» On se doit de faire de Charleroi un grand club «
Les Zèbres peuvent-ils grandir et s’installer durablement au sommet du football belge ? Reportage au coeur du noyau dur d’un club qui souhaite ne pas s’arrêter en si bon chemin.
« Le club n’a pas de limite, la seule limite, c’est le temps. » Mehdi Bayat démarre l’entretien sans round d’observation. Volubile, le flow aiguisé, une lucide sagacité, l’homme est tel qu’on l’attend : optimiste et ambitieux. D’ailleurs, on ne le serait à moins vu la situation de son Sporting en ce début de championnat. Nous sommes le jeudi 14 septembre, le nouvel homme fort de la Fédé nous reçoit dans ses bureaux qui jouxtent le stade du Pays de Charleroi. Le directeur commercial, Walter Chardon, s’apprête à quitter les lieux avant de nous recevoir une heure plus tard. L’ensemble a un aspect quelque peu bordélique et exigu.
J’ai écrit le projet 3-6-9 comme un programme politique. Pour convaincre les gens, je devais mettre en place une ligne de conduite afin de nous donner du crédit. » – Mehdi Bayat
» Avant la fin de l’année, je pourrai recevoir mes invités dans de nouveaux bureaux, situés cette fois dans le stade même, avec un joli canapé pour recevoir mes invités « , sourit l’administrateur délégué d’un club qui grandit pas à pas et sans excès. Ce samedi 16 septembre, lors de la venue de Waasland Beveren, le club fête les 5 ans de la reprise menée de front par le président, Fabien Debecq et Mehdi Bayat. 8.882 spectateurs se pressent au Mambourg pour l’occasion.
Une assistance quelque peu décevante pour l’ex-leader du championnat qui fait difficilement salle comble. Mais l’intérêt médiatique est manifeste : la VRT consacre un long reportage à Charleroi alors que nous croisons un journaliste de beIN SPORTS venu rencontrer Mehdi Bayat. Une reprise à la 92e minute du match d’Ibrahima Seck douche cependant la soirée. Les joueurs et staff débarquent la mine quelque peu déconfite à la fête organisée au pied de la T3. Si Charleroi a perdu la tête un peu bêtement lors de cette 7e journée, le club continue, cependant, de grandir en coulisses.
La ville et le club main dans la main
Il n’y pas encore si longtemps des » Charleroi, Dutroux ! » s’échappaient des kops adverses. Les supporters carolos, eux, ont longtemps clamé leur ras-le-bol envers la politique sportive menée par la famille Bayat, à l’exception d’une courte accalmie sous Jacky Mathijssen. Le club était moqué, à l’image d’une ville élue plus » moche ville du monde » par un magazine hollandais en 2009. Quelques années plus tard, l’hebdomadaire flamand, » Humo « , titrait » Charleroi capitale de la Walbanie « .
Mehdi Bayat : » Le club a souffert du déclin économique de la ville mais aussi de son image. Quand je suis arrivé en Belgique, mes amis qui vivaient à Bruxelles, ou ceux de ma femme qui travaillaient à Anvers, avaient l’impression que Charleroi, c’était le quart-monde. On a toujours exagéré la situation même si la ville a vécu un déclin économique qui a été extrêmement mal géré. N’oublions pas que Charleroi a été l’une des villes les plus riches d’Europe au début du XXe siècle. Et jusque dans les années 80, c’est à Charleroi que ça se passait, les boîtes étaient ici, la rue de la montagne c’était le dada (sic), ce sont d’ailleurs les commerçants de Charleroi qui ont investi dans la rue Neuve ou l’avenue Louise à Bruxelles. »
Si, aujourd’hui, on est encore loin de l’image d’Epinal, Charleroi s’est donné un sérieux coup de lifting et peut compter sur les résultats du Sporting pour redorer son image. Sous Abbas Bayat, les rapports entre le club et la ville étaient exécrables et les litiges nombreux. Désormais, le club et sa ville marchent main dans la main ou presque. Pour Mehdi Bayat, la plus grande difficulté fut de se défaire de son oncle. » Pour les supporters, les » Bayat » c’étaient un président cloîtré dans sa tour d’ivoire à Bruxelles, un neveu gentil, sympa, qui fait du commercial et l’autre qui est occupé à faire des transferts rentrants-sortants. Mais où allait l’argent ? Il n’y avait pas la même transparence qu’aujourd’hui. »
Carolos are back vs Carolos arnaque
Peu après la reprise, Mehdi fait le tour des tavernes avec son manuscrit » 3-6-9 » sous le bras. L’accueil est parfois glacial, de nombreux supporters restent totalement hermétiques aux discours d’un Bayat. » Les mecs m’attendaient avec une batte de baseball au tournant. Encore aujourd’hui, on trouve des gens, même s’ils sont de plus en plus rares, qui disent : c’est le neveu de son oncle, c’est le même. »
» Les sociétés étaient au départ réticentes au nom Bayat « , reconnaît le directeur commercial, Walter Chardon. » Mais Mehdi a réussi à rapidement se faire un prénom. » La reconquête est pourtant difficile. » Peu avant la reprise, on comptait 18 repas pour une affiche comme Charleroi-Bruges. Ça voulait dire que lors d’autres matches, il y avait entre 1 et 5 repas. Et on regroupait ces personnes dans la loge d’Abbas Bayat. On n’est pas parti de zéro, on est parti de moins dix « , pointe Walter Chardon.
» Désormais, on en est à 400-450 repas par match. Il nous arrive d’en refuser. Contre Anderlecht en play-offs l’an dernier, on était complet six semaines avant. Ça a été un record pour le club. »
En octobre 2012, le club annonce le retour du fidèle parmi les fidèles, Pierre-Yves Hendrickx. Pour accompagner la nouvelle, un slogan : » Carolos are back « . Une volonté de se rapprocher de sa base, et de donner une réelle identité à ce club. » La grande erreur que mon oncle a commise, et Mogi de surcroît, c’est de ne pas avoir sur créer une vraie dynamique régionale. Et c’est ce qu’on est en train de faire aujourd’hui : donner envie aux gens d’être supporters du Sporting Charleroi.
En 2012, le » Carolos are back » n’est pas pris au sérieux, il est même moqué ( » Carolos arnaques « ). Cheveux ébouriffés, visage joufflu, Mehdi doit encore se faire les dents auprès de sa base alors que les résultats sont logiquement poussifs.
Mehdi Bayat sur tous les fronts médiatiques
» Quand j’ai distribué le projet 3-6-9, personne n’avait confiance en moi. Ce projet est né quand j’étais sur le plateau de Michel Lecomte où j’étais en train de me faire défoncer car je n’avais pas de vision, pas de projet. J’ai écrit le projet 3-6-9 comme un programme politique. Pour convaincre les gens, je devais mettre en place une ligne de conduite afin de nous donner du crédit. »
» Avant quand tu parlais de ce club à un joueur, il te disait : Charleroi, c’est chaud « , raconte Christophe Diandy, le plus ancien du noyau, arrivé à Charleroi lors de la saison 2012-2013 avant d’être cédé un an plus tard à Mons en prêt. » Aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas. L’image du club a changé complètement en quelques années. »
La médiatisation autour du club s’est accrue au fil des ans. Désormais, Mehdi Bayat est sur tous les fronts médiatiques, que ce soit lors d’une expo au Palais des Beaux-Arts de la ville de Charleroi ou sur Matin Première pour parler du dynamisme de » sa ville « . Accompagné de ses éternels gimmicks ( » c’est une réalité « ) et d’un immuable optimisme, son discours donne l’impression d’être totalement maîtrisé, de quoi rendre jaloux bon nombre d’homme politiques chevronnés.
» La difficulté, c’est de se préserver de l’extérieur « , pointe Pierre-Yves Hendrickx. » La presse et nos supporters mettent beaucoup de pression, Charleroi a toujours été un club comme ça. Mais c’est aussi un avantage, parce qu’on parle de nous en bien. On doit pouvoir prendre les bonnes décisions sans être influencé, en se mettant dans notre bulle. Car la vie du club dépend de peu de choses, on n’a pas beaucoup le droit à l’erreur.
On va avoir un potentiel d’un million d’habitants. Qui a ça en Belgique ? Personne. » – Mehdi Bayat
Mais le fait de ne pas avoir de portefeuille derrière nous ou de roue de secours nous rend beaucoup plus prudent, et ça c’est un avantage. Travailler avec un personnel restreint, c’est une force, mais on doit doucement réfléchir à agrandir la structure. On vient de le faire pour l’école des jeunes, où on a triplé le budget et engagé 15 % de personnel en plus par rapport aux deux dernières saisons. »
Le coût de la professionnalisation
Après avoir connu 15 saisons en Ligue 1, Nicolas Penneteau se remémore son arrivée au Pays Noir lors de la saison 2014-2015 : » Je suis tombé dans un club où il y avait beaucoup de choses à faire. Un stade qui était couvert, mais avec des sièges multicolores. Une salle de muscu de 15 mètres carrés, une salle de repas en bas qui servait surtout pour le petit-déj… Des choses qui ne me dérangeaient pas, parce que je savais que ça allait se construire, mais je voyais la grosse marge de progression que pouvait avoir le club. »
» Moi qui venais d’Anderlecht, c’est vrai que j’ai été quelque peu surpris quand je suis rentré dans le vestiaire la première fois « , poursuit Diandy. » Mehdi venait de reprendre le club, il devait toucher un peu à tout, on va dire que c’était un peu la galère. Je me rappelle d’une période où l’on retrouvait des joueurs israéliens, palestiniens, serbes, c’était un peu le bordel.
Nicolas Penneteau : » Mais petit à petit, le stade a changé au niveau des sièges et de l’atmosphère. La salle de muscu, elle, a été multipliée par dix au minimum. Et l’alimentation a changé de manière radicale : maintenant, on prend le petit-déjeuner et le repas du midi, le suivi au niveau nutritionnel est très élevé. Et puis, on a un peu progressé au niveau des terrains d’entraînement. Pas assez à mon goût, mais ça a quand même évolué, même si ça reste la plus grosse marge de progression qu’a encore le club : avoir un centre d’entraînement et des terrains d’entraînement de haut niveau. »
» Si Mehdi me donne cinq millions demain, dans un an et demi vous avez un nouveau centre d’entraînement pour l’équipe première. Mais une chose à la fois « , temporise Pierre-Yves Hendrickx. » On a fait un plan 3-6-9, et c’est prévu dans les 9 ans (un nouveau complexe d’entraînement devrait être érigé à Jumet pour 2020 où les pros et les meilleures équipes de jeunes se partageraient les lieux, ndlr). Mais pour l’instant, on est quand même dans les premières places du championnat avec nos terrains d’entraînement. Avant, on avait un ouvrier qui s’occupait de nos terrains, aujourd’hui on en a quatre. On a nos machines et on a engagé un consultant reconnu en Belgique. »
Une porte d’entrée sur toute la Wallonie
Les sponsors aussi se greffent désormais au projet. Proximus a signé un contrat de 5 ans avec le Sporting Charleroi alors que la magnat de la télécommunication est habitué à des contrats de trois ans. » C’est la preuve que l’image du club est suffisamment forte pour attirer des majors au niveau commercial « , assène Bayat. » Pour nos sponsors, nous sommes une porte d’entrée sur toute la Wallonie et sur Charleroi qui est en train d’exploser. On coûte moins cher que l’autre grand club wallon et on a beaucoup plus de visibilité que l’autre petit club wallon. La croissance du chiffre commercial entre la reprise et aujourd’hui est vraiment insolente. »
» On a dépassé la barre des 300 partenaires « , poursuit Chardon. » Avant, on assistait à une inauguration par mois d’un de nos partenaires, aujourd’hui on est pris tous les soirs. » Des investisseurs étrangers ont même frappé à la porte du Sporting sans être véritablement pris au sérieux.
» Lors de la reprise, on a publié une perte de 4,5 millions d’euros sur le premier exercice, les fonds propres chutaient à 3 millions. Le club était imprenable. Et un an et demi après la reprise, je me suis posé la question : est-ce qu’on va s’en sortir ? Car la situation financière restait très compliquée. »
» Il y a cinq ans le budget était de six millions, maintenant on est à douze « , explique Hendrickx. » Et on sait que dans le budget d’un club de foot, il y a au moins 50 % qui est consacré aux salaires, donc on les a doublés « . » Désormais, on dégage deux à trois millions de bénef par an. On se doit de faire de Charleroi un grand club en Belgique. Le potentiel est là « , assure Bayat.
Pierre-Yves Hendrickx : » L’étape suivante, c’est justement de crédibiliser notre projet sportif pour que les joueurs aient plus de valeur à Charleroi, et qu’on puisse directement les vendre vers l’extérieur, pour en bénéficier plus. Parce que si on vend un joueur 10 millions, on en réinvestit un petit peu dans certains joueurs, et le reste servira pour gonfler la masse salariale, mais surtout à investir dans des projets, parce qu’il y a toujours une partie de nos dossiers qui se font sur fonds propres, malgré les aides de la Région wallonne. »
Nicolas Penneteau : » Pour l’instant, le club a beaucoup investi sur des joueurs en fin de contrat, mais la grosse marge de progression est là : si on arrive à sortir plus de jeunes du cru, il y aura une vraie progression qui collera avec tout ce qui se fait en Europe. »
Mehdi Bayat : » Par le passé, le Sporting Charleroi a vendu des joueurs à Courtrai ou à Lokeren, ça n’arrivera plus jamais. L’objectif est de réduire l’écart avec les plus riches, que les joueurs se disent : est-ce que ça vaut le coup de bouger pour gagner 10 à 20 % en plus. »
» J’ai multiplié mon salaire par deux voire par trois « , reconnaît Diandy. » L’évolution a lieu à tous les niveaux : les salaires mais aussi les voitures. Avant, les joueurs avaient leur propre voiture, d’autres n’en avaient pas, ils devaient faire du covoiturage. Aujourd’hui si tu signes un contrat pro, tu reçois soit une Nissan soit une Mercedes. »
Charleroi, capitale footballistique du Hainaut
Le gentil Charleroi d’aujourd’hui peut-il devenir un grand méchant dans les années à venir ? Mehdi Bayat en est convaincu et assure que » les gens respecteront davantage un club qui s’est construit pas à pas qu’un nouveau riche. Charleroi n’est pas un club en surrégime. Contrairement à Ostende qui est arrivé grâce à Marc Coucke, avec des moyens surdimensionnés qui ne correspondent pas à son potentiel propre. Notre base est par contre extrêmement forte car on l’a consolidée de zéro. »
Mais les chiffres sont implacables : Charleroi ne compte que 6500 abonnés pour un stade de 14.500 places dont 12.500 sont réservées aux Carolos. C’est beaucoup moins que les 10.000 de Malines et trois fois moins qu’au Standard (20.000). Bayat : » Charleroi est avec Anvers, le club qui a le plus gros potentiel de spectateurs à aller chercher. Pourquoi ? Il y a douze clubs en Flandre, un club à Bruxelles, et trois clubs en Wallonie.
Charleroi est, de facto, la capitale du Hainaut. Il n’y a plus de club à Mons, pas vraiment de club à La Louvière même s’il existe un nouveau projet qui prend forme, ce qui veut dire que si nous arrivons à pérenniser les résultats sur quelques années, on va avoir un potentiel d’un million d’habitants. Qui a ça en Belgique ? Personne. »
Pour convaincre sa base, le club va notamment mettre en place un partenariat avec les écoles du grand Charleroi afin d’aller chercher » ses jeunes » et les inviter dans un espace qui leur sera réservé. Mais même s’il existe désormais des plans d’un relifting complet du stade du pays de Charleroi (dont le concours a été remporté par le cabinet d’architecture français, Ferret « ), Mehdi Bayat reconnaît que » Si Charleroi veut un jour être un grand club en Belgique, le Mambourg ne lui suffira plus. »
Dans dix ans, le club rêve de tabler sur une moyenne de 20.000 personnes. Et personne parmi le noyau dur ne doute un seul instant d’y arriver. » On ne décroche jamais. On est de grands malades « , sourit Walter Chardon. » En vacances, j’étais sous l’eau avec un tuba et des palmes, je continuais à penser au Sporting. Mais c’est une excitation positive. »
Mais quid si Mehdi Bayat s’en va en 2020 pour succéder à Herman Van Holsbeeck, qui a à nouveau fait un appel du pied dans nos colonnes la semaine dernière ? » On ne choisit pas sa famille mais on choisit sa femme et ses amis. Moi, j’ai choisi Charleroi, personne ne m’a forcé. Je suis actionnaire du pays de Charleroi. Je ne suis pas quelqu’un qui peut simplement rendre les clefs et s’en aller. Et d’ailleurs, pourquoi je le ferais ? Je suis en train de marquer l’histoire de mon club. »
Par Thomas Bricmont et Guillaume Gautier
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