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L’adage dit que nul n’est prophète en son pays. Et dans l’entité rurale de Zuromin, les destins paraissent labourés d’avance. Alors Lukasz Teodorczyk conjure le sort, le disco polo comme chant du coq, pour devenir maître en son poulailler. Reportage sur les traces d’un petit miracle, en plein coeur d’une basse-cour de Pologne profonde.

Du poulet, du poulet et encore… du poulet. Si tous les chemins mènent à Rome, tous ceux qui dirigent vers Zuromin encaissent les nids de poule et transpirent la volaille chaude. À 150 kilomètres au nord de la capitale, Varsovie, le paysage est plat, champêtre, mais surtout parsemé d’élevages de l’espèce. Pas vraiment pour le bonheur des quelques 8.000 habitants de la bourgade.  » C’est un peu un sujet tabou « , avoue Kacper Czerwinski, du canard maison Kurier Zurominski, qui accueille dans des bureaux austères, entre deux cartons de déménagements.

 » Non seulement le poulet ne participe pas beaucoup à l’économie de la ville, parce que tout commence à être automatisé et ça ne crée pas vraiment d’emplois, mais les gens en ont marre parce que ça ne sent pas bon…  » L’effluve imprègne effectivement la normalement paisible Zuromin. Sur la place principale, des enceintes crachent du disco polo, genre musical majeur en Pologne, dans une indifférence totale. L’endroit, désert, comprend une grande église grisâtre et une mairie quelconque. La patronne des lieux, Aneta Goliat, assure avoir mis  » 5 hectares à disposition des investisseurs, pour éviter l’exode de tous les jeunes vers Varsovie.  » Sans grand succès.

Le peu d’activité dans le périmètre se résume à quelques artisans. À la sortie de la ville, les mêmes constats se taillent dans une carrière.  » C’est difficile de trouver de la main-d’oeuvre « , souffle le proprio, Andrzej Retkowski, ancien président du Wkra Zuromin. Le club tient son nom d’un cours d’eau, seule attraction touristique des environs. Ou presque. Depuis quelques années, une vague d’espoir prend sa source dans le sillage de son fils prodigue : Lukasz Teodorczyk.

LE DIEU SHAZZA

En grec ancien,  » theos  » signifie  » Dieu  » et  » kratos  » symbolise le pouvoir. Et,  » en Pologne, on a des patriotes, des croyants et des footballeurs « , pose Retkowski. Alors, à Zuromin, Lukasz Teodorczyk réunit l’ensemble par la voie du troisième domaine et installe une véritable théocratie naturelle. Seigneur en sa Mozavie, l’Anderlechtois de 25 ans vomit les médias et cultive le mystère sur sa vie privée.

Le malaise remonte à 2012 et à la parution d’un article relatant son enfance compliquée. Un père alcoolique, violent et démissionnaire, une mère qui tente de joindre les deux bouts pour ses trois fils, dont l’aîné, Thomas, aurait eu un penchant pour le vol et la drogue.

 » Cet article a fait du mal à sa famille. Il n’a pas du tout apprécié « , regrette Kacper Czerwinski, qui préfère sortir les archives de son hebdomadaire. Rares sont les numéros sans trace du joyau local. Posté pile en face du modeste appartement familial des Teodorczyk, l’étage du Kurier Zurominski cohabite avec le parti de droite au pouvoir (le PiS,  » droit et justice « , ndlr).

Sur la porte d’entrée, un Teo en sélection promeut des tournois de mini-foot.  » Il oeuvre beaucoup pour sa ville « , poursuit Kacper.  » Pour le téléthon polonais, il a vendu une vareuse d’Anderlecht et une paire de chaussures. Grâce à lui, on a battu le record de dons.  »

Au bout de l’avenue, l’école primaire s’apprête à passer à table. C’est entre ses murs que le jeune Lukasz organise des  » booms  » une fois par mois. Il est DJ, chanteur et breakeur.  » C’était la star de la cour de récré. Je ne l’ai jamais vu chanter, mais par contre, je l’ai vu danser. Et je suis catégorique, il a ça dans le sang « , se marre Dorota Soboleewska, sa prof de maths pendant trois ans, devenue également directrice.

Lukasz hérite de son premier surnom,  » Shazza « , en référence à un tube de Big Cyc, groupe de disco polo en vogue au début du millénaire. La figure divine se travaille déjà. Dorota confesse instinctivement n’avoir  » que des superlatifs quand [elle] pense à lui « .

Après avoir montré fièrement son armoire à trophées, dont quelques-uns seraient le fait de Teo, elle invite dans son bureau pour se souvenir d’un  » élève moyen, qui aurait pu être excellent s’il n’avait pas été pris par le foot « . Le ballon collé au pied, il se retrouve systématiquement surclassé dans les classes d’âge du Wkra.

La légende raconte que les entraîneurs adverses venaient lui demander sa carte d’identité, persuadés qu’il était plus… vieux que l’âge requis. En réalité, il refuse de partir en sports-études à Lodz, troisième ville de Pologne. Dorota dit de ne pas savoir pourquoi il reste, mais assure qu’il a toujours gardé un seul objectif en tête : devenir footballeur professionnel.

TEO LE TOMBEUR

Les pierres tombales sont encore chaudes. Les employés de la carrière terminent tout juste leur service. Andrzej Retkowski en profite pour se remémorer la naissance d’un futur grand et articule précieusement.  » Une de ses principales qualités depuis qu’il est tout petit, c’est qu’il a toujours compris ce que lui disaient les entraîneurs. C’est parce qu’il aimait, qu’il aime et qu’il aimera toujours le ballon.  »

Pourtant, à son arrivée dans le secondaire, il ne le caresse pas forcément avec les pieds.  » Il avait des dispositions naturelles pour le volley : grand avec une bonne détente. Le club local est en quatrième division et il aurait largement eu le niveau pour y évoluer « , certifie Czarek Sznyter, son prof de sport de l’époque, entre deux consignes distillées dans son ensemble à trois bandes et au sein d’un gymnase flambant neuf où une bonne quinzaine de diablotins tapent la gonfle.

Pas un seul ne porte le maillot de l’idole du cru. Mais tous semblent devoir s’y identifier. Lorsque Teo était encore à Kiev, il revient au bercail pour jouer les grands frères et les coacher. Mieux, il n’hésite pas à mettre la main à la poche pour les fournir en matériel ou les soutenir dans des événements qui utilisent volontiers son image et son nom. Un investissement humain et financier qui lui vaut une place de choix aux côtés de Jean-Paul II.

Le buste en bronze du héros de la nation joue les concierges d’un bâtiment affichant un vert bien pâle, une architecture d’un autre temps et surtout, une vieille voiture estampillée made in Poland sur… le toit. La plaque d’immatriculation indique  » Techkinum « , soit l’orientation qu’emprunte Teo à ses 16 printemps. La phrase,  » un jour élève, aujourd’hui footballeur international « , accompagne des clichés à sa gloire.

Beata Gronkiewicz, aussi réticente à l’idée de s’exprimer, montre malgré tout une de ses anciennes classes. Là, avant que les photos dédicacées de Teo ne s’acoquinent des pièces détachées encadrées au mur, Beata lui enseigne la mécanique, probablement sa matière de prédilection :  » C’était un très bon élève, toujours souriant et très attentif. Il a toujours été le plus grand et le plus populaire. Il était très apprécié de tous.  »

Les fondations du discours de façade tiennent bon. Le culte aussi.  » Chaque année, on organisait une représentation et c’était souvent un remake de Roméo et Juliette « , commence Ewa Janulewska, son ex-prof de polonais au collège, désormais vice-directrice des lieux, tandis que sa secrétaire sert un café bien frappé.  » Le problème, c’est que vu qu’il était déjà très beau et très populaire, toutes les filles voulaient être sa Juliette. Il fallait alors qu’on tire au sort pour ne pas trop faire de jalouses…  »

Chaque année, le tournoi interscolaire de foot fait aussi chavirer les coeurs. Chaque année, Lukasz Teodorczyk truste évidemment le graal. Légende encore, il gagne une finale aux tirs au but en marquant le sien, mais aussi en jouant les portiers pour en sauver deux. Son petit frère, Czarek, est aujourd’hui inscrit dans le même établissement et évolue également au Wkra Zuromin.

Mais pas de signes de vie de l’aîné de la fratrie, Thomas. Beata prévient avec humour :  » Si vous dites quelque chose de mal sur Lukasz, ce n’est pas seulement votre magazine qui aura des problèmes, mais l’ensemble de la Belgique.  » Interdiction de toucher à la pépite maison.

UNE MÉDAILLE À SON NOM

Dans les archives du Kurier Zurominski, l’homme en devenir attend sa majorité sur les prés enneigés du Wkra et porte l’équipe sénior à bout de bras, numéro 10 dans le dos d’une vareuse mauve à l’extérieur. Un signe qui ne trompe pas. À 17 ans, pour sa première saison complète, il valide le passage des siens du régional au national (D4), avec la bagatelle de 36 banderilles.

 » Je ne m’étais pas rendu compte à quel point on écrivait déjà sur lui « , s’étonne Kacper. Le phénomène affole à peu près tous les clubs du pays. Auteur de plusieurs quadruplés mais collectif, il offre le but de la montée sur un assist, après un slalom resté classique.

Dans la région, le mythe Teodorczyk s’écrit forcément très vite en lettres capitales. Seul le lanceur de disque, Piotr Machalowski, issu d’un village voisin, connaît une renommée à l’internationale. Et encore, la portée de ses exploits ne résonne pas aussi loin.

 » Grâce à lui, le Wkra a pu se développer « , se félicite la maire, Aneta Goliat, pas peu fière de bénéficier d’une telle exposition.  » Même mon fils joue au club. Il représente une source de motivation pour la jeunesse locale, c’est un exemple, surtout dans une petite ville comme la nôtre.  »

Sa période au club corrobore avec celle des meilleures affluences et les supporters effectuent même les déplacements, du jamais vu auparavant. Le Wkra, qui compte alors deux équipes, en dispose maintenant de neuf avec des entraîneurs salariés.

Dans le prolongement de l’école primaire, l’enceinte des rouge et vert a quand même la gueule de bois. Un mur de mannequins tape la sieste sur un but disloqué. La minuscule tribune manque de sièges et l’espèce de piste qui la frôle ressemble plutôt à un parcours de trail.

 » Notre stade est vétuste « , déplore Michal Osiecki, président de 26 ans, qui reçoit à l’ombre d’une nouvelle dédicace de son pote Lukasz.  » On aimerait bien refaire les deux terrains d’entraînement aussi, mais ça ne dépend pas que de nous. L’actionnaire majoritaire du club, c’est la mairie et rien ne se décide sans elle.  »

Le transfert de  » Shazza  » au Dynamo Kiev a récemment permis de renflouer les caisses à hauteur de 125.000 euros, une offrande inimaginable pour une entité de ce standing.

Mais bien qu’il apparaisse sur le site du club, redescendu en D5, Teodorczyk n’apporte qu’un  » soutien moral plutôt qu’un soutien financier « . Il a déjà fait beaucoup.  » On pense à lui donner une médaille, quelque chose pour le récompenser de tout le bien qu’il a apporté à la ville « , pétille Aneta Goliat.  » Jamais personne n’aurait parlé de Zuromin sans lui. Il nous a placés sur la carte de la Pologne et maintenant il s’attaque à celle de l’Europe.  »

Celle de la Mazovie toise le fauteuil en cuir d’Andrzej Retkowski, qui assure qu’avec  » tout ce qu’il a fait pour la ville, il a forcément une certaine forme d’autorité sur tout le monde « . Le sexagénaire considère la signature de son poulain au Polonia Warsawa comme l’une  » des plus grandes fiertés de [sa] vie.  »

QUATRE BUS POUR LUI

Parce qu’il a bien fallu que le gros poisson quitte sa petite marre. Son départ, à seulement 18 ans, doit son retard à sa situation familiale. Il décide de rester jusqu’à sa majorité pour aider sa mère, Teresa. Le Polonia s’y reprend à deux fois. Il explique son premier refus dans le Kurier Zurominski, pour l’une de ses rares interviews papier, avec déjà, un mutisme palpable :  » Je préférerais ne rien dire sur le sujet. Je n’ai pas signé, tant pis. Il y a eu des complications. Mais je préfère ne pas en parler.  »

Il signe finalement en janvier 2010 avec les jeunes de l’équipe varsovienne pour la modique somme de 6.000 euros.  » C’est vrai qu’on aurait pu négocier plus, voire même le double « , rembobine Retkowski, qui se frotte les cheveux.  » Mais l’important était d’enfin laisser son talent s’exprimer, plutôt que de chercher à le monnayer.  » Zuromin ne peut plus le contenir…

La brume masque le sommet des buildings du centre et gâche la beauté des rues pavées et colorées de la vieille ville. Varsovie s’accorde une grasse matinée. Une poignée de curieux découvre un ensemble partiellement reconstruit suite à la Seconde Guerre mondiale. Quelques pas suffisent pour conduire à l’enceinte d’un club de tradition. Un long mur blanc sépare le trottoir de l’un des buts.

Et subit malgré lui la guerre de tags entre les deux principaux rivaux de la capitale : le Polonia et le Legia. Le second s’impose avec d’énormes majuscules, accompagnés de  » Tylko Legia « , slogan des supporters légionnaires pour imposer leur suprématie. Le premier rétorque par des  » KSP « , initiales du club centenaire placées de toutes parts. Mais quand le second remporte le championnat pratiquement tous les ans, le premier peine en D3.

Fondé en 1911 en pleine division du pays, ses joueurs évoluent en noir dès l’année suivante pour porter le deuil de la nation. Dans un style remarquable, et qui contraste avec tout le reste, des colonnes blanches soutiennent l’entrée principale. A l’intérieur, depuis une salle de meeting décorée de toutes sortes d’écharpes et de fanions, Jerzy Engel coiffe sa moustache dans le bon sens :

 » On est le club le plus patriote du pays « . Celui qui qualifie la Pologne pour le mondial sud-coréen de 2002 n’occupe pas encore le poste de président quand Teo enfile une  » chemise noire « .  » Je m’occupais des jeunes joueurs en sélection et il était parmi les plus prometteurs. Il n’était peut-être pas le meilleur, mais il montrait les capacités qui font de lui un très bon attaquant aujourd’hui.  »

 » LECH, C’EST MOI  »

Quand Teo débarque dans la capitale, des bus voyagent depuis Zuromin pour lui rendre visite. Ils réitèrent trois ans plus tard lorsqu’il signe au Lech Poznan.  » On n’avait aucune difficulté à remplir au moins quatre bus « , rembobine Beata Gronkiewicz.  » Après les matches, il venait signer des autographes et discuter avec les jeunes. C’est une idole pour tout le monde.  »

À quelques exceptions près. Recruté pour la version boutonneuse de l’Ekstraklasa, l’élite polonaise, il termine meilleur buteur mais ne dispute que des bouts de matches avec les seniors.  » C’est un miracle qu’il soit devenu un mec normal. À sa place, neuf types sur dix seraient en prison ou alcooliques « , pose Alek, fervent supporter du Polonia.  » Chez lui, c’est un roi dans son château. Mais chez nous, il est arrivé de nulle part.  »

Devant Naples-Real, Alek narre un Teodorczyk qui  » jouait comme une fillette et qui passait son temps à pleurer par terre.  »

Il faut dire que  » Shazza  » ne dispose pas encore de tous les instruments pour mener la danse. Son interlude varsovienne coïncide avec la banqueroute du club (voir cadre). Plusieurs goals d’affilée lui permettent néanmoins de rallier Poznan. Là encore, les débuts sont faméliques. Les filets ne tremblent qu’une fois en six mois. Teo peine à assumer l’héritage de Robert Lewandowski et d’Artjoms Rudnevs, Letton aujourd’hui à Cologne.

Adam Benali, 20 ans, a le Lech dans le sang :  » Je pense que Teo n’a pas pu supporter la pression. Les fans se souviennent quand même de lui comme un joueur loyal, qui a tout donné jusqu’au bout.  » Normal, pour son second exercice dans la cité de la patate, il donne à manger à tout le monde. Ses 20 buts lui dégagent la voie vers Kiev.

Avant de partir, Teodorczyk s’accorde un baroud d’honneur. Il prend la parole au nom de ses coéquipiers :  » le Lech, c’est moi « . Un affront zlatanesque.  » Les supporters n’étaient pas contents. Il a toujours voulu être au centre de l’attention « , constate Adam, qui étudie le foot business à Londres. La réponse des tribunes intervient en août 2014, à Gdansk. Leur banderole résume bien l’idée d’un prophète en… son village :  » Au mieux, tu es le Wkra Zuromin.  »

PAR NICOLAS TAIANA À ZUROMIN – PHOTOS BELGAIMAGE – TOMASZ WASZCZUK

 » C’est un miracle qu’il soit devenu un mec normal. À sa place, neuf types sur dix seraient en prison ou alcooliques. Chez lui, c’est un roi dans son château. Mais chez nous, il est arrivé de nulle part.  » – ALEK, FAN DU POLONIA VARSOVIE

 » On a organisé un remake de Roméo et Juliette. Toutes les filles voulaient être sa Juliette. Il fallait alors qu’on tire au sort pour ne pas faire trop de jalouses…  » – EWA JANULEWSKA

 » Avec tout ce qu’il a fait pour la ville, il a forcément une certaine forme d’autorité sur tout le monde.  » – ANDRZEJ RETKOWSKI

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