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Comment Diego Simeone a changé le destin de l’Atlético Madrid

Le club a longtemps été considéré comme le club maudit par excellence.

Un titre, une coupe et quatre saisons consécutives parmi les huit meilleurs d’Europe : aujourd’hui, l’Atlético Madrid est incontestablement un grand club. Il y a quinze ans à peine, pourtant, au début du millénaire, il était en deuxième division et tout le monde rigolait de lui. Son nom était synonyme de défaite. Mais un homme a trouvé l’antidote : Diego Simeone a montré le chemin du succès à l’Atlético. Dans le même temps, il a rendu l’espoir aux Madrilènes des quartiers populaires.

Nous sommes juste après la finale de la Coupe du Roi 2013, entre l’Atlético et le Real Madrid. A la 112e minute, Miranda, un défenseur, reprend de la tête un centre de Koke et bat Diego López. Lors des 90 premières minutes, le Real a touché trois fois du bois mais c’est l’Atlético qui s’impose 2-1.  » Cette victoire, c’est pour mon fils  » dit Miranda.  » Chaque jour, à l’école, on rigole de lui parce qu’il est supporter de l’Atléti. Mais cela n’arrivera plus jamais.  »

L’Atlético Madrid vient de remporter bien plus qu’une coupe.  » C’est un succès historique « , dit Gabi, le capitaine. Cela faisait un bout de temps que l’Atléti n’avait pas battu ses voisins. Depuis 1999, pour être précis : 14 ans et 25 matches sans victoire, c’est une éternité. Mais surtout, cette fois, l’Atlético s’était imposé au stade Santiago Bernabeu.

Après le coup de sifflet final, les joueurs et les supporters font la fête, les larmes aux yeux. Les fans dansent dans les tribunes pendant des heures, jusqu’à ce que le responsable du stade éteigne les lumières. Ce match n’est pas qu’une simple revanche, il traîne une longue histoire derrière lui. C’est la fin d’un mythe.

El Pupas Football Club

Aujourd’hui, l’Atlético Madrid est l’un des plus grands clubs du monde mais en 2010, son nom rimait avec défaite et tragédie. Il était terriblement instable. Depuis les années ’90, il avait consommé, en moyenne, un entraîneur et demi par saison. Il avait l’art de se tirer une balle dans le pied, au point que c’en était devenu comique. Ses joueurs marquaient contre leur camp, rataient des penalties à la dernière minute…

En 1999, il avait battu le Real au terme d’un match fantastique mais il était descendu en D2 à l’issue de la saison. L’Atléti semblait frappé par le destin. Ses fans avaient la sensation qu’une mauvaise fée s’était penchée sur son berceau. On l’avait surnommé  » El Pupas « , ce qu’on peut traduire par  » Les Maudits  » ou  » Les Malades « . Pendant des années, ce surnom allait lui coller à la peau. C’était même devenu un synonyme d’Atlético.

Le discours de Simeone, basé sur des valeurs comme la combativité et la solidarité, est devenu une religion appelée El Cholismo.

L’homme qui symbolise le plus cette période, c’est Jesús Gil y Gil, un politicien véreux qui devint président du club en 1987. Au cours de sa vie, Gil a été condamné pour plus de 80 méfaits. En Espagne, il était surtout connu pour avoir fait construire, en 1969, un complexe bon marché qui s’était effondré au cours d’une convention. Son avarice avait coûté la vie à plus de 60 personnes mais il n’avait pas retenu la leçon. Afin de réduire les coûts, il avait ainsi supprimé l’école des jeunes de l’Atlético : tous les espoirs du club s’étaient retrouvés à la rue.

Pour comprendre comment on en était arrivé là, il faut remonter aux années ’70, période durant laquelle le club connaissait le succès. Après la guerre, il avait remporté sept titres de champion et quatre coupes d’Espagne. Plus que le FC Barcelone, le grand ennemi du Real, c’était lui.

En 1974, il avait disputé sa première finale de Coupe d’Europe face au Bayern Munich de Franz Beckenbauer et Gerd Müller. Une équipe de top niveau. On dit parfois que le Bayern est le seul club à avoir remporté une Coupe du monde car, deux mois après cette finale, l’Allemagne était sacrée championne du monde avec l’ossature de ce même Bayern.

Le match avait été très dur et les stars du Bayern n’avaient pas montré grand-chose. Plusieurs journaux avaient accusé Beckenbauer de s’occuper davantage des caméras que de la partie. Ce n’est qu’à la 114e minute que Luís Aragones avait ouvert le score d’un coup-franc splendide. Le temps passait et la victoire semblait ne plus devoir échapper aux Madrilènes.

Mais à la 120e minute, alors que l’arbitre belge Vital Loraux avait déjà le sifflet en bouche, Beckenbauer donnait désespérément le ballon à Hans-Georg Schwarzenbeck, un défenseur qui, selon la presse de l’époque, ressemblait davantage à un taureau qu’à un homme. Celui-ci tirait des 30 mètres. Un tir incroyable qui faisait mouche. Incrédules, les Madrilènes s’effondraient. Il fallait rejouer le match deux jours plus tard et l’Atlético, complètement découragé, était balayé : le Bayern l’emportait 4-0.

C’est après ce but de Schwarzenbeck que le président Vicente Calderón avait asséné la phrase la plus célèbre de l’histoire du club :  » Somos El Pupas FC  » Nous sommes le FC Les Maudits.

Des joueurs victimes de l’histoire

Ce surnom, le club allait tout faire pour le mériter. Lentement mais sûrement, il régressait. Plus rien ne lui réussissait. Il allait encore remporter un titre avant l’an 2000 mais n’allait plus rien faire de bon sur la scène européenne. Il ne connaissait plus que défaites tragiques et saisons sans relief.

Un des ces joueurs s’appelait Raúl, il avait 15 ans et adorait l’Atléti. Il avait grandi dans un quartier ouvrier à l’ombre du stade Calderón. En 1992, il trouvait refuge au Real, dont il allait devenir une légende. Jusqu’à l’arrivée de Cristiano Ronaldo, ce petit supporter et ex-joueur de l’Atlético était le meilleur buteur de tous les temps du club rival.

Sous la direction de Gil, la situation ne faisait qu’empirer. Il frappait le président du SD Compostela en pleine figure et se moquait des joueurs à la peau noire de l’Ajax.  » On se croirait au Congo. Ici, les noirs poussent comme des champignons « , disait-il. En 2000, pour la première fois depuis 1970, l’Atlético était condamné à la relégation. Et son président se retrouvait une nouvelle fois en prison.

Le club n’avait jamais autant mérité son surnom d’El Pupas. Les fans s’étaient habitués à la défaite, ils faisaient avec. Alors que l’Atlético était descendu, le nombre de spectateurs augmentait. Pour les joueurs et les dirigeants, l’excuse des mauvais résultats était toute trouvée : le club était maudit, ce n’était pas leur faute. Les spécialistes avaient beau trouver des explications cohérentes (le style de jeu énergique de l’Atlético lui coûtait à chaque fois la victoire dans le dernier quart d’heure, la fermeture de l’école des jeunes avait fait en sorte que les meilleurs, comme Raúl, se retrouvent dans des clubs rivaux)… pour la direction et les supporters, le club avait tout simplement été envoûté.

L’ex-attaquant, Diego Forlán, se souvient bien de cette époque.  » On ne nous parlait que du destin et cela nous touchait. Sur le terrain, nous ne pensions plus qu’à cela. Parfois, nous enregistrions une belle victoire en déplacement mais au cours de la semaine qui suivait, à l’entraînement, on sentait bien que les supporters n’y croyaient pas, qu’ils se disaient que, le week-end suivant, nous serions nouveau battus. Cela jouait dans nos têtes et, effectivement, nous perdions. A chaque fois que nous menions 2-0, nous repensions à la semaine précédente ou à la saison précédente. Nous étions victimes de l’histoire.  »

Les fans et la direction croyaient dur comme fer en la malédiction, au point que celle-ci devint une réalité. Ce n’était pas le destin qui s’acharnait sur l’Atlético : c’étaient les supporters, les dirigeants et les joueurs eux-mêmes.

D'une vigoureuse tête, Miranda offre la victoire à l'Atletico Madrid en finale de la Coupe du Roi 2013 face aux voisins du Real. Un succès historique car le dernier, face aux Merengue, remontait à 1999 !
D’une vigoureuse tête, Miranda offre la victoire à l’Atletico Madrid en finale de la Coupe du Roi 2013 face aux voisins du Real. Un succès historique car le dernier, face aux Merengue, remontait à 1999 !© BELGAIMAGE

El Cholo et le Cholismo

Le 23 décembre 2011, l’Atlético était éliminé de la coupe par un club de D3. Une nouvelle fois, l’entraîneur était limogé et le club touchait le fond. Dans l’avion du retour vers Madrid se trouvait toutefois un Argentin qui avait une mission. Il allait devenir l’homme le plus important de l’histoire du club. El Cholo, également connu sous le nom de Diego Simeone, allait tout changer.

Simeone est une bête de football. Sa famille prétend que le premier mot qu’il a prononcé n’est pas mama mais gol. Il allait ramener à l’Estádio Calderón des valeurs essentielles de l’Atlético : la combativité, le réalisme et le sens de la contre-attaque. Son impact se faisait immédiatement ressentir. Dès sa première saison, il emmenait l’Atlético en finale de l’Europa League. Mieux : il la remportait. Le fatalisme et la malédiction faisaient place à la gloire.

Simeone savait parfaitement à quoi il s’attaquait. Il savait qu’El Pupas était obsédé par la défaite et entamait une campagne destinée à faire oublier ce surnom. Lors de chaque théorie d’avant-match, il employait le même terme : partido a partido. Match par match. Cela pouvait ressembler à un cliché mais, à Madrid, c’était un remède. Il n’y avait plus de passé, seule les 90 minutes suivantes comptaient.

Le discours de Simeone devenait une religion appelée El Cholismo. Les joueurs devaient se battre les uns pour les autres, pendant 90 minutes. S’ils perdaient, ils devaient oublier ce qui s’était passé et se donner à fond dès le lendemain. Grâce à cette recette, l’Atléti revenait rapidement au sommet du football espagnol. Lors de la deuxième saison de Simeone, il remportait la Coupe du Roi au stade Santiago Bernabéu grâce à ce but de Miranda. Cette fois, c’est le Real qui avait tiré trois fois sur le montant : El Pupas avait changé de camp.

Le coach parle très souvent de la valeur des supporters. Mieux que personne, il a compris combien ils avaient été marqués par El Pupas. La malédiction n’était pas seulement sportive mais aussi sociale. L’Atlético Madrid est synonyme de rude labeur et de luttes ouvrières. C’est un club populaire tandis que le Real est celui de la bourgeoisie. Le stade Calderón se situe dans le quartier le plus pauvre, près de la Manzanares, une rivière polluée, entre de petits terrains de football et des maisons ouvrières modestes. Le Bernabéu, lui, a été construit à Chamartin, le quartier des affaires.

Pour les supporters, le Real symbolise l’élitisme. Son stade est trop propre, on dirait un cinéma. Ses joueurs sont trop parfaits. Les travailleurs n’aiment pas les gens trop riches, trop propres sur eux. Pour l’Atlético, le match face au Real est bien plus qu’un derby, c’est un combat contre l’élite corrompue. Ce n’est pas seulement une question de sport, c’est le reflet de la vraie vie.

C’est pourquoi El Pupas a parfois été comparé aux populistes, un groupe de personnes qui se sentent toujours opprimées, impuissantes face à l’élite. Le problème du populisme étant qu’il n’est pas constructif, que les gens se retranchent sur leur sort et sont fâchés mais que rien ne change. Ils sont anti tout et pro rien.

Si, se puede !

Les fans de l’Atlético n’ont pas honte de la défaite car c’est celle-ci qui déclenche les émotions les plus sincères. Ils sont vrais, ils souffrent. Le Real gagne tout mais ça, ce n’est pas la vraie vie. Pour les supporters de l’Atlético, dominer de la sorte, c’est superficiel, inhumain, typiquement élitiste. Au point que l’Atlético se refusait pratiquement à battre le Real. Cela aussi, c’est propre au populisme. Tout tourne autour de l’identité du plus faible. La défaite fait partie de son ADN et, pour lui, la victoire revient à perdre une partie de son identité.

Mais est-ce constructif ? Simeone, lui-même originaire d’une famille pauvre, ne supportait pas la mentalité de loser. Il avait d’autres idées. Pour lui, à condition d’y croire, tout était possible. Même battre le Real. Lorsque l’Atlético a gagné la coupe face au Real, avec ce but de Miranda, les balayeurs de rue et les femmes d’ouvrage de la capitale ont pu aller travailler la tête haute.

Dans le nouveau stade, on peut lire :  » Sí, se puede « , ( » Oui, c’est possible « ). Certaines personnes sont plus riches, mieux habillées et tout semble leur réussir mais l’important, c’est d’être quelqu’un. C’est ça, le nouvel Atléti. Plus qu’un club, c’est une attitude. Simeone concrétise le lien entre le football et le combat social.

 » Match après match, jour après jour. C’est comme ça que vivent les gens de la rue. Si nous cessons de nous battre, nous n’avons aucune chance. Mais si nous donnons tout, nous pouvons battre les meilleurs. Nous voir battre le Real, ça rend l’espoir aux gens dans la vraie vie.  »

Quarante ans après l’apparition d’El Pupas, l’Atlético retrouvait la cour des grands. C’était en 2014, face au Real, et il prenait l’avance à sa façon : en inscrivant un but de raccroc. Comme en 1974, il semblait devoir l’emporter. Mais sur un dernier corner, Sergio Ramos sautait plus haut que tout le monde et battait ThibautCourtois de la tête. Un goût de déjà vu. L’Atlético était fatigué et, au cours des prolongations, le Real l’anéantissait (4-1).

Mais l’Atléti se battait et, en 2016, il se hissait à nouveau en finale. Toujours face au Real, bien entendu. Comme en 2014, le score était d’un but partout à l’issue du temps réglementaire et des prolongations. La décision devait tomber aux tirs au but. L’histoire refaisait surface. Oblak, le gardien de l’Atléti, bougeait à peine et n’arrêtait pas un seul ballon. Juanfran manquait son penalty, le Real était à nouveau champion d’Europe.

Wanda Metropolitano

 » Le retour d’El Pupas « , titrait un journal. Rien n’était plus faux. Simeone avait fondamentalement transformé le club, même si cela n’en rendaient ces deux défaites en Ligue des Champions que plus tragiques. Aujourd’hui encore, l’Atléti n’a jamais gagné la Coupe d’Europe.

Cette saison, les Madrilènes ont pris leur quartier dans un tout nouveau stade, le Wanda Metropolitano. Ils ont quitté l’Estádio Calderón et le quartier ouvrier pour un quartier industriel à la périphérie de la ville. Un politicien local se croyant drôle a déclaré que les supporters allaient devoir s’y rendre en hélicoptère. Une phrase qui a fait mal. Mais pour évoluer, le club devait passer par là.

S’il veut continuer à lutter pour remporter des trophées, il a besoin d’argent. Il a donc vendu une partie de son âme mais Simeone espère que ce déménagement sonnera aussi définitivement le glas d’El Pupas. Peut-être a-t-il raison. Mais le pari est osé. Car si ce n’est pas le cas, l’Atlético, ex-club populaire, deviendra un club sans âme.

Par Sam Ooghe.

Un siècle de différence

Rien ne symbolise davantage le contraste entre l’Atlético et le Real que la façon dont ils ont fêté leur centenaire. Le Real a eu 100 ans en 2002 et rien n’était trop beau. Ses joueurs ont été reçus aux Nations Unies, par le pape et par le roi. C’est aussi le jour exact du centenaire qu’ils ont disputé la finale de la coupe face au Deportivo. Et bien entendu, ils ont gagné. Comme toujours.

L’Atlético a fait la fête un an plus tard. Sans audience, seulement avec ses supporters, qui ont mangé une paella géante en rue puis se sont rendus en cortège au stade en passant par les quartiers populaires. Un concert de Joaquin Sabina était prévu au stade. A cette occasion, le chanteur avait composé un hymne sur « la gloire de la souffrance et de la défaite » mais le concert a été annulé en raison d’un problème de copyright.

Au lieu de cela, les supporters ont eu droit à la retransmission d’anciens matches sur l’écran géant. Des défaites, pour la plupart. Le tout sur une musique des Rolling Stones : You can’t always get what you want. Et bien entendu, l’Atlético a perdu son match de gala face à Osasuna (0-1).

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