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LE BONHEUR EST DANS LE PRÉ

Jalousies, convoitises et secrets bien gardés. Le monde du gazon de Pro League se dévoile enfin, notamment depuis que, cette saison, un championnat parallèle se déroule sous nos pieds. Enquête en terrain semé.

Ne les appelez surtout pas  » jardiniers « . Ils sont groundsmanagers, groundsmen, consultants agronomes, ingénieurs ou tout simplement greenkeepers. Soit de véritables gardiens des pelouses du monde entier. Des coiffeurs, ou plutôt des artistes, qui ne tondent pas. Ils peignent, taillent et prennent soin du moindre millimètre d’herbe.  » Un bon greenkeeper doit être un bon scientifique, un comptable, un artiste, un horticulteur et un bon communicant à la fois « , glisse l’un d’entre eux.  » C’est un monde très particulier, très bizarre, où les gens sont très secrets. Ils sont un peu comme des apprentis sorciers, ils font leur petite mixture dans leur coin et ils gardent tout pour eux « , souffle, anonyme, un employé d’une boîte qui relooke les prés de plusieurs clubs du Royaume.

Pour mettre à l’honneur ces Picasso de la tonte courte et ces Thomas Edison de la luminothérapie, la Pro League a décidé de mettre en place un championnat leur faisant la part belle. Rencontré lors d’une matinée brumeuse à l’Académie Robert-Louis Dreyfus, à Liège, et de son hebdomadaire tour des terrains, le responsable des infrastructures du Standard, Sacha Feytongs, se dit favorable à cette nouvelle compétition.  » Un bon jeu, un beau spectacle passe par un bon terrain de foot. L’exemple du match des Diables en Bosnie est parfait : on avait plutôt envie de zapper qu’autre chose. Pour la TV, c’est une nécessité d’avoir une belle pelouse.  »

Les enjeux sont nombreux. Les clubs belges commencent enfin à s’en rendre compte.  » Il faut considérer le terrain comme un joueur de foot. Pour le construire, il faut payer un à un million et demi, c’est comme un transfert. Puis, il faut lui payer son salaire : ce sont les machines, l’engrais, le chauffage, la luminothérapie « , énumère Frédéric Cahay, consultant agronome de Charleroi et du centre national de Tubize. Pour le pré du Mambourg, Cahay utilise du  » Ray-grass « , connu sous nos latitudes comme le  » roi du gazon « . Plus qu’une couronne, il a besoin d’attention et de tendresse. À Eupen, la KAS travaille avec le même fournisseur que le Barça, le Real ou le Bayern. Le marché est mondial et pousse à vive allure.

SAINT-TROND LANTERNE ROUGE

En mars, la Pro League établit un nouveau règlement concernant les terrains de D1A. Il stipule des sanctions de 25.000 euros si le jeu est affecté par la qualité de la pelouse, de 50.000 si le match doit être reporté, de 100.000 s’il y a récidive, puis une éventuelle majoration  » d’une indemnité égale au remboursement des frais de production du détenteur des droits « , tablée à maximum 75.000 euros. Un expert indépendant est chargé de vérifier l’état des terrains avant chaque rencontre de PO1 et si son retour est négatif, les droits de retransmissions dus au club hôte sont suspendus.  » On a demandé aux clubs d’avoir des terrains impeccables « , assure Pierre François, le directeur général.  » Mais on s’est quand même dit que ça serait bien de proposer des choses positives. Donc on a mis en place ce concours.  »

En clair, la Pro League prend le pli de ses voisins, à l’instar de l’Angleterre ou de la France, qui a lancé son championnat des pelouses il y a quatre ans afin de mettre un terme aux terrains catastrophes. L’entraîneur et le capitaine visiteurs, ainsi que le délégué, votent selon quinze critères : dix qualitatifs, entre rebond correct du ballon et risques de brûlures ; cinq esthétiques, entre la couleur et l’effet de bande. Pour chaque critère, ils choisissent zéro ou un, ce qui porte la note maximale à 45 pour l’ensemble des votants.  » Cette cotation binaire laisse le moins possible la place aux évaluations subjectives « , poursuit Pierre François. Ce qui n’est pas de l’avis de Sacha Feytongs :  » C’est tout ou rien, il n’y a rien entre les deux. Il suffit que l’entraîneur adverse ait une dent contre le Standard parce qu’il n’a pas été repris à une époque où il voulait devenir notre coach et on est mal noté.  » Pour ce Rouche depuis 20 ans, on ne peut pas non plus comparer ce qui n’est pas comparable : Saint-Trond, avec son terrain synthétique, n’a pas sa place dans le classement.  » C’est comme si on comparait une deux chevaux et une Ferrari. Ce n’est pas le même sport.  »

Michel Poncelet, consultant agronome du Standard, a établi le système de cotations et partage l’idée. Pierre François lui coupe l’herbe sous le pied :  » On n’allait pas exclure Saint-Trond du championnat. Ce n’est pas à l’ordre du jour. Saint-Trond ne sera probablement pas dans le trio de tête. Sa place reflétera les affinités, ou non, des joueurs et des entraîneurs avec son synthétique.  » Le STVV est lanterne rouge. Gand et Charleroi n’ont pas apprécié le terrain du club et l’ont fait savoir en mettant une très mauvaise note aux Canaris, quand, entre les deux, la réception du Standard lui a permis d’encaisser la note maximale. Alors qu’on cherche encore la logique, Saint-Trond n’a pas souhaité répondre à nos questions. Le mystère perdure.  » Depuis l’année passée, on se rassemble une fois par an avec tous les greenkeepers de D1A et B. Les seuls qui ne viennent pas, ce sont ceux de Saint-Trond. On espère les voir un jour « , sourit Thierry De Jonghe, qui officie à Lokeren, après avoir connu Malines et Anderlecht.

En France, la Ligue de Football Professionnel (LFP) a sonné la fin de la récréation synthétique. Nancy et Lorient ont dû repasser au naturel. Depuis 2013, les pelouses s’améliorent et les clubs français voient un réel intérêt dans leur championnat des terrains. De ce côté de la frontière, le positivisme règne à peu près partout. Mis à part à Gand, où Axel Geerinck vit sa troisième saison en tant que greenkeeper, après s’être occupé du Daknam, sept ans.  » Je suis contre. L’adrénaline peut faire faire des choses bizarres. Par exemple, le capitaine visiteur doit donner des points à chaud, après le match. Je connais aussi des clubs qui ne font pas remplir les points par un joueur, mais par quelqu’un qui est du voyage. Ce n’est pas objectif parce qu’il n’a pas mis un pied sur le terrain. On a parlé de ce classement à nos collègues néerlandais. On leur a demandé ce qu’ils en pensaient. Ils ont souri… Ils savent d’avance que l’Ajax ne va jamais terminer premier. Nous, en Belgique, on sait aussi qu’Anderlecht ne va pas gagner non plus. On est pour ou contre Anderlecht. C’est dangereux.  »

LA HYPE ANGLAISE

Tout championnat qui se respecte a son mercato. Le monde du gazon n’y déroge pas. Louvain a ainsi vu débarquer un nouveau greenkeeper en même temps que les investisseurs de King Power. John Ledwige débarque à OHL une fois toutes les deux semaines, depuis Leicester, et perpétue la hype indémodable du jardinier anglais.  » Mon job c’est d’utiliser les mêmes standards qu’à Leicester. Je dois apporter mon expérience « , dit celui qui a débuté en tant que volontaire, à 13 ans, à Coventry, avant de bosser sous les ordres du maître Jonathan Calderwood à Aston Villa.  » Je ne dis pas que les Anglais sont les meilleurs. Mais ce n’est pas un hasard qu’en Europe et dans le monde entier, on a tendance à regarder ce qui se fait en Premier League.  » Pour Pierre Desproges,  » les deux caractéristiques essentielles de l’Anglais sont l’humour et le gazon. L’Anglais tond toujours son gazon très court, ce qui permet à son humour de voler au ras des pâquerettes.  » Mais si l’humoriste trouvait que Les Étrangers sont nuls, personne ne peut nier le talent créatif de Ledwige.

Quand Leicester rafle le titre en 2016, il célèbre à sa façon et fait dessiner des étoiles ainsi que le logo des Foxes sur la pelouse.  » Si la fédération accepte, j’aimerais le refaire à Louvain. Mais ici, on n’est que deux dans le ground department. À Leicester, on est quatorze. On veut avoir la même structure à Louvain. Dans deux ans, on veut au moins six personnes.  » OHL est en train d’exploser tous les standards belges en la matière. Pour son seul terrain d’entraînement, le club vient de dépenser un million d’euros pour installer notamment un système de chauffage au sol. Mais John Ledwige ne pourra pas vraiment se faire plaisir. La Pro League interdit, entre autres, les effets de bande en diagonale pour ne pas induire les arbitres de touche en erreur en situation de hors-jeu…  » Les joueurs me demandent toujours de tondre des motifs spéciaux sur le terrain. Depuis l’année passée, la Pro League interdit les petites fantaisies. Quelques collègues ont un peu exagéré « , se marre Thierry De Jonghe, qui confesse au passage que les joueurs de Lokeren lui demandent de l’engrais pour leur jardin.  » Mais je n’ai jamais entendu qu’un club ait payé pour dénicher un greenkeeper. Il n’y a pas de transferts, ni d’agents dans le jeu.  »

En 2013, le PSG va quand même chercher Jonathan Calderwood à Aston Villa. L’homme émarge désormais à 20.000 euros par mois dans le club de la capitale hexagonale.  » Ce n’est pas qu’un job sexy. C’est un job dans lequel on peut faire carrière « , pilonne Ledwige.  » Ça peut ouvrir beaucoup de portes. On peut même se retrouver en Coupe du monde. C’est un job physique, il faut cravacher. Mais ça ne doit pas être un travail pour quelqu’un qui ne trouve rien d’autre à faire.  » On l’a compris, c’est un art. Dans tous les sens du terme.  » L’année passée, un club du top belge a triché « , regrette Axel Geerinck.  » Le terrain n’était pas présentable. Ils ont pulvérisé les parties moches avec de la peinture verte pour les masquer. C’est dommage. Ils ont arnaqué les spectateurs et discrédité notre branche. En une semaine, le terrain est passé du brun au vert. Tu voyais des joueurs tomber sur le terrain et se relever avec des traces vertes sur le maillot. Ils ressemblaient à Hulk…  »

POUR UNE CHIQUE SUR UN BOIS

Il faut dire que le climat n’est pas toujours clément. Les architectes non plus. La plupart des enceintes modernes imposent des zones d’ombres qui deviennent de véritables ennemis pour les jardiniers.  » Je ne veux pas faire le séparatiste, mais les terrains du sud du pays seront toujours désavantagés. Dès qu’on passe la Meuse ou la Sambre, on perd quatre, cinq, voire six degrés. Ça n’a rien à voir avec un terrain posté sur la côte. En Wallonie, on a un mois de pousse en moins. Les clubs flamands ont donc un énorme avantage dans ce championnat. Le club qui a les pires conditions, c’est Eupen « , souligne Frédéric Cahay, qui propose d’ajouter un critère climatique.

Cahay en sait quelque chose. Fin 2014, il conseille le Standard quand l’état du terrain de Sclessin vire au champ de betteraves. Un épisode qui le pousse vers la sortie après cinq ans de bons et loyaux services, avant qu’il ne rejoigne, l’année passée, les rangs du rival carolo.  » Franchement, ça a été le pire moment de ma vie « , soupire-t-il.  » C’était un terrain complètement régénéré, il a eu un bon développement puis il y a eu une pluviométrie intense. Les jeunes plantules se sont retrouvées asphyxiées. Il y avait une nappe d’eau perchée qui empêchait les racines de descendre. Les experts nous ont dit qu’on n’avait pas de chance, c’était juste avant l’hiver. J’ai fait front comme j’ai pu.  »

Une situation impensable pour un club du top. À l’instar de Bruges et de Gand, qui évoluent sur des terrains hybrides (comprendre semi-synthétiques), ou d’Anderlecht, le Standard se doit de faire le jeu à domicile. Évidemment, même dans ce domaine, l’argent reste le nerf de la guerre. Aujourd’hui, Sacha Feytongs estime à environ 500.000 euros le budget annuel concernant l’ensemble des terrains liégeois, seulement pour le  » travail humain « . Son club se morfond pourtant à l’avant-dernière place du classement, quand Courtrai se retrouve un petit cran au-dessus avec 30.000 euros uniquement pour son terrain officiel.  » À Lokeren, on n’a pas les moyens. Si on a le choix entre un bon back droit ou un bon terrain, le club choisira toujours la première option « , déplore Thierry De Jonghe, dauphin des Brugeois avec un budget de 25.000/an, sans compter son salaire.

 » Avec un budget restreint on arrive à faire du bon boulot. Officiellement, je travaille 40 heures par semaine, mais ça ne suffit pas. On fait beaucoup d’heures supp’ et on n’y arriverait pas sans bénévoles. Ce qui nous prend le plus de temps, c’est de réparer les dégâts du match. On en a pour deux jours…  » Ces travailleurs de l’ombre méritent alors bien leur récompense. Mais laquelle ?  » L’objectif est qu’au bout du compte, on ait un trio de tête significatif et que cela encourage tous les clubs à en faire partie « , conclut Pierre François.  » On mettra évidemment à l’honneur le greenkeeper champion en fin de saison. On ne sait pas encore ce qu’on lui offrira, mais ça ne sera certainement pas une chique sur un bois.  » Encore heureux…

PAR ALAIN ELIASY ET NICOLAS TAIANA – PHOTOS BELGAIMAGE

 » Depuis l’année passée, on se rassemble une fois par an avec tous les greenkeepers. Les seuls qui ne viennent pas, ce sont ceux de Saint-Trond. On espère les voir un jour « . – Thierry De Jonghe

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