philatélie du monde et installe dans sa propriété de Pennsylvanie un centre d’entraînement pour sportifs de haut niveau. Parmi ses pensionnaires, on croise Dave Schultz, médaille d’or de lutte aux Jeux olympiques de 1984. Du moins jusqu’au 26 janvier 1996. Ce jour-là, sans raison apparente, John E. du Pont tire à trois reprises sur Schultz avec un 44 Magnum. L’année suivante, il est condamné à trente ans de prison pour meurtre. Il intègre le pénitencier de Laurel Highlands, où on le retrouve mort, dans sa cellule, en 2010. Il avait 72 ans.

L’organisme chargé de régler sa succession ne met pas longtemps à détecter un joyau parmi les biens que John Eleuthère du Pont laisse sur terre : un petit morceau de papier rouge légèrement délavé, de 2 centimètres de côté environ. Le fameux One-Cent Magenta, de l’ex-Guyane britannique, datant de 1856. Le timbre le plus cher du monde. Un seul exemplaire connu. La Monna Lisa de la philatélie. La succession du Pont décide de confier ce trésor à Sotheby’s, qui va le proposer aux enchères le 17 juin prochain. Estimation : entre 10 et 20 millions de dollars.

« On n’a jamais vu une estimation si haute, s’en étrangle presque Jean-François Brun, grand expert en philatélie français, dont le magasin familial est installé au Palais-Royal, à Paris, depuis 1907. Je n’ai pu voir le One-Cent Magenta qu’une seule fois dans ma vie. C’était à Philadelphie, en 1976. Il était présenté sous une triple vitrine, entourée de deux policiers américains qui ne le quittaient pas des yeux. Mais 20 millions de dollars, tout de même… » C’est près de dix fois plus que le record actuel atteint par un timbre. Il s’agit du Tre Skilling jaune, un timbre suédois vendu 2,2 millions de dollars en 1996. « Il y a trois ans, on m’a confié le Tre Skilling pendant quinze jours pour expertise, se souvient Jean-François Brun. Je l’ai examiné sous toutes ses faces et il n’y a aucun doute sur son authenticité. Ce qui n’est pas le cas à 100 % du One-Cent Magenta, dont l’histoire est nettement plus chaotique… »

En 1831, un petit territoire coincé entre les actuels Brésil, Venezuela, Surinam et l’océan Atlantique est rebaptisé Guyane britannique. Il va faire partie de l’immense Empire de la reine Victoria. Comme beaucoup d’autres administrations, celle des postes dépend étroitement de Londres. Régulièrement, donc, un bateau venu de Londres livre à Georgetown, la capitale du pays, les timbres dont la petite colonie a besoin.

Un beau jour de 1856, pourtant, le bateau n’arrive pas. Pénurie de timbres en Guyane britannique. Le responsable de la poste de Georgetown, E. T .E. Dalton, demande alors au journal local, The Official Gazette, de lui imprimer en urgence quelques planches de timbres sur ses presses. Dans le jargon des philatélistes, on appelle cela un « timbre local ». Leur utilisation fut très courte, le bateau anglais ayant fini par arriver. Du lot imprimé ce jour-là on connaît surtout les Four-Cents rouges, qui servaient à l’affranchissement des lettres normales. « Aujourd’hui, ces Four-Cents sont recherchés et valent quelques milliers d’euros, mais on en trouve encore », confie Jean-François Brun, qui en sort un de sa réserve. Rouge, rectangulaire, sans dents, un voilier dessiné en son centre, frappé de la devise latine Damus Petimus Que Vicissim (Nous donnons et attendons en retour).

Une incroyable odyssée

En revanche, on ne connaît qu’un seul exemplaire imprimé par The Official Gazette et portant la valeur faciale de 1 cent. C’est notre fameux timbre. On pense qu’il pourrait s’agir d’un tarif préférentiel destiné à envoyer les journaux aux abonnés. Comme tous les timbres imprimés ce jour-là, il a été contresigné à la main par un fonctionnaire des postes local pour lui conférer un statut officiel. On lit en effet les initiales « EDW », barrant le dessin du voilier. Et, comme les philatélistes sont des gens très méticuleux, il suffit de se reporter au très savant ouvrage The Postage Stamps, publié par la Philatelic Society of London en 1891, pour identifier cet E. D. W. : il s’agit d’E. D. Wight, fonctionnaire colonial de la poste. Quant à l’oblitération, on y devine le nom de Demerara, petite ville de la Guyane britannique, et la date du 4 avril 1856.

Un mystère demeure, néanmoins. Comment se fait-il que l’on n’ait jamais retrouvé qu’un seul One-Cent, alors que les Four-Cents sont nombreux ? Et pourquoi a-t-on coupé les quatre angles de ce timbre, lui donnant cette forme octogonale reconnaissable entre toutes ? De là à soupçonner que le timbre le plus cher du monde est un faux – plus précisément un Four-Cents maquillé en One-Cent -, il n’y a qu’un pas, que certains, on le verra, n’hésitent pas à franchir.

Les propriétaires successifs

En attendant, le premier propriétaire du petit octogone rouge est Vernon Vaugham, un collégien écossais de 12 ans vivant à Demerara. Il le découvre en 1873 parmi des lettres de son oncle. Quelques semaines plus tard, le jeune garçon le vend à un collectionneur local, N. R. McKinnon. Pour 6 shillings… Cinq ans plus tard, en 1878, le One-Cent traverse l’Atlantique : la collection de McKinnon est cédée, pour 120 livres sterling de l’époque, à un marchand de timbres de Liverpool, Thomas Ridpath. Qui flaire la bonne affaire.

Alors entre en scène un personnage haut en couleur : le comte Philippe la Renotière von Ferrary (1850-1917). Fils du duc de Galliera, actionnaire principal des Chemins de fer Paris-Lyon-Marseille et fondateur du Crédit immobilier de France, ce noble richissime et oisif, filleul du comte de Paris, est sans doute le plus grand collectionneur de timbres de tous les temps. On ne s’étonnera donc pas le voir acheter le One-Cent Magenta dès 1878. Pour 150 livres, dit-on. Il va le conserver précieusement pendant près de quarante ans.

Obsédé par la philatélie, von Ferrary sillonne l’Europe à la recherche de timbres rares. Il est prêt à débourser des sommes folles – on dit même que certains marchands fabriquaient des faux à son intention, rebaptisés « ferrarités »… Le reste du temps, il vit dans le pavillon de droite de l’hôtel Matignon, propriété de ses parents (le bâtiment ne deviendra la résidence du chef du gouvernement qu’en 1935). A la mort de son père, curieusement, il est adopté par un Autrichien, le comte de la Renotière von Kriegsfeld. Il prend alors la nationalité autrichienne et, dans la foulée, fait don, par testament, de sa collection de timbres au Musée postal de Berlin, le premier du genre en Europe.

Survient la Première Guerre mondiale. Von Ferrary se réfugie en Suisse, où il meurt le 20 mai 1917. Il n’a pu emporter avec lui sa collection, qui dort toujours dans un coffre de l’hôtel Matignon. A la fin du conflit, ce trésor est saisi par l’Etat français, au titre des dommages de guerre. Le One-Cent Magenta est placé sous séquestre. Pour renflouer ses caisses, le gouvernement décide alors de disperser les biens de von Ferrary aux enchères. « Pensez qu’il faudra 14 ventes à Paris, étalées entre 1921 et 1926, pour écouler sa fabuleuse collection !, raconte Jean-François Brun. Et encore : aujourd’hui, avec une seule de ces ventes, vous en feriez dix ! » Le One-Cent Magenta passe lors de la troisième vente, le 6 avril 1922. Lot 295. Le grand marchand de timbres Hugo Griebert lève la main et fait monter les enchères jusqu’à 35 000 dollars. Record mondial pour l’époque. Et vrai début du mythe.

Griebert a, en fait, agi pour le compte d’un tiers, Arthur Hind, immense collectionneur new-yorkais qui a fait fortune dans les garnitures pour automobiles. Le timbre traverse donc de nouveau l’Atlantique, dans l’autre sens cette fois-ci. Une rumeur – invérifiable – prétend que Hind parvint à acheter un second One-Cent Magenta et qu’il le brûla pour préserver la valeur du premier. A sa mort, en 1933, sa collection de timbres est censée aller à sa succession, mais sa veuve prétend que son mari lui avait offert le One-Cent Magenta avant de mourir. Elle obtient gain de cause et revend le timbre au département philatélie des célèbres magasins Macy’s, en 1940. Lequel le cède illico à Frederick T. Small, riche ingénieur australien passionné par les timbres du Guyana qui vit en Floride.

Small le conserve durant trente ans. Il décide finalement de vendre sa collection aux enchères, en 1970. Des investisseurs de Pennsylvanie, réunis sous la bannière de l’Irwin Weinberg Stamp Consortium, l’achètent pour 280 000 dollars. Nouveau record. Commence alors une étrange décennie pour le One-Cent Magenta. « Ils le promenaient dans toutes les grandes expositions internationales de timbres avec l’espoir de le vendre, se souvient Jean-François Brun. C’est ainsi que j’ai pu le voir, en 1976, à Philadelphie. » Finalement, c’est John Eleuthère du Pont, pas à une excentricité près – ses proches disent qu’il se prenait pour Jésus ou le dalaï-lama… – qui l’achète pour 935 000 dollars, en 1980. Il est le dixième – et pour l’heure le dernier – propriétaire du petit octogone rouge. Jusqu’à ce qu’il ait la mauvaise idée d’empoigner un .44 Magnum…

Des doutes subsistent

Mais pourquoi diable ce timbre d’une ex-colonie britannique perdue d’Amérique du Sud vaut-il si cher ? Parce qu’il est unique, bien sûr. Parce qu’il est ancien. Parce que les Anglais, grands philatélistes devant l’Eternel, affectionnent particulièrement les pièces de leur ancien Empire. Et parce qu’il est passé entre les mains des plus importants collectionneurs du XXe siècle – la fameuse « provenance »…

« Pourtant, il y a toujours eu un petit doute à propos de l’authenticité de ce timbre », rappelle Jean-François Brun. Déjà, en 1891, dans son ouvrage The Postage Stamps, le grand expert E. D. Bacon écrit : « Des doutes ont été exprimés plus d’une fois à propos de la valeur faciale de ce timbre. J’ai eu l’occasion de l’examiner longuement chez M. von Ferrary, lors de l’un de mes passages à Paris, et je peux affirmer que ce spécimen de One-Cent est authentique. » Et il ajoute, ce qui a son importance : « Le timbre est en mauvais état, de couleur magenta foncé et quelque peu usé. »

Notre One-Cent passe une nouvelle fois entre les mains d’experts, le 17 octobre 1935. Et pas de n’importe lesquels : ceux de la Royal Philatelic Society de Londres, l’association la plus respectée au monde. Ces honorables gentlemen lui accordent le certificat d’authenticité n°18 796.

Pour plus de sécurité, Sotheby’s a décidé de soumettre à nouveau le petit octogone rouge aux experts de Sa Très Gracieuse Majesté. Le 17 mars dernier, donc, le vice-président de Sotheby’s, David Redden, se rend au siège de la « Royal ». Les six experts ont sorti leur arme secrète, le VSC 6000, une machine ultraperfectionnée destinée à détecter les faux papiers, qui peut lire les infrarouges, les ultraviolets, etc. Le One-Cent passe sous l’oeil inquisiteur du VSC 6000 et les experts découvrent, à son verso, une myriade de détails : un imperceptible tampon en forme de trèfle, sorte d’ex-libris laissé par von Ferrary, une minuscule étoile filante, symbole choisi par Frederick Small, une signature au stylo d’Irwin Weinberg et une autre de John E. du Pont ! Verdict de la « Royal » : Authentique. Avec, néanmoins, cette petite précision : « A été repeint, sans doute lors de son passage dans la collection Ferrary, ce qui a atténué l’impression d’usure. »

Sotheby’s s’est empressé de mettre en ligne ce blanc-seing et a confirmé son estimation : entre 10 et 20 millions de dollars. Mais, quelques jours plus tard, un article du bulletin de la Royal Philatelic Society, détaillant les résultats de l’expertise, relance les spéculations. « Il y a une chose étrange, peut-on y lire, qu’on ne parvient pas à expliquer : la couleur rouge prononcée au verso du timbre. On la distingue sur toute sa partie centrale, mais pas sur ses marges. Or, normalement, il s’agit d’un timbre à couleur surfacée et les exemplaires de Four-Cents de la collection de la Royal Philatelic ne comportent aucune couleur au verso. »

D’où l’hypothèse des experts, déjà évoquée, d’une deuxième couche de peinture qui aurait été apposée par von Ferrary et aurait traversé le papier. « Oui, mais alors, pourquoi la peinture n’aurait-elle pas aussi traversé le pourtour du timbre ?, interroge un spécialiste. Or, c’est dans ces marges que figure la mention « One Cent », qui intrigue tout le monde depuis cent cinquante ans. Aurait-on transformé un Four-Cents en One-Cent ? » Réponse sans appel des experts londoniens : « Le timbre n’a clairement pas été maquillé et le grain du papier est le même sur toute sa surface. »

Ultime question : qui pourra mettre sur la table 10 millions de dollars ou plus pour acquérir ce joyau ? On parle du grand collectionneur américain William H. Gross, qui a justement vendu une partie de sa collection l’an dernier. On évoque aussi des consortiums, des investisseurs. Sotheby’s vise large et a exposé le timbre à Hongkong, à Londres et à New York. Mais les Russes et les Chinois recherchent plutôt leurs propres timbres. « Les philatélistes sont des gens discrets, confie Jean-François Brun. Un timbre, ce n’est pas comme un grand tableau contemporain que vous pouvez montrer à vos amis au mur de votre loft. Il doit dormir dans un coffre, entre 15 et 25 °C, avec une hygrométrie bien réglée. »

Le 17 juin prochain, lorsque le marteau du commissaire-priseur frappera le pupitre de Sotheby’s, à New York, les philatélistes du monde entier auront sans doute une petite pensée pour le capitaine d’un bateau britannique qui, en 1856, prit un peu de retard au milieu de l’océan Atlantique…

Par Jérôme Dupuis

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