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 » Nous adversaires ont un souci: ils doivent défendre contre l’imprévisible « 

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

Arrivé à Eupen dans le costume d’entraîneur adjoint, il est finalement celui qui a permis aux Pandas de retrouver l’élite du football belge. Rencontre avec Jordi Condom, l’homme qui a failli mener Eupen à la première finale de Coupe de Belgique de son histoire.

Pendant que son staff profite de quelques minutes de répit pour dévorer le repas de midi, Jordi Condom slalome entre ses joueurs dans le couloir des vestiaires du Kehrweg, dans le sillage de notre photographe. Le coach catalan d’Eupen reçoit avec le sourire aux lèvres, les Copa Mundial aux pieds et de grands gestes à l’italienne, pour évoquer son travail dans les cantons de l’Est.

Un séjour à la Masia, ça marque inévitablement un entraîneur ?

JORDI CONDOM : C’est particulier à Eupen, parce que tous les gens qui travaillent ici sont passés par le Barça. Donc, l’idée de jeu ressemble évidemment à ce qu’on y a connu, parce que c’est là que nous avons grandi comme joueurs et comme entraîneurs. Mais une idée de jeu, ça dépend aussi des joueurs que tu as. Ici arrivent des joueurs qui viennent de nos académies, en Afrique ou au Qatar. Des joueurs avec beaucoup de talent. On cherche alors un entraîneur capable d’appliquer cette philosophie, à partir de laquelle les joueurs sont éduqués par Aspire. Si on prenait un coach avec d’autres idées, peut-être tout aussi valables, mais qui nécessitent des joueurs plus puissants pour un jeu plus direct, ça ne correspondrait pas aux joueurs qui sont recrutés par le projet Aspire. Mon staff et moi, en tant qu’entraîneurs, nous sommes des enfants du Barça. Et c’est peut-être pour ça que nous sommes ici. Parce que ce projet nécessite un entraîneur avec ces caractéristiques.

C’est difficile de parler de Barcelone sans parler de Cruyff. Et Eupen rappelle une de ses phrases mythiques :  » Tu apprends sur base de ton propre corps « 

CONDOM : On parle beaucoup de la taille, dans ce pays. (Il rit). On ne peut pas aller contre ça. Je peux demander à mes joueurs d’aller disputer des ballons en hauteur, mais je sais que ça ne donnera rien. Donc, on essaie de jouer le plus possible en bas, c’est une question de logique. Dans le jeu, la taille n’est pas un critère si important, ça n’influence pas tellement notre jeu, parce qu’on tente d’avoir la possession le plus loin possible de notre but. Mais sur phase arrêtée, c’est là que ça nous pose le plus de problèmes. On tente d’être inventifs, d’améliorer ça, mais au final, c’est difficile, parce que si tu n’as pas de centimètres, tu n’as pas de centimètres…

Sur le terrain, ça vous oblige quand même à défendre loin de votre rectangle.

CONDOM : On a essayé de défendre plus près de notre but, mais on n’avait ni l’expérience, ni la maturité tactique pour le faire. En plus, on n’a pas de taille derrière. Alors, il te reste deux solutions : éviter les centres, ou éviter d’être trop près de ton rectangle. Évidemment, en défendant plus haut, tu risques de souffrir dans le dos. Mais on préfère cette solution à l’autre, parce que c’est important de conserver notre philosophie : nous, on est bons avec le ballon. On doit jouer comme ça, parce que c’est notre nature et qu’elle correspond aux qualités de nos joueurs.

On en revient à Cruyff :  » Il n’y a qu’un seul ballon, donc tu dois l’avoir. La possession te donne l’arme et te défend.  » Le problème d’Eupen, n’est-ce pas d’apprendre à se défendre avec le ballon ?

CONDOM : Il faut se rendre compte qu’à la différence des autres jeunes, qui viennent d’académies affiliées directement à un club, nos joueurs n’ont jamais disputé une compétition. Ils ne sont pas passés par les U17, U19, U21 où ils jouent chaque semaine pour des points. Chez nous, Lazare, Eric ou Henry, ils n’avaient jamais joué de championnat. Seulement des tournois, parfois espacés d’un mois. Les trois points, gagner un championnat, monter ou descendre, ils ne connaissaient pas. Ils n’avaient jamais joué devant des supporters. Ni devant la presse, qui valorise tes matches avec des points. Il n’avait jamais été question de perdre ton poste de titulaire si tu ne prestais pas, ou de jouer avec des gars dont c’est le métier depuis des années. Nos jeunes commettent des erreurs, qui sont les erreurs de joueurs qui manquent d’expérience.

 » On a le talent et la vitesse, il nous manque l’expérience »

Le staff eupenois euphorique après une victoire :
Le staff eupenois euphorique après une victoire :  » Avant Eupen, nos joueurs n’avaient jamais disputé de compétition. Les trois points, gagner un championnat, monter ou descendre, ils ne connaissaient pas. « © BELGAIMAGE

Maintenant, vous essuyez des critiques en tentant de mieux protéger votre but…

CONDOM : Quand tu renforces le secteur défensif, il manque quelque chose sur le plan offensif. Pour l’instant, on cherche cet équilibre qui nous permettrait de ne pas perdre notre très bon rendement offensif tout en renforçant la défense. Ce n’est pas facile, mais notre équipe a une grande marge de progression. C’est un peu l’inverse de Zulte Waregem, par exemple. C’est une équipe très bonne, mais avec des joueurs expérimentés qui sont ensemble depuis des années. Ils jouent presque de mémoire. C’est difficile de les battre, ils savent très bien ce qu’ils savent faire, mais leur marge de progression n’est plus énorme. Nous, c’est l’inverse. Il y a encore beaucoup de choses qu’on fait très mal, tactiquement ou dans la prise de décision, mais on a une très grande marge de progression. Si on prend nos joueurs comme ils étaient au début de saison, et qu’on voit où ils en seront en fin d’année, au-delà des résultats, ils seront bien meilleurs.

On accorde trop d’importance aux résultats dans les analyses de vos matches ?

CONDOM : Parfois, un match se joue sur un corner… Je pense qu’on a perdu des points par manque d’expérience. Il faut évidemment se souvenir des matches qu’on perd mais en tant qu’entraîneur, on regarde beaucoup les aspects où on s’est amélioré. Nous, on a le talent et la vitesse, mais il nous manque cette expérience. Pour nos adversaires, c’est parfois l’inverse. Et finalement, le plus difficile à avoir, c’est le talent. Parce que l’expérience, tu peux la prendre. Mais le talent, tu l’as ou tu ne l’as pas. Et l’expérience, tu l’acquiers seulement en te trompant. Tu te trompes, tu te corriges, et finalement tu deviens un joueur. Quand on met nos joueurs sur le terrain, on sait qu’ils vont faire des erreurs, prendre de mauvaises décisions. Mais l’important, c’est qu’ils ne répètent pas ces erreurs, qu’ils grandissent match après match.

Il y a toujours une part d’incertitude quand vous lancez ces jeunes, qui n’ont jamais connu un tel contexte ?

CONDOM : Quand tu lances un joueur comme ça, avec le public, de l’argent en jeu, les responsabilités de la lutte pour le maintien, la pression d’un entraîneur qui demande de gagner… On ne sait jamais comment il va répondre à cela. Ici, on entre dans la partie psychologique, et c’est très individuel : il y a des gens qui semblent naturellement préparés à ça, et d’autres qui souffrent plus : ils sont sous pression, tendus. Si Lazare joue aussi souvent, c’est parce qu’il ne ressent pas ce stress. Peut-être qu’il en avait au début, mais finalement, avec l’expérience, on s’habitue. On s’habitue à jouer contre le Standard, devant 20.000 personnes, sur le terrain de Bruges. Henry n’a jamais semblé ressentir la pression, lui. Il est entré sur le terrain la saison dernière, et il tentait tout directement. Lazare doit encore s’améliorer tactiquement, mais il est capable de jouer au milieu de terrain à seulement 18 ans. C’est quelque chose qu’on voit rarement, dans très peu d’équipes au monde. Ici, on ne sait pas comment ils vont répondre, vu qu’ils n’ont jamais connu ce contexte avant. On sait qu’ils ont du talent, mais il faut les mettre sur le terrain pour voir s’ils peuvent devenir des joueurs de première division.

Vous avez l’équipe la plus imprévisible du championnat…

CONDOM : On a beaucoup de vitesse, beaucoup de talent. Parfois, ils sont imprévisibles aussi, mais ça les rend capables de créer ces différences. Parce que le football, c’est ça : face à une équipe bien organisée, il faut savoir faire quelque chose d’inédit pour la perturber, que les défenseurs ne sachent pas ce qu’il va se passer.

 » Défensivement, il n’y a pas de négociation »

En tant qu’entraîneur, votre travail n’est-il pas de réduire le hasard ?

CONDOM : Mais les choses imprévisibles, tu ne peux pas les travailler. Parce que ça, c’est le talent. Il y a bien sûr des moments où on travaille des démarquages, des façons de mettre le joueur dans de bonnes dispositions pour recevoir le ballon. On leur apprend à passer devant leur homme. Mais ce qu’il se passe après, quand ils ont le ballon, c’est seulement pour eux. Les complicités, les automatismes entre joueurs, tout ça se crée seulement avec l’expérience, le fait d’évoluer ensemble. Défensivement, par contre, il n’y a pas de négociation : c’est un travail que chacun doit faire. Ce n’est plus du talent, ce sont des mathématiques. On a un gros travail sur les automatismes mais ce qui nous manque le plus, c’est la prise de décision. Quand l’équipe adverse se désorganise offensivement, cela nous coûte cher parce que nos joueurs ont du mal à savoir s’ils doivent intervenir ou rester en position. On prépare des choses défensivement, mais tu ne peux pas prévoir tout ce qu’il va se passer.

L’idée avec le ballon est de créer quels types de situations ?

CONDOM : Des un contre un, et sans couverture. C’est ça la clé. Et pour ça, il faut essayer que tout se passe le plus vite possible. Parce que si ta transition est trop lente, si tu touches trop la balle, tu laisses à l’adversaire le temps de se réorganiser aussi. Quand on va vite, si nos joueurs dribblent leur opposant direct, l’adversaire n’a pas le temps d’être aidé par un équipier. Semaine après semaine, les adversaires nous connaissent mieux, mais ils ont toujours un problème : ils doivent défendre contre l’imprévisible.

Il paraît que vous travaillez beaucoup la relance à partir du gardien…

CONDOM : Bien sûr, on varie notre travail de relance en fonction de l’adversaire. On fait un travail très important d’analyse vidéo de l’équipe adverse et on change la façon de sortir la balle selon la manière dont elle presse. Si elle vient chercher très haut, on cherche une solution plus longue entre les lignes, pour trouver un de nos joueurs dos au but. Cela demande évidemment un travail important du jeu au pied de nos gardiens. Tout dépend donc de l’adversaire, et il peut arriver qu’il change sa façon de presser en cours de match. Et là, le manque d’expérience de nos joueurs fait qu’on doit le leur signaler, parce qu’ils ne le voient pas toujours d’eux-mêmes. C’est pour ça que c’est important d’avoir des joueurs d’expérience comme Siebe Blondelle ou Luis Garcia qui sont impliqués dans la sortie du ballon, pour qu’ils puissent s’adapter et passer de la relance à deux à celle à trois, et vice-versa. Ces choses se travaillent, on en parle, mais nos joueurs…

C’est parfois difficile de leur faire comprendre ?

CONDOM : C’est comme si on travaillait avec des enfants, il faut toujours tout leur rappeler pendant le match. C’est une des clés de notre évolution cette année : il faut que nos joueurs parviennent à réagir par eux-mêmes en fonction de ce qu’il se passe sur le terrain. Là, si je dis  » A « , ils font tous  » A « . Si je dis  » B « , ça devient déjà compliqué. La partie tactique est vraiment notre marge de progression majeure.

 » Je ne vais pas tuer un joueur pour une erreur »

Condom estime que son équipe a encore une grande marge de progression :
Condom estime que son équipe a encore une grande marge de progression :  » Particulièrement en ce qui concerne la partie tactique « .© BELGAIMAGE

C’est l’assimilation de certains concepts qui leur donne du fil à retordre ?

CONDOM : Les erreurs techniques, elles ne m’importent pas beaucoup, ce n’est rien. Ce qui est important, c’est de ne pas faire d’erreurs conceptuelles. Des choses sur lesquelles on insiste beaucoup. Un joueur ne peut pas faire une passe latérale dans une zone à risques, par exemple. Mais bon, on travaille, on corrige, avec des vidéos pour leur montrer ce qu’on peut faire et ne pas faire.

La passe latérale, c’est mortel face au pressing.

CONDOM : La pire, c’est celle de l’arrière latéral à l’arrière central. Ou de l’ailier vers un milieu de terrain qui est sur la même ligne. Là, tu es mort. Parce que tes centraux sont écartés, tes latéraux sont montés, et l’adversaire te tue. Donc ça, c’est interdit. Les passes diagonales, pas de problème, mais du flanc vers l’axe… (Il souffle). C’est mortel. C’est un exemple de choses où tu dis : ça, c’est interdit.

En déplacement dans un grand stade de 20.000 personnes, c’est encore plus difficile de transmettre le message.

CONDOM : Ça, c’est clair ! Et nos joueurs font des erreurs, même si la pression du public les touche moins que ce que je pensais. Mais à partir du moment où ils font partie du projet, on ne va pas les tuer pour une erreur. On les encourage, ils doivent apprendre. Si tu ne te trompes pas, tu n’apprends pas. Je ne vais pas sortir un joueur en première période parce qu’il a fait une erreur. Parce que là, je le tue. C’est comme si je te demande d’aller parler dans une salle de spectacle remplie, et je te reprends le micro dès que tu bégaies. Non, on ne fait pas ça. Tu t’es trompé, ce n’est pas grave : recommence. Corrige-toi, et continue. Evidemment, tout ça a un prix : ça nous coûte des points.

Eupen évolue en Vidéo

 » La vidéo, ici, c’est super important. Nous avons de jeunes joueurs, qui viennent de douze pays différents. On parle six langues différentes dans le vestiaire, avec des mentalités et des religions différentes. Mon anglais n’est pas le même que l’anglais d’un Qatari, mon français n’est pas comme celui d’un Sénégalais. Et ces jeunes n’ont pas été habitués à travailler avec un tableau. Ce que toi, tu comprends quand je te parle de  » passe latérale « , si eux ne le voient pas, ça reste quelque chose d’abstrait, qu’ils ne comprennent pas. Alors, j’amène ici le joueur en question, ou toute la ligne défensive par exemple, et je leur dis : -Regardez : pourquoi pas de passe latérale. Et je leur explique avec les images. Les choses tactiques, c’est toujours en vidéo. Parce que tu sais tout montrer : comment se profiler sur le terrain, où être placé en fonction de la position du ballon, etc… Et tu évites de passer par l’abstraction du langage, qui peut faire qu’ils vont comprendre de façon différente selon les mots que tu vas choisir. Alors que là, ils auront l’image en tête avant de monter sur le terrain. Avant le match, nos joueurs savent tout. C’est beaucoup de travail pour la préparation, mais ça me permet de dormir tranquillement à la maison. Ils ont toute l’information. Parfois, ils en ont peut-être trop. Certains trouvent que c’est une trop grosse quantité d’informations, mais ça me permet d’être rassuré sur le fait qu’ils savent tout. Dans le cas contraire, je me le reprocherais. « 

Entraîneur à 34 ans

 » J’ai commencé à jouer comme ailier, puis avec l’âge, je suis descendu sur le terrain, pour finir comme défenseur. Ce qui est une trajectoire normale, finalement. J’étais un joueur qui courait beaucoup, qui n’avait pas peur de travailler et d’avoir des responsabilités. C’est une chose qui se reflète dans l’entraîneur que je suis devenu. Avec mon staff, on n’arrête pas de travailler. J’ai d’ailleurs longtemps été capitaine, et je n’ai pas beaucoup changé d’équipe, parce que j’avais pour habitude de tout donner pour les clubs dans lesquels j’étais installé.

Entraîner, cela m’intéressait déjà quand j’étais joueur. Dans mon club, j’étais également devenu le directeur sportif de l’école de jeunes. Il me restait une année de contrat là où j’étais, en deuxième division, quand Josep Colomer m’a contacté. Il m’a donné la possibilité d’aller au Barça pour y entraîner les jeunes. À 34 ans, je pensais continuer à jouer parce que je me sentais bien. Mais avec un an ou deux de plus… J’ai donc choisi de saisir cette opportunité, d’arrêter de jouer et de devenir entraîneur.  »

Par Guillaume Gautier

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