Moteurs à l’arrêt

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Un juron, un cornet de téléphone brusquement raccroché, puis un long soupir.  » Le contrat qui devait être signé la semaine dernière ne l’est toujours pas. La situation est trop incertaine, lâche ce chef d’entreprise. Dans une situation comme celle-ci, les patrons sont prudents : ils gèlent les projets. Mais ça ne fait pas nos affaires.  » Décidément, les tensions géopolitiques des derniers mois n’ont guère aidé les entreprises. D’autant qu’elles se sont greffées sur un climat économique général déjà tristounet.  » L’attente de la guerre a sérieusement freiné les investissements depuis six mois, indépendamment de la conjoncture, affirme Baudouin Velge, directeur du département économique à la FEB (Fédération des entreprises de Belgique). Avec toutes les conséquences que l’on imagine pour les fournisseurs et pour le personnel. Les commandes qui sont, malgré tout, passées portent, en outre, sur des durées beaucoup plus courtes qu’avant : alors qu’elles s’approvisionnaient, par exemple, pour six mois, les entreprsies ne s’engagent plus que pour deux mois. Le phénomène durera tant que la guerre se poursuivra et que l’on ne saura pas clairement vers quoi l’on va.  »

Dans leurs bureaux, des chefs d’entreprise s’arrachent les cheveux : leurs produits sont bons, leur personnel, qualifié, et leurs prix, corrects. Mais leurs carnets de commandes conservent de larges pages blanches. Victimes de crises de liquidités, certaines PME, pourtant viables, sont acculées à la faillite. Les 651 faillites relevées, en février dernier, par l’Institut national de statistique, indiquent une augmentation de 3,5 % par rapport à février 2002.

Les grandes entreprises ne sont pas épargnées : une célèbre firme d’ascenseurs n’a pas enregistré une seule commande au cours des deux premiers mois de l’année, alors qu’elle en reçoit habituellement plusieurs dizaines durant cette période. Dans un laboratoire pharmaceutique réputé, une importante campagne d’information, commandée en juillet 2002, n’avait toujours pas été avalisée en décembre. En janvier, le couperet est finalement tombé : bien que déjà ficelée, la campagne sera postposée au mois de juin. Au mieux. La Sonaca, confrontée à des annulations de commandes de la part de certains de ses clients avionneurs, comme le brésilien Embraer ou l’européen Airbus, va drastiquement réduire ses coûts de fonctionnement et ses effectifs. Le gel des investissements des entreprises s’illustre encore dans le secteur de la brique : la construction de bâtiments industriels neufs s’affiche en recul de 30 % en 2002.

Pour couronner le tout, plusieurs firmes, qui commercent avec les Etats-Unis, font désormais état d’un refroidissement certain des relations avec leurs partenaires d’outre-Atlantique : des petites entreprises, qui assurent de la sous-traitance pour de grandes firmes américaines, dans le secteur aéronautique, par exemple, paient manifestement l’attitude du gouvernement belge vis-à-vis du conflit en Irak.  » Sans porter de jugement de fond sur cette prise de position, il est clair qu’elle a des répercussions sur certaines PME « , explique Thierry Evens, le porte-parole de l’Union des classes moyennes. Manifestement, ce n’est pourtant pas un phénomène généralisé. Un producteur de chocolats exportés aux Etats-Unis assure n’avoir connu aucun revers de ce type.  » Peut-être les clients américains ignorent-ils que nous sommes belges « , avance la directrice des ventes.

Le conflit en Irak ne devrait, en revanche, avoir qu’un impact très limité sur les exportations belges vers cette destination, puisqu’elles ne représentent que 0,05 % de notre commerce extérieur. Exception faite d’entreprises comme Besix ou AIB Vinçotte, actives dans les Emirats arabes unis, les intérêts belges ne sont guère plus représentés dans les autres pays de la région du Golfe. Une commande de chocolats belges est néanmoins partie pour le Qatar, au début du mois.

De toute évidence, tous les secteurs d’activités ne sont pas touchés de la même manière. Dans la distribution de produits alimentaires, par exemple, les affaires continuent, vaille que vaille.  » On n’observe pas de mouvement particulier, à la hausse ou à la baisse, sur nos ventes, explique Jean-Pierre Roelands, directeur commercial chez Colruyt. Nous vendons essentiellement des produits de consommation courante, dont les gens ne peuvent se passer. Tout au plus certains vins moyen de gamme se vendent-ils moins depuis que la situation économique est difficile.  » Et si, çà et là, certaines petites enseignes de distribution évoquent des clients inquiets qui remplissent leurs caddies de sucre, d’huile, de pâtes ou de farine, le fait reste marginal.

Glacial

Pour autant, les consommateurs belges n’affichent pas un moral tout rose : l’indicateur de confiance, calculé tous les mois par la Banque nationale de Belgique, est glacial. De 0 en juin 2002, il est passé à û 18 en mars. Sans doute cet indice repartira-t-il à la hausse dès la fin de la guerre. En attendant, les clients optent pour la prudence, un comportement que paient cher les produits de consommation durable : l’achat de gros appareils électroménagers, de meubles et de voitures, s’il n’est pas immédiatement indispensable, est presque systématiquement remis à plus tard.  » A la fin du mois de février, les ventes de voitures neuves avaient reculé de 13 % par rapport à février 2002, confirme Joost Kaesemans, porte-parole de la Febiac, la fédération patronale du secteur de l’automobile. Chez les concessionnaires, le trafic dans les halls d’exposition est particulièrement calme. Les consommateurs attendent manifestement plus longtemps pour remplacer leur voiture ou optent pour des véhicules d’occasion. C’est, clairement, le climat économique général qui dicte leurs comportements. Mais la guerre en Irak n’arrange rien.  »

Le constat vaut aussi pour le secteur du tourisme, particulièrement exposé.  » Les réservations pour les vacances d’été sont en recul, confirme l’Association belge des tour-opérateurs. Jusqu’à la 3e semaine de février, les chiffres étaient pourtant en progression par rapport à ceux de 2002. Depuis lors, les réservations ont chuté. Parmi les pays les plus touchés par ce désintérêt des clients, la Turquie et l’Egypte.  » Plongés dans l’incertitude, les candidats au soleil n’ont, à cette heure, pas (encore) renoncé à leurs projets de vacances. Simplement, ils attendent.

Ils attendent aussi devant les devantures des boutiques de vêtements ou de chaussures, sacrifiées, temporairement, sur l’autel de l’incertitude. Ceux qui pensaient que les premiers effets, même modestes, de la réforme fiscale, allaient inciter les consommateurs à acheter davantage, en sont pour leurs frais : les Belges épargnent. Le taux d’épargne des ménages, en pourcentage du revenu disponible, est remonté à 16 %, alors qu’il était de 14 % en 2001. Fait nouveau : les chalands achètent aussi des produits moins chers.  » L’évolution globale du chiffre d’affaires du secteur de la distribution est négative depuis quelques mois, constate Peter Haegeman, chef du service économique de la Fedis (Fédération des entreprises de distribution). D’une manière générale, nous assistons à une tendance de fond orientée à la baisse depuis 2000, et la guerre constitue un contretemps supplémentaire. Le nombre de faillites de PME, incapables de survivre en réalisant de faibles chiffres d’affaires durant deux années de suite, a augmenté dans le secteur depuis la mi-2001. Face à cette situation difficile, certaines enseignes choisissent de réduire leurs prix, donc leur marge bénéficiaire, ce qui n’est pas idéal non plus. Quant aux créations d’emplois, nous sommes en perte de vitesse depuis 2000.  »

Un miroir

L’emploi est évidemment concerné, en bout de course, par le ralentissement généralisé des affaires.  » Tant que les employeurs considéreront que la crise actuelle est passagère, ils conserveront leur personnel, car il leur est précieux « , assure Baudouin Velge (FEB). A condition d’avoir les moyens de le payer… La preuve par l’intérim, qui sert traditionnellement de miroir fidèle à la réalité économique du moment.  » En janvier et en février, on a assisté à un double phénomène, explique Frédéric Druck, porte-parole de Federgon, la fédération patronale du secteur. D’une part, les nouvelles demandes d’intérimaires ont été peu nombreuses, car les employeurs jouent la prudence. Mais, d’autre part, les intérimaires qui étaient déjà en mission ont été maintenus à leur poste. Leurs patrons attendent de voir s’il est opportun ou non de les engager à plus long terme.  » Ils seront vite fixés…

Laurence van Ruymbeke

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