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Le Tour et la Grande Guerre

Dans son livre Koersen in de Groote Oorlog, Patrick Cornillie raconte comment le Tour 1914 a coïncidé avec le début du plus grand conflit mondial. Extraits.

28 juin 1914 : les prémices. Pratiquement au moment où le départ de la 12e édition du Tour de France est donné à Paris, des coups de feu retentissent à Sarajevo, à 2000 km de là. Le nationaliste serbe Gavrilo Princip assassine le prince-héritier Franz Ferdinand d’Autriche et sa femme, Sophie Chotek. Personne n’imagine encore les conséquences que vont avoir ces coups de feu. Les Balkans sont un baril de poudre politique que l’attentat fait exploser.

A 52 ans, Henri Desgrange, le patron du Tour, s’est encore porté volontaire de guerre.

L’information de l’assassinat à Sarajevo n’est pas encore arrivée à Paris, où le Tour 1914 (5405 km), avec six anciens vainqueurs au départ – Lucien Petit-Breton, Octave Lapize, François Faber, Gustave Garrigou, Odiel Defraeye et Philippe Thys – doit être le plus passionnant de l’histoire.

Le vainqueur du Tour 1910, Octave Lapize, a gagné sa dernière étape en 1914.
Le vainqueur du Tour 1910, Octave Lapize, a gagné sa dernière étape en 1914.© LANNOO

Au terme de la première des quinze étapes, qui arrive au Havre, la victoire revient au Bruxellois Philippe Thys. Deux jours plus tard, le vainqueur du Tour 1913 et ses équipiers logent à Cherbourg, dans le même hôtel que Jean Jaurès, leader socialiste français et pacifiste convaincu. Il tente de convaincre le peuple de ne pas écouter les dirigeants qui veulent faire la guerre. Un mois plus tard, il sera assassiné par un jeune nationaliste français partisan d’une guerre avec le Reich allemand.

Il fait très chaud sur le Tour et cela va encore durer plusieurs jours. Entre les grandes puissances européennes aussi, la température monte. Le prince héritier autrichien Franz Ferdinand et sa femme enterrés, l’enquête relative à l’assassinat commence. Les coureurs du Tour, eux, on un autre souci : se procurer de l’eau en suffisance lors des étapes. La chaleur n’incommode cependant pas trop Philippe Thys. Après la première étape des Pyrénées, il compte 35 minutes d’avance sur son seul véritable rival, Henri Pélissier.

A la mi-Tour les tensions politiques en Europe ne font qu’augmenter. On affirme qu’en Autriche-Hongrie, les manoeuvres militaires ont commencé, avec un déplacement massif de troupes en direction de la frontière serbe. Les coureurs sont loin de tout cela et roulent sans préoccupation entre Perpignan et Marseille. Même la chute de Thys n’incite pas les autres à attaquer. Octave Lapize remporte l’étape, ce sera sa dernière victoire.

Longwy, tout un symbole

Le Tour poursuit sa route vers les Alpes. Pélissier fait tout pour rattraper une partie de son retard mais Philippe Thys, le maillot jaune, contrôle. Entre-temps, à Paris, on se demande si l’armée française est suffisamment prête et on se pose des questions quant à la ligne de défense de la frontière orientale. C’est pourtant là que les coureurs français se heurtent littéralement à la cavalerie française. Lors de la 13e étape, partie de Belfort et qui longe la fameuse frontière franco-allemande, les soldats refusent de faire place au peloton. Quelques coureurs se retrouvent dans la berme et sont lâchés.

Pour François Faber, vainqueur du Tour cinq ans plus tôt, l’étape est importante. L’arrivée est jugée à Longwy, aux confins des frontières belge et luxembourgeoise. Son père est né au Grand-Duché, sa mère est originaire de Lotharingie. Faber veut à tout prix gagner et place une attaque à 200 km de la ligne. Tout au long de son échappée en solitaire, il est  » escorté  » par un cycliste français armé. Le Luxembourgeois s’impose avec 7 minutes d’avance. Ses nombreux compatriotes qui ont franchi la frontière l’accueillent en héros.

C’est déjà la quatrième fois dans la jeune histoire du Tour qu’une étape arrive à Longwy. Si Henri Desgrange, le patron, oriente le parcours dans cette direction, ce n’est pas pour faire plaisir aux Belges ou aux Luxembourgeois mais pour des raisons plus militaires. Longwy est un lieu symbolique. Il aime encore mieux se rendre en grand seigneur à Metz mais il n’y est arrivé qu’une seule fois, en 1907. Depuis la Paix de Francfort, la ville se situe en Lotharingie, une région qui, en 1871, a été annexée à l’Empire d’Allemagne. Metz est donc la première ville  » étrangère  » à avoir accueilli une arrivée du Tour. Mais cette arrivée a tourné à la démonstration nationaliste française, ce qui n’a pas fait rire le Comte Zeppelin. Il n’y a donc pas eu de deuxième arrivée.

François Faber au départ de Paris-Roubaix en 1913.
François Faber au départ de Paris-Roubaix en 1913.© LANNOO

Desgrange, le patriote

Comme la propagande de Desgrange n’est plus la bienvenue à Metz, il choisit Longwy. C’est une prise de position car c’est le dernier poste-frontière avec la Lotharingie, occupée par les Allemands. En 1914 aussi, Desgrange décore son étape du Tour de nombreux drapeaux français, de feux d’artifice et de fanfares :  » Allons, enfants de la patrie-ie-ie, le jour de gloire est arrivé !  » La Première Guerre Mondiale met une fin abrupte à ce jour de gloire mais le directeur du Tour aura sa revanche. Après l’Armistice, la Lotharingie redeviendra en effet la Lorraine française. Et c’est dans la ville  » libérée  » de Metz que la première étape du Tour 1919 arrivera.

L'avion dans lequel Octave Lapize trouva la mort le 14 juillet 1917.
L’avion dans lequel Octave Lapize trouva la mort le 14 juillet 1917.© LANNOO

Henri Desgrange, le fondateur du Tour de France, est un sacré personnage. Pour lui, le Tour doit démontrer la puissance de la France. Dans son journal, L’Auto, il fait l’éloge des vedettes françaises et de l’état d’esprit français. Lorsque l’Empire allemand déclare la guerre à son pays, le 3 août 1914, Desgrange sort du cadre du sport dans L’Auto.  » La guerre est un grand combat qu’il faut remporter « , dit-il.  » Mais attention aux Allemands ! Si vous leur mettez une arme sur la poitrine, ils vous empoisonnent. Ne nous laissons pas faire, détruisons-les sans pitié. (…) Nous devons nous débarrasser de ces imbéciles de mangeurs de choucroute.  »

Lucien Petit-Breton, double vainqueur du Tour, ne survécut pas non plus au premier conflit mondial. Fût-ce de manière stupide.
Lucien Petit-Breton, double vainqueur du Tour, ne survécut pas non plus au premier conflit mondial. Fût-ce de manière stupide.© LANNOO

Le directeur du Tour est patriote jusqu’à l’os. Pendant la Première Guerre mondiale, il va publier des articles relatifs aux opérations militaires, aux camps de prisonniers et aux soldats qui font du sport. En 1917 – alors qu’il a déjà 52 ans – il s’engage comme volontaire de guerre dans l’armée française. Cela lui vaudra, plus tard, de recevoir la Croix de Guerre. Pendant ce temps, il continue à écrire pour L’Auto sous le pseudonyme de Desgrenier et à songer au prochain Tour.

Le Tour et la Grande Guerre
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Le 29 juin 1919, sept mois après l’Armistice, la caravane du Tour reprend en effet la route. Sans coureurs allemands (ils ont été refusés) et avec un message des plus patriotiques dans L’Auto.  » C’est l’avenir de la France qui entame sa plus belle campagne et va propager ce beau sport partout où il passe, avec des gestes puissants et nobles. J’aimerais que le public venu de partout salue avec respects ces héros qui doivent remplacer nos êtres chers que les Allemands nous ont volé. « 

23 juillet 1914 : l’Ultimatum de juillet

L’Autriche-Hongrie pose un certain nombre de conditions à la Serbie dans ce qu’on appellera l’Ultimatum de juillet. Le lendemain, lors de l’étape menant à Dunkerque, Philippe Thys panique quelque peu. Il chute à cause d’un spectateur imprudent et casse sa roue. Contrairement à ce que prévoit le règlement, il échange sa roue contre celle d’un équipier. Il se voit infliger une demi-heure de pénalité et ne compte plus que 1’49  » d’avance au classement général.

Le lendemain, samedi 25 juillet, le monde retient son souffle. L’Ultimatum de juillet met l’Europe sous pression. A Sarajevo, les réunions se succèdent, la situation est considérée comme sérieuse. Si la Serbie n’accepte pas les conditions qui lui ont été posées, l’Autriche-Hongrie menace d’attaquer.

Les alliances formées au cours de la décennie précédente jouent à fond. L’empire allemand soutient l’Autriche-Hongrie tandis que la Serbie peut compter sur l’aide du puissant empire de Russie, lui-même allié à la France. La tension entre les grandes puissances européennes ne fait que monter. La guerre semble inévitable.

Au Tour, par contre, on parle à peine du duel entre les deux principaux protagonistes, Philippe Thys et Henri Pélissier. Lors de l’étape menant à Paris, le dimanche 26 juillet, les coureurs doivent affronter un fort vent de face. Le Français a compris qu’une échappée en solitaire n’a aucune chance d’aboutir. Il garde ses forces pour les vingt derniers kilomètres, fait le trou mais est surpris par une double haie de supporters sur un pont traversant la Seine. Il peut à peine passer, perd un temps précieux et est rejoint par un groupe de huit coureurs, dont Thys. Pélissier remporte le sprint mais la victoire finale revient pour la deuxième fois consécutive au Belge, leader de la première à la dernière journée.

La guerre est proche

Un autre aspect rend cette étape mémorable. Dans la caravane, personne n’y pense mais il s’agit provisoirement du dernier Tour de France. Coureurs, directeurs sportifs, mécaniciens, soigneurs, organisateurs et journalistes ne se reverront qu’en 1919. A condition d’avoir survécu à la guerre.

Le dimanche 26 juillet 1914, les coureurs du Tour se trouvent donc dans la capitale française. Après un mois de course, ils peuvent rentrer chez eux. Du moins, c’est ce qu’ils pensent. Deux jours plus tard, en effet, l’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie. Le vendredi 31 juillet, la Belgique et la France annoncent une mobilisation générale. Le lendemain, l’empire allemand, allié de l’Autriche-Hongrie, déclare à son tour la guerre à l’empire de Russie, allié de la Serbie.

Le 2 août, en raison de la collaboration franco-russe, l’Allemagne passe à la première étape du plan Von Schieffen. Celui-ci prévoit un envahissement rapide de la France en passant par le Luxembourg et la Belgique. Les troupes allemandes occupent déjà le Grand-Duché tandis que l’Empereur Wilhelm II demande à la Belgique, restée neutre, l’autorisation de passer par son territoire.

Philippe Thys est toujours à Paris. Il n’est attendu à la gare du Nord à Bruxelles que le dimanche 2 août à 11 heures. La fête est de courte durée. Après un bref déjeuner, un meeting est au programme du vélodrome du Karreveld à Molenbeek-Saint-Jean. Henri Pélissier doit y participer également.

Les deux premiers du Tour qui s’affrontent, ça doit attirer beaucoup de monde. Mais le spectacle n’a pas lieu. Après l’annonce de l’occupation du Grand-Duché par les Allemands et de la possibilité que les troupes allemandes passent par la Belgique pour envahir la France, le cyclisme devient accessoire. Le 2 août 1914, le visage du monde change : la fête fait place à la panique ; l’incertitude, à l’angoisse. La guerre est proche…

Extrait de : Koersen in de Groote Oorlog (Lannoo, 208 pages, 24,99 euros)

Les vainqueurs du Tour tombés au front

Aucun des coureurs ayant remporté le Tour de France de 1907 à 1910 n’a survécu à la Première Guerre mondiale.

Le premier à tomber fut François Faber, un Français né au Luxembourg et volontaire dans la Légion Étrangère. Le vainqueur du Tour 1909 a perdu la vie dans une fusillade en 1915. Selon la version romancée, le coureur, âgé de 28 ans, a été abattu parce qu’il a sauté de joie hors d’une tranchée lorsqu’on lui a remis un télégramme lui annonçant la naissance de sa fille. En réalité, Faber a été touché alors qu’il tentait de retirer un camarade blessé de la ligne de feu. On n’a jamais retrouvé son corps.

Octave Lapize, vainqueur de la Grande Boucle en 1910, est mort le jour de la fête nationale française de 1917 lorsque son avion a été abattu au-dessus du front à Verdun.

Lucien Petit-Breton, premier double vainqueur du Tour (1907 et 1908), était coursier au front dans l’armée française. Une tâche sans risque, en principe. Mais alors qu’il transportait des documents militaires dans la région de Troyes, il a été heurté par un cheval et une charrue qui se déplaçaient à contresens. Il n’a pas survécu.

Le Français Gustave Garrigou (vainqueur en 1911 et canonnier dans l’armée française pendant la guerre) ainsi qu les Belges Odiel Defraeye (vainqueur en 1912) et PhilippeThys (1913 et 1914) ont eu plus de chance. Defraeye était fourrier, loin de la ligne de front, et Thys n’a pas été mobilisé. A l’âge de 19 ans, il avait habilement contourné le tirage au sort pour le service militaire en se faisant engager comme agent de police.

Après le Tour 1914, quelques officiers lui avaient conseillé de se porter volontaire de guerre car il était l’un des seuls à avoir une voiture. Il aurait pu être chauffeur d’un officier et fuir en Angleterre si l’ennemi s’était approché de la côte. Mais lorsque, quelques jours après la mobilisation, les notables furent obligés de céder leur voiture à l’armée, le Bruxellois avait déjà pris les devants et franchi la Manche.

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