© Belga Image

Jean-Luc Dehaene : le crépuscule d’une méthode

François Brabant
François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

Celui dont les funérailles ont lieu ce vendredi était un homme de pouvoir animé par le sens du devoir. Du début des années 1980 jusqu’au milieu des années 1990, la Belgique entière a vu en lui l’as du système D, le roi des arrangeurs. Jusqu’à ce que la magie n’opère plus. Chronique d’une apogée et d’un déclin.

D’abord, on le revoit. Attablé au restaurant du Parlement européen, à Strasbourg. Chaleureux, quoique bourru. Fin, quoique bedonnant. Les initiales JLD brodées sur la poche gauche de sa chemise. L’ancien Premier ministre engloutit des monceaux de viande, copieusement arrosés de sauce au poivre. Il commente les déboires de la Grèce. Au passage, il griffe celui qui lui a succédé au 16, rue de la Loi. « Le problème, broubele entre deux bouchées le plus célèbre Jean-Luc du plat pays, c’est que le déraillement budgétaire se fait plus vite que la remise sur les rails. Vous pouvez parfaitement dérailler en un an, alors que vous avez besoin de dix ans pour redresser le bazar. Quand je vois le bilan des deux gouvernements Verhofstadt, je me dis qu’en Belgique, on n’a pas retenu la leçon. Au lieu de continuer à réduire la dette, on a augmenté les dépenses. Résultat, on est dans une situation beaucoup plus difficile que si on avait poursuivi les efforts après 1999. »

Nous sommes le 9 février 2010. Dix semaines plus tôt, le démineur a repris du service. Une commande du palais royal. Ordre de mission : remettre au gouvernement une proposition pour résoudre le problème de Bruxelles-Hal-Vilvorde, invraisemblable casse-tête qui empoisonne la vie du royaume depuis trente ans au moins. Ce mardi midi, pourtant, Dehaene n’en pipera mot. C’est dans l’ombre, comme toujours, qu’il entend progresser. « Vous pouvez toujours essayer de me poser une question sur le sujet, mais vous allez vite tomber sur un bec de gaz », prévient-il, goguenard. Inutile aussi de tenter de lui extirper une confidence concernant l’autre mission impossible dans laquelle il s’est lancé : remettre à flot Dexia, dont il a accepté la présidence en octobre 2008, alors que la banque était en quasi-faillite. En revanche, le citoyen de Vilvorde se révèle prolixe quand on l’interroge sur la dernière ligne ajoutée à son épais cv : la présidence du Panel de contrôle financier des clubs, un organisme chargé par l’UEFA de ramener le monde du football à plus d’éthique. « Lorsqu’on m’a appelé en pleine nuit pour me demander de m’occuper de Dexia, relate-t-il, ma femme me faisait signe : non, non, non… Par contre, le truc de l’UEFA, elle trouvait ça fort intéressant, parce que ça lui permettait d’assister à un certain nombre de matchs. » N’a-t-il pas l’impression, à 69 ans, de trop en faire, de cumuler les mandats et les revenus jusqu’à l’indécence ? Soupire las. « Bon, je vais aller voir pour mon dessert ! » Brusquement, le député européen se lève et fonce droit vers le buffet.

A y repenser, la scène contient la totalité du personnage Dehaene, décomplexé au point de déconcerter, pragmatique à l’extrême, pétri du sens de l’Etat et avide de « leviers », croisé de l’orthodoxie budgétaire et serviteur sincère du dieu Football. Un homme de pouvoir et de devoir, l’un étant indissociable de l’autre.

Pas de mea culpa

La suite ? Elle a un amer goût de défaite. Le 20 avril 2010, Jean-Luc Dehaene rend son tablier de commissaire ès BHV. Le communiqué par lequel il annonce sa démission ruisselle d’ambiguïté. Le chargé de mission royale affirme avoir formulé plusieurs propositions concrètes. Il souligne cependant qu’il n’y a « pas d’accord sur l’ensemble de ces propositions », mais que celles-ci pourront « servir de base à la négociation ».

Pas de mea culpa, donc. Pas même un constat d’échec. « Avec ces propositions, j’ai rempli la mission que le Roi m’a confiée », crâne l’auteur. Pourtant, la suite ne trompe pas. Le 26 avril, l’Open VLD met fin aux négociations sur BHV. Le gouvernement chute avec fracas. Les élections se soldent par un triomphe des indépendantistes flamands, avant de déboucher sur la plus longue crise que la Belgique ait jamais connue.

Jean-Luc Dehaene, lui, poursuit son bonhomme de chemin. Il reste député européen, continue de diriger Dexia, en tandem avec le Français Pierre Mariani. Mais là aussi, l’histoire s’achève en naufrage. La Belgique, la France et le Luxembourg s’accordent pour démanteler le groupe bancaire. Dehaene présente sa démission le 10 octobre 2011. « Je n’ai pas demandé ce poste, rappelle-t-il. Si le gouvernement estime que quelqu’un d’autre doit reprendre mes activités au sein de Dexia, mon mandat est à disposition. Et je crois que celui qui le reprendra se verra envoyer un bouquet de fleurs par ma femme. » Là non plus, pas de mea culpa. « Il nous fallait deux ans de plus pour amener Dexia à une situation normale, plaide Dehaene, à sa décharge. S’il n’y avait pas eu ce facteur extérieur, la crise de la dette, nous aurions réussi. » Ce sera le dernier grand rôle, et l’ultime sortie de scène, d’un des plus illustres acteurs de la politique nationale.

« Je suis un homme politique du XXe siècle », dira Dehaene, comme pour justifier sa perplexité face à un monde qui n’est plus vraiment le sien. Cette Flandre très riche et très individualiste, qui se donne sans état d’âme à la N-VA, il peine à la reconnaître. Sa dernière interview, accordée au Tijd, en atteste. « Je suis soufflé quand je vois comment le message de Bart De Wever, qui dit que tout est de la faute du PS, est accueilli dans les milieux patronaux flamands. En réalité, le discours de De Wever est le même que celui du Vlaams Belang. La seule différence, c’est qu’il a remplacé les étrangers par le PS. C’est tellement facile de tout mettre sur le dos des autres. »
Décédé à Quimper, « le meilleur Premier ministre depuis 1945 » (dixit son frère d’armes Herman Van Rompuy) n’assistera pas, ce dimanche 25 mai, à la victoire annoncée de la N-VA, ni à l’amorce d’un improbable déclin nationaliste.

Le dossier sur la méthode Dehaene, ses splendeurs et ses misères, dans Le Vif/L’Express de cette semaine

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire