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LE COUP DU SCORPION

Qualifiée pour la Coupe du Monde 2018, la Colombie reste synonyme, pour bon nombre de suiveurs, de l’attaquant Carlos Valderrama et du gardien René Higuita. De son coup du scorpion à ses parties de foot avec Pablo Escobar, retour sur la vie d’El Loco.

« René était plutôt calme. Les gens l’ont surtout vu à travers le prisme foufou et exotique, mais pour moi, il n’était pas comme ça. C’est vrai que le coup du scorpion relève du génie et demande de la personnalité, mais les médias ont un peu exagéré son caractère. Je pense que c’est parce qu’à l’époque, on ne comprenait pas pourquoi il jouait si haut, dribblait et shootait les penaltys qu’on l’a surnommé El Loco.  »

Accroché à son téléphone malgré un réseau instable, Thomas Nkono sait de qui il parle. Gardien de but du Cameroun pendant près de 20 ans (1976-94), il a rencontré René Higuita à plusieurs reprises : une fois en Coupe du Monde, les autres lors de matchs de gala ou de charité. De quoi cerner le personnage. Pourtant, cette vision gentillette du Colombien ne fait que trancher avec la réalité des faits.

En 25 ans de carrière, Higuita n’a jamais eu peur de rien. Un exemple ? 31 mai 1989, la vingtaine à peine dépassée, il dispute la finale de la Copa Libertadores avec l’Atlético Nacional. C’est la première fois que le club colombien atteint ce stade de la compétition. En pleine rencontre, sans la moindre once de gêne, le natif de Medellín parcourt soixante mètres ballon au pied avant de se faire sécher suite à un sublime grand pont.

Loin d’être rassasié, Higuita en remet une couche lors de la séance des tirs au but : il s’empare du ballon à la neuvième tentative des siens alors qu’il vient tout juste de sortir quatre arrêts décisifs et qu’il en a marre de voir ses coéquipiers passer à côté du trophée. Le Colombien ouvre son pied droit, place à gauche et offre un premier titre continental à son club.

Fils de Pablo

De deux ans l’aîné du Colombien, Filip De Wilde ne l’a jamais affronté, mais a eu maintes fois l’occasion de s’émouvoir en l’observant.  » Il avait une terrible faculté à botter les coups francs « , se souvient l’ancien international belge.  » Quel sens du but ! Avec sa longue chevelure, c’est probablement ce que je lui enviais le plus.  » Cette propension à faire trembler les filets, El Loco l’a entretenue dans les quartiers de Medellín, où il est né et a passé sa jeunesse d’orphelin avec sa grand-mère.

Vendeur de journaux, il retrouve ses amis dès qu’il peut et évite le gouffre de la drogue en enchaînant les heures de match en tant qu’attaquant… qui migrera finalement dans les buts suite à la blessure du gardien habituel. Enfant des seventies, Higuita ne peut néanmoins pas échapper à Pablo Escobar. Le narcotrafiquant le plus célèbre de l’Histoire règne alors sur la Colombie et plus précisément la ville de Medellín où il joue sur son image de Robin des Bois pour séduire la classe populaire.

Il est probable que René ait effectué ses premiers raids solitaires sur des terrains financés par Escobar, avec des équipements fournis grâce au marché de la drogue. Vraisemblablement influencé par la vision idyllique du trafiquant, Higuita va ensuite se rapprocher de lui. Au début des années 90, Escobar est « enfermé » dans cette parodie de prison qu’est La Catedral, une enceinte full options bâtie selon ses envies et où il est censé purger une peine imposée par l’État colombien.

Les restrictions sont cependant tellement larges que le trafiquant circule librement dans ce gigantesque espace où il invite notamment René Higuita à jouer au football. Une proximité incontestable selon Fernando Rodriguez Mondragon, dont la famille a géré le cartel de Cali, rival de celui d’Escobar.  » Il était comme le père d’Higuita, il faisait tout pour lui : maisons, voitures, voyages, tout ! Il aurait pu avoir une meilleure carrière s’il n’avait pas été si proche du trafiquant.  »

Gardien volant

Une Copa Libertadores et deux championnats colombiens. Le butin d’El Loco est appréciable, mais probablement pas à la hauteur des espérances de l’époque où il est repris en équipe nationale pour la Copa America 1987. Il a alors 20 piges et pendant 11 ans, il va être le fer de lance d’une des plus séduisantes équipes de Colombie de l’Histoire, inscrivant au passage trois buts pour son pays.

 » C’était un gardien un peu atypique dans sa manière de comprendre le jeu et de défendre ses buts « , analyse Nkono.  » Pour moi, il était un peu en avance sur son temps : à l’époque, ce n’était pas facile de jouer avec une défense haute. Maintenant, on demande aux gardiens de quitter leur petit rectangle pour annuler directement l’action au lieu de devoir intervenir, mais aussi pour participer au jeu.  » Tout ce que René faisait déjà, au point d’être appelé le balayeur.

Nostalgique de son passé d’attaquant, Higuita n’hésitait pas non plus à insuffler de la vivacité à son équipe… à sa manière.  » Il avait une terrible explosivité et une technique telle qu’il pouvait se permettre de dribbler des joueurs et d’aller jusqu’à la moitié du terrain sans s’essouffler « , se rappelle De Wilde. Le gardien colombien est parfois considéré comme le premier à avoir fait comprendre qu’une équipe jouait à 11 et non à 10 + 1 gardien. Sa présence loin de ses cages permettait en outre à ses défenseurs d’exercer un pressing intense avant, en possession du cuir, de former un groupe compact bénéficiant de beaucoup de possibilités de passes.

Là où Thomas Nkono fait partie des gens qui pensent que René Higuita a révolutionné le poste de gardien de but, Filip De Wilde a cependant plus de réserves…  » Je pense qu’il avait surtout l’envie de se mettre en avant. Ce qu’il faisait n’était pas toujours dans l’intérêt de l’équipe. C’est bien de garder le ballon dans l’équipe en dribblant, mais un dégagement supplémentaire aurait pu faire souffler ses coéquipiers au lieu de les mettre en danger.  »

Le minuscule passage de Higuita en Europe en 1991 ne peut qu’étayer les propos de De Wilde. L’espace d’une quinzaine de matchs, le Colombien fut ainsi la risée de l’Espagne entière suite à ses prestations chaotiques au Real Valladolid où on acceptait difficilement qu’il prenne autant de latitude.

Carlos, le faux-frère

C’est un jour de huitième de finale de Coupe du Monde 1990 que les excentricités d’Higuita lui ont coûté le plus cher. Malgré un effectif complètement inexpérimenté, la Colombie se hisse au deuxième tour du Mondial et affronte un Cameroun qui semble à sa portée. Mais lors des prolongations, les Cafeteros encaissent assez vite un but de Roger Milla. Pressé par le temps, Higuita monte alors d’un cran et se retrouve à 40 mètres de ses buts au moment de récupérer un long ballon.

 » À cette époque, il n’y avait pas autant d’études de l’adversaire « , se souvient Thomas Nkono, présent dans le but adverse.  » Seule l’intelligence individuelle pouvait marquer la différence. Et d’après moi, c’est l’intuition de Roger Milla qui lui a permis de faire ce qu’il a fait.  » Alors qu’il tricote quelques passes dangereuses avec un de ses défenseurs, El Loco réalise un contrôle de l’extérieur du pied un peu trop long et se fait chiper le ballon par le vieux Milla, 38 ans, qui file vers le but. Le gardien a beau tenter le tacle (assassin) du désespoir, le Camerounais ne se loupe pas et offre aux Lions Indomptables une avance suffisante pour décrocher leur billet pour les quarts de finale.

De cet événement, Higuita gardera à jamais la vision d’une  » erreur grosse comme une maison  » là où l’attaquant camerounais soulignera sur FIFA.com l’importance… du Colombien Carlos Valderrama dans la réalisation de ce geste.  » J’ai eu de la chance sur ce but car je jouais avec Carlos à Montpellier. Il m’avait montré des vidéos où Higuita dribblait en dehors de sa surface. Je me suis dit que si j’étais assez rapide, je pourrais peut-être le forcer à la faute. Et ça a marché.  »

La carrière du dernier rempart colombien aurait très bien pu s’arrêter là, sous les moqueries du monde entier. Mais c’est mal connaître El Loco. Plus de cinq ans après sa perte de balle dévastatrice, le moustachu va à nouveau marquer le monde, mais dans un tout autre genre. Et à Wembley, qui plus est. Ancien arbitre de Ligue 1, Patrick Anton était le quatrième homme en noir lors de cette soirée de septembre 1995 qui a vu l’Angleterre accueillir la Colombie en match amical.

Dans la légende de Wembley

 » Avant de commencer, on savait que René Higuita était le joueur le plus atypique, fantasque de la pelouse… Mais a priori, sur un match amical, on ne s’attendait pas à ce qu’il se passe quelque chose de spécial « , se souvient encore l’actuel avocat du barreau de Lyon. La rencontre, une vraie purge, ne parvient pas à se décanter. Sur un centre-tir tout pourri de Jamie Redknapp, Higuita décide alors d’écrire l’Histoire. Au lieu de prendre ses mains, il penche son corps vers l’avant, sourit et décolle vers l’arrière ses deux pieds qui percutent le ballon à la manière d’un scorpion.

 » J’étais au courant qu’il était connu pour ce type de figure qu’il avait répétée auparavant « , reprend Patrick Anton.  » Sauf qu’au moment même, il y a un fragment de seconde où tu quittes ton costume d’arbitre pour celui de fan de foot !  » L’espace d’un instant, Higuita met Wembley sur son cul, sans voix.  » La suite, c’est un ‘Oooh’ assez puissant et général, on sentait les gens impressionnés, admiratifs et réjouis. Techniquement, ce n’est déjà pas facile à réaliser. Et puis on connaît la propension du public anglais à saluer ce genre d’action.  »

Sans pression, René Higuita vient de réaliser l’un des gestes les plus dingues de l’Histoire du foot. Plus tard, à la question de savoir ce qu’il aurait fait en cas d’échec, le Colombien répondra d’un sourire :  » Il y aurait eu but et j’aurais sûrement éclaté de rire. Qu’est-ce que j’aurais bien pu faire d’autre ?  » Rien, surtout rien.

Paradoxalement, ce coup du scorpion se transforme rapidement en chant du cygne pour René Higuita, qui ne remporte plus qu’une obscure Copa Interamericana en 1997 et troque les apparitions dans la rubrique « sport » des journaux pour celle des faits divers. Il faut dire que s’il n’a jamais été inquiété par sa proximité avec Pablo Escobar, la vie de René Higuita a toujours été marquée par la mafia et la drogue.

Contrôlé positif à la cocaïne à deux reprises pendant sa carrière, il a surtout été envoyé quelques mois en prison en 1994 à cause de la guerre des cartels. Mais sur le coup, les raisons de son inculpation sont discutables. Contacté par le père d’une gamine kidnappée, El Loco profite de sa popularité et de son réseau pour la retrouver en vie. Comblé, le papa – membre d’une mafia – insiste pour que le joueur accepte une récompense de 50.000 dollars.

Alertée quelque temps plus tard, la justice colombienne condamne la star chevelue à la prison pour enrichissement illicite, médiation sans autorité et non information du kidnapping à la police. Malgré une grève de la faim de plusieurs jours pour protester contre sa situation, Higuita confessera par la suite avoir passé les meilleurs moments de sa vie en prison.  » J’y ai découvert une forme nouvelle de loyauté des soi-disant délinquants, narcotrafiquants et terroristes. J’ai appris à connaître mon coeur et c’est un art noble.  »

PAR ÉMILIEN HOFMAN – PHOTOS BELGAIMAGE

« Il avait une terrible faculté à botter les coups francs. Avec sa longue chevelure, c’est probablement ce que je lui enviais le plus.  » – Filip De Wilde

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