L'archéologie expérimentale permet aujourd'hui d'envisager comment les habitants de Rapa Nui ont pu transporter des centaines de monolithes de plusieurs tonnes. © RAPA NUI, DE KEVIN REYNOLDS (1994). MAJESTIC/TIG/THE KOBAL COLLECTION/B. GLASS/THE PICTURE DESK/AFP

Que se cache-t-il derrière les mystérieux géants de l’île de Pâques ?

Rapa Nui, ou île de Pâques, est un minuscule bout de terre perdu au milieu du Pacifique sud. Comment ses célèbres géants de pierre sont-ils arrivés là ? Certains y voient l’oeuvre de petits hommes verts…

Les gigantesques statues de l’île de Pâques sont bien trop imposantes pour avoir été placées là par l’homme. Et si elles avaient été apportées par des extraterrestres ? Bien que loufoque, cette idée a pourtant trouvé un large écho. Tout au long de l’été, Le Vif/L’Express vous invite à découvrir les extraits du livre Les Théories folles de l’histoire, à paraître en septembre. Fruit de l’imagination fertile de complotistes acharnés, ces thèses partent du même principe : la vérité est ailleurs, on nous la cache. Le credo de ces dingues ?  » Une proposition est vraie parce que rien ne prouve qu’elle est fausse.  » Si débattre avec de tels interlocuteurs semble généralement inutile, étudier leurs élucubrations est, tout compte fait, passionnant. D’abord, parce qu’elles sont fort distrayantes ! Ensuite, parce qu’elles démontrent par l’absurde la pertinence et la grandeur de la méthodologie historique. Enfin, parce que comprendre et analyser forge des armes contre les  » assassins de la mémoire « .

EXTRAITS

Un triangle de roches volcaniques de la taille du département des Hauts-de-Seine (NDLR : la superficie de l’île de Pâques est de 163,3 km2), jeté en plein océan Pacifique, à 2 000 milles nautiques de toute terre habitée, presque à mi- chemin entre le Chili et Tahiti… Telle apparaît Rapa Nui, la  » Grande Lointaine « , cette île du silence que ses découvreurs européens ont rebaptisée île de Pâques.

Avec ses 6 000 âmes, ses rivages déchiquetés, battus par les vagues, ses paysages de landes vallonnées, délavées, balayées par les vents, ce coin de terre perdu aux confins du monde n’aurait guère d’attraits sans ses 900 moais, immenses silhouettes de pierre qui veillent telles d’éternelles sentinelles.  » De quelle race humaine représentent-ils le type, avec leur nez à pointe relevée ? s’interrogeait déjà Pierre Loti à la fin du XIXe siècle. […] Ils ont l’air de regarder et de penser.  »

Le 5 avril 1722, le Hollandais Jakob Roggeveen, commandant trois navires de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales, débarque à Rapa Nui. Comme c’est le jour de Pâques, il la renomme  » Paasch-Eyland « . Il faudra attendre près d’un demi-siècle pour que Felipe Gonzalez de Ahedo, mandaté par le vice-roi du Pérou, revendique l’île oubliée au nom de l’Espagne. Quatre ans plus tard, du 13 au 17 mars 1774, le capitaine anglais James Cook y fait escale à son tour. A la vue des statues géantes, il s’émerveille et s’étonne, se demandant comment  » les insulaires, qui ne connaissaient en aucune manière les puissances de la mécanique, ont pu élever des masses si étonnantes « . D’où sa conclusion :  » Ces monuments singuliers, étant au-dessus des forces actuelles de la nation, sont vraisemblablement des reliques d’un temps plus fortuné…  »

En 1786, le Français Jean-François de La Pérouse, missionné par Louis XVI, à la tête des frégates La Boussole et L’Astrolabe, offre aux indigènes des animaux domestiques, des graines potagères et des plants d’arbres fruitiers. Hélas, les étrangers apporteront aussi à Rapa Nui la tuberculose, la syphilis et la variole. Plus tard, en 1862, des esclavagistes péruviens capturent un tiers de la population. A la fin du XIXe siècle, il ne subsiste plus qu’une centaine d’habitants, qui ont presque tout oublié de leur culture ancestrale…

Certains moais sont érigés sur des ahu, de vastes plates-formes cérémonielles. Les Pascuans les nomment mat’a kite u’rani,  » les yeux qui regardent le ciel « . Par qui et quand ont-ils été sculptés ? Comment de telles masses ont-elles été déplacées depuis leur carrière, sur des distances dépassant parfois 20 kilomètres ? Les explications les plus farfelues ont été avancées. La plus étonnante suppose une intervention extraterrestre…

L’idée a été popularisée en 1965, avec Fantastique île de Pâques, un ouvrage de Francis Mazière, qui se vendra à près d’un million d’exemplaires. Cet ethnologue français, féru de science-fiction, vient de séjourner plusieurs mois sur Te Pito O Te Henua, le  » nombril du monde « , un autre surnom de Rapa Nui. Par le truchement de son épouse, d’origine tahitienne, Mazière y a collecté auprès d’un vieillard lépreux d’obscurs apophtegmes […].

Traduisant ces paroles absconses, Francis Mazière se persuade que  » les premiers habitants de Pâques savaient capter des forces parapsychologiques auxquelles nous ne serions plus sensibles « . D’où son hypothèse :  » Cette petite île volcanique était alors un des hauts lieux du monde et peut-être même un point de contact avec… d’autres mondes.  » […]

En France, dans les années 1960, le journaliste Robert Charroux, producteur de l’émission Le Club de l’insolite, diffuse ces théories hétérodoxes dans une série d’ouvrages à grand tirage où il brasse les concepts et les informations sans souci de cohérence intellectuelle, ni le moindre esprit critique. Plus que quiconque, il contribue à diffuser dans un large public l’idée que les personnages divins décrits dans les diverses mythologies étaient en réalité des voyageurs de l’espace.

Théories folles de l'histoire, par Philippe Delorme. Collection Documents, L'Express/Presses de la Cité, 400 p., (parution le 22 septembre).
Théories folles de l’histoire, par Philippe Delorme. Collection Documents, L’Express/Presses de la Cité, 400 p., (parution le 22 septembre). © SDP

[…] Charroux rapporte dans son Histoire inconnue des hommes depuis cent mille ans (1963)  » une curieuse légende (disant) que Lhassa est le pôle Blanc du Monde, le pôle Noir se situant aux antipodes, dans l’île de Pâques. Les statues pascuanes seraient des monolithes géants captant les ondes maléfiques du monde pour en préserver le pôle inverse…  »

C’est toutefois l’intervention d' » anciens astronautes  » qui est le plus souvent invoquée. L’auteur d’Hommes et civilisations fantastiques (1970), Serge Hutin, souligne :  » Les figures représentées par les statues géantes pascuanes sont des hommes dont le type physique ne correspond à aucune race humaine connue. Il faut donc admettre que les Polynésiens, dont les Pascuans actuels sont les descendants, furent, dans un très lointain passé, dominés par de mystérieux civilisateurs.  » […]

Aujourd’hui, en cette aube désabusée du IIIe millénaire, les  » petits hommes verts  » ne font plus guère recette. […] La Grande Lointaine, elle aussi, perd peu à peu son prestige. Un aéroport international y déverse désormais ses cargaisons de touristes, accueillis dans des hôtels de luxe. Doit-on le regretter ou s’en féliciter ? Les outils de la science commencent à fournir à ses  » énigmes  » des réponses plus rationnelles. […]

D’abord, les analyses génétiques ont déterminé l’origine des Pascuans, longtemps controversée, de manière indiscutable. L’ADN des squelettes exhumés par les archéologues confirme l’hypothèse d’une ascendance principalement polynésienne, déjà suggérée par des similitudes ethniques et linguistiques. Par ailleurs, la datation au carbone 14 révèle que les premiers Pascuans, loin d’appartenir à une fabuleuse civilisation antédiluvienne, ne sont arrivés sur place qu’aux alentours de 700 après J.-C., sans doute en provenance des îles Marquises ou des Tuamotu. S’y ajouterait ultérieurement un apport mineur d’éléments venus d’Amérique du Sud. […]

Au regard de cette nouvelle chronologie, les moais ne sont pas aussi antiques qu’on a voulu l’imaginer. Taillés avec des marteaux d’obsidienne, dans la lave noire du Rano Raraku – l’un des trois volcans de l’île -, ils datent, pour la plupart, d’une période s’étendant du XVe au XVIIe siècles de notre ère. Leur déplacement ne semble pas non plus un problème insoluble. La Pérouse notait déjà que les moais étaient faits  » d’une pierre volcanique fort légère et qu’avec des leviers de cinq ou six toises […] on peut parvenir à élever un poids encore plus considérable et que cent hommes suffisent pour cette opération « . Pour certains experts, les statues auraient été roulées sur des rondins de bois – l’examen des pollens fossiles révèle que l’île de Pâques était autrefois couverte d’arbres, disparus avant l’arrivée des premiers Européens. D’autres pensent que les Pascuans déplaçaient les monolithes verticalement, en les faisant pivoter sur leur base à l’aide de cordes. Les légendes ne racontent-elles pas que les moais marchaient tout seuls ?

La disparition de la forêt, surexploitée, a sans doute provoqué la raréfaction des oiseaux et l’érosion des sols, tandis que les insulaires ne disposaient plus du bois nécessaire à la fabrication de leurs barques de pêche, comme le suggère l’archéologue pascuan Sergio Rapu. Pris d’une sorte de frénésie mégalomaniaque, les chefs des clans de Rapa Nui vont continuer à se défier, se battant pour les meilleures terres, taillant des moais toujours plus démesurés et renversant les idoles de leurs adversaires.

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