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Saïd Bakari, ou l’art de se cramponner à son rêve

Il y a un an, Saïd Bakari cirait le banc de l’UR Namur en D2 amateurs. Aujourd’hui, il est pro au RKC Waalwijk et néo-international pour les Comores. Entre La Courneuve, Tsidje et Mouscron, découverte d’un gars qui a refusé d’abandonner ses rêves.

La salle de presse n’est pas très grande. Éviter les frottements de coude entre les membres du club, les journalistes et la famille relève de l’illusion. Pas grave : pour beaucoup, l’événement en vaut la peine. Ce 5 décembre 2017, Saïd Bakari signe le premier contrat pro de sa carrière.

 » Cela faisait cinq ans que je courais après « , lance le Comorien de 23 ans, désormais lié au RKC Waalwijk jusqu’en 2020. Débarquée de Paris, la famille Bakari ne cache pas sa fierté et immortalise la réussite d’un pari lancé par un gamin de banlieue à l’époque où il était à peine majeur.

Devant les photographes, l’ailier pose tout sourire en empoignant la main de Frank Van Mosseveld, le directeur général du club de D2 néerlandaise.  » J’aurais pu attendre plusieurs mois avant de donner un contrat à Saïd, ça ne changeait rien pour moi « , confie-t-il.  » Mais quand il y a énormément de dépense et d’implication d’un côté, il faut pouvoir répondre de l’autre.  »

Van Mosseveld ne s’y trompe pas. Avant de rallier le Brabant hollandais, Saïd Bakari a connu un périple qui rimait plus avec sacrifices et gifles qu’avec encadrement et centre de formation.

Réserviste à l’UR Namur

Yasin El Badri lit tranquillement la presse quotidienne, à la fin de l’automne, quand il se scotche sur le titre annonçant Bakari en D2 hollandaise.  » Saïd est clairement le joueur qui m’a le plus impressionné parmi mes ex-coéquipiers, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il atteigne si vite un tel niveau alors qu’il venait de quitter un club relégué en Division 3 amateurs belge.  »

La stupéfaction de l’actuel capitaine des Merles n’est pas anodine. L’année dernière, Bakari n’était pas titulaire à l’UR Namur, alors lanterne rouge en D2 amateurs. En fin d’exercice, il n’est d’ailleurs pas conservé par la direction pour la saison 2017-18. La fin d’un calvaire pour Saïd, isolé dans la capitale wallonne – où les salaires n’arrivent pas à l’heure voire pas du tout, dans un appartement médiocre et sans réelle occupation au quotidien.

Pendant un an, le Parisien a heureusement pu compter sur une équipe soudée.  » Notre slogan, c’était : On perd, mais qu’est-ce qu’on se marre ! « , rembobine-t-il.  » Ce genre d’ambiance est propre au monde amateur : sans barrière de la langue, sans objectifs individuels ou concurrence.  »

Conscient de la situation précaire de son pote, Yasin El Badri le soutient à sa manière, en organisant des soirées PlayStation ou en lui offrant des cours de cuisine.  » Et puis, on sortait pas mal entre coéquipiers. Saïd était souvent là, mais il était plutôt du genre calme : s’il doit danser, c’est vraiment le minimum. Il est plus dans l’appréciation de la soirée.  »

Saïd ne tient pas à se mettre la tête à l’envers, il s’obstine à garder un rythme de professionnel. Tous les matins, il se rend à la salle de sport.  » Je mangeais, me reposais un peu puis j’allais à l’entraînement. Je savais que l’UR n’allait être qu’une étape, donc je ne voulais pas me laisser aller, perdre du physique et mon football…  »

Une vie saine dictée par un rêve que Saïd s’est fixé au moment de délaisser l’enfance pour l’adolescence.

Victime de la faillite de Mouscron

De dix ans son aîné, Faïze Bakari a largement eu l’occasion de suivre l’évolution de son frère Saïd dans le monde du foot. Il se souvient d’une époque où, alors qu’il n’avait pas encore mué, le jeune homme frappait littéralement à la porte de ses coaches en quête de conseils.

 » Dès qu’un de ses coéquipiers rejoignait un club plus prestigieux, il se renseignait sur ce qui avait plu aux recruteurs pour pouvoir s’améliorer « , se remémore Faïze, qui va jouer un rôle important dans la carrière de son frangin. À 13 ans, Saïd prend son téléphone et contacte l’Excelsior Mouscron. Il veut y passer un test. Les Hurlus acceptent.

 » Avec mon autre frère, on s’est dit qu’on pouvait lui donner un bon coup de pouce en l’envoyant là-bas. On l’a fortement encouragé et on lui a financé le  » voyage  » avec ce qu’on pouvait. C’étaient nos premiers chèques « , rigole le mécène d’un jour.

Gonflé à bloc par l’excitation mais aussi la pression familiale, Saïd s’en va seul en train dans le Hainaut où il réussit son test. Mouscron lui propose de rallier son centre de formation la saison suivante. Malheureusement, quelques semaines plus tard, le club tombe en faillite.

Pas de quoi éloigner Saïd de la ligne de conduite qu’il s’est imposée : souffrir pour être pro. Plus tard, lors de son passage à l’ES Bonchamp, en Division d’Honneur française, alors que le club lui a trouvé un job chez Leclerc, il l’abandonne.

 » Je ne voulais plus arriver à l’entraînement fatigué « , dit l’ailier.  » J’ai pris le risque de ne pas avoir de rentrées d’argent pour être au top physiquement et ne pas entraver mes chances de devenir professionnel.  »

Saïd se serre très fort la ceinture et dédie tout son argent au loyer et à un peu de nourriture. Un choix assumé. Mais qui ne ravit pas toujours sa famille.  » Il s’est déjà retrouvé dans des villes où tout était fermé à 20 h, il n’y avait pas un chat dehors. De quoi déprimer quand on se retrouve tout seul et sans statut pro « , glisse Faïze.

Porte-à-porte aux Pays-Bas

 » C’était très difficile mais on ne disait rien. Lui mettre nos doutes sur les épaules risquait de lui briser le moral.  » Après des passages pourtant plein d’espoirs à Chantilly, au Red Star, à Turnhout, à Bonchamp et à Namur, Saïd se retrouve au printemps 2017 avec un avenir bouché, sans contrat.

Bien décidé à garder la tête haute, le Comorien se persuade alors de la jouer à l’ancienne. Séduit par les installations néerlandaises lors d’un match disputé Outre-Moerdijk quelques années plus tôt avec Turnhout, il retourne aux Pays-Bas pour faire du porte-à-porte.

La méthode est simple : débarquer avec son sac à l’accueil et dire :  » Bonjour, j’aimerais passer un test chez vous.  »

Au Fortuna Sittard (D2), les secrétaires rechignent à l’écouter, prétextant qu’il doit envoyer son CV par la poste.  » Mais mon CV, il n’est pas ‘Wow’ « , assume Saïd, qui insiste et se retrouve finalement dans le bureau du directeur général.  » Je me débrouille pour venir, vous ne payez rien et si c’est pas bon, vous pouvez me dire de partir après vingt minutes. Mais laissez-moi essayer « , lui lance-t-il.

Le directeur acquiesce, lui promet une rencontre en été… mais ne donne plus aucune nouvelle. Bakari se retrouve sans rien, comme à la fin de l’été 2015, après qu’un agent véreux lui eut fait miroiter pendant trois mois la signature d’un contrat en D1 marocaine.

Mais pour Saïd, ce n’est qu’une claque. Une de plus parmi celles ramassées depuis le début de sa vie. Dans la banlieue nord de Paris. À La Courneuve.

Les dangers de La Courneuve

Braquages, rixes, trafics en tout genre… Les titres de presse français ont depuis longtemps catalogué La Courneuve au-delà même des frontières hexagonales.  » La mauvaise réputation de mon quartier m’a toujours collé à la peau « , confirme Saïd.  » Même si la situation s’est calmée, ça reste un secteur dangereux. Chacun essaie de s’en sortir par ses moyens. On peut donc vite tomber dans la facilité, comme le trafic.

Ça m’est arrivé de faire une ou l’autre connerie ou d’avoir de mauvaises fréquentations. Ce n’est pas toujours simple de résister à la tentation dans ce genre d’endroit où certains vont au plus court pour obtenir ce qu’ils peuvent…  »

Les parents de Saïd ont divorcé quand il était tout jeune et c’est sa mère qui s’est occupée des six enfants tout en travaillant. Inévitablement, elle a délégué certaines tâches à ses trois aînés, Saïd étant le 4e. Sa soeur l’aidait pour ses devoirs et ses frères pour les sorties.

 » Ils ont connu les côtés encore plus sombres du quartier, ils avaient donc l’expérience pour me guider et m’empêcher de déborder « , plaide Saïd.

Même si le foot ne quitte jamais son esprit, Saïd mène tranquillement sa barque scolaire jusqu’au bac avant de rentrer dans une école supérieure de management. Il arrête en cours d’année, conscient que son ambition de devenir pro ne disparaîtra pas. Dans la foulée, il déserte La Courneuve.

 » À 18 ans, les difficultés augmentent là-bas. Puis tout semble organisé pour t’empêcher d’en sortir, il suffit de chercher du travail pour s’en convaincre. Mais si j’ai voulu réussir dans le foot, c’est aussi pour montrer qu’à La Courneuve, il n’y a pas que des vols. Je veux que ce quartier soit réputé pour son vivier de talents, d’où sont sortis Amel Bent, Yoan Gouffran et Gaël Monfils. Maintenant que je suis footballeur pro, je veux que les gens se disent : Peut-être qu’il y a des joueurs de La Courneuve qui sont encore meilleurs que lui, allons voir !  »

En action pour son employeur actuel, le RKC Waalwijk, face à De Graafschap.
En action pour son employeur actuel, le RKC Waalwijk, face à De Graafschap.© BELGAIMAGE

De Givry au PSV

Entre son départ de l’UR Namur et la signature de son contrat pro se sont écoulés sept mois. Sept mois au cours desquels Saïd a finalement vu ses efforts récompensés.  » Tout est arrivé à une telle vitesse « , murmure-t-il.  » On pourrait croire que je n’ai rien fait, tellement ça s’est enchaîné.  »

 » Rien changé  » serait plus précis, tant Saïd a continué à s’entraîner comme au premier jour. En mai 2017, le Parisien rentre en contact avec un agent qui gère une structure pour footballeurs sans contrat. Rapidement à niveau, Bakari est proposé au RKC Waalwijk.  » Nous avions déjà travaillé avec cet agent et nous savions qu’il proposait des joueurs capables de reprendre la mer après avoir raté le premier bateau « , illustre Frank Van Mosseveld.

Après plusieurs tests, Saïd reçoit sa chance en équipe réserve. Un mois plus tard, il fait ses débuts avec le noyau A  » beaucoup plus tôt que ce qu’on envisageait « , reconnaît le directeur général. À ce moment-là, aucun contrat n’est prévu : Saïd dispose d’un appartement, de défraiements et, plus important, de la confiance d’un club.

Rapidement dans les petits papiers de son entraîneur, il affronte le PSV Eindhoven en match d’avant-saison dans un stade plein de 7500 personnes quelques semaines seulement après avoir foulé la pelouse de Givry, petit village de 372 âmes, avec l’UR Namur. Le programme quotidien est chargé, mais Saïd le supporte.

Fin août, il est convoqué pour la première fois en championnat pour affronter Jong AZ.  » Je me retrouve sur le banc et après une heure de jeu, le coach m’envoie à l’échauffement. Je sens un peu de pression, je me dis qu’il y a la télé, que je suis dans le monde réel. Il finit par m’appeler à vingt minutes de la fin. Ça y est, je ne peux plus réfléchir, je dois rentrer et être au niveau. Sur le terrain, pendant une fraction de seconde, j’ai regardé autour de moi : j’étais pro. Sauf que le ballon est passé sous mon nez…  »

La semaine suivante, Saïd est titulaire. Un mois et demi plus tard, il marque ses deux premiers buts en Coupe. Depuis lors, la belle aventure continue…

International comorien

 » Ma mère a grandi aux Comores avant de déménager en France  » dit Saïd Bakari.  » Quand j’étais petit, j’allais presque tous les étés au village pour voir la famille. Mais en 2012, je me suis promis de ne plus y retourner tant que ce n’était pas avec l’équipe nationale.  »

Après avoir lui-même contacté la cellule de prospection alors qu’il évoluait à l’UR Namur, Saïd est convoqué par le sélectionneur en novembre dernier pour effectuer un stage en Tunisie.

 » Je n’étais pas encore professionnel, mais je pense qu’ils ne le savaient pas « , rigole-t-il. Pour sa deuxième sélection, Bakari participe à un électrique Comores-Madagascar, deux pays voisins pour lesquels ce match n’avait rien d’amical.

 » C’était chaud ! Le stade était plein à craquer ( le match était disputé à Saint-Leu, en banlieue parisienne, ndlr). Pourtant, mes coéquipiers m’ont dit que ce n’était rien à côté de ce qui nous attend au bled. Les jours d’arrivée des joueurs à l’aéroport, il est déjà bourré de monde quatre-cinq heures avant l’atterrissage. Et c’est pareil aux entraînements.  »

Originaire du village de Tsidje, Saïd Bakari y est désormais une vraie star. À La Courneuve, où la communauté comorienne est bien représentée, le footballeur commence aussi à se faire une petite réputation.

 » Il n’y a pas encore de bâtiment à son effigie, mais mes frères et soeurs ont senti le changement : désormais, des inconnus les abordent pour leur parler des performances de Saïd « , précise Faïze Bakari, l’aîné. Saïd n’est pas dupe pour autant : il sait que le plus dur reste à faire.

 » Je suis encore en retard, notamment parce que je n’ai pas eu une grosse formation. Je dois donc bosser pour revenir à niveau.  » D’après son coéquipier et ami, Mohamed Mezghrani, l’essentiel du travail à abattre se situe au niveau de l’efficacité offensive.

 » Saïd met beaucoup d’énergie pour défendre, il a un vrai tempérament d’équipe. Mais du coup, ça peut lui jouer des tours : il doit se montrer plus égoïste. Avec du travail, je pense qu’il pourra atteindre facilement la première division… et même le top !  » Le JamieVardy comorien ?

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