© REUTERS

Qui est donc Lionel Messi ?

Etre le meilleur footballeur du monde peut être un boulot de chien. Pendant deux heures, notre journaliste a vécu dans le monde merveilleux de Lionel Messi à l’occasion de la remise du Soulier d’Or du meilleur buteur européen en novembre dernier.

PAR PETER T’KINT

Tout a commencé par un courriel, le 4 novembre. « Dear friends, I am happy to confirm the program for the Golden Shoe ceremony with Lionel Messi on Wednesday 20th of November in the ancient Damm Factory, Carrer Rosello 515 in Barcelona. 13.00 hours Handing over Golden Shoe as European topscorer 2012/13. 13.30 hours Meeting Messi-ESM representants. 14.00 hours Press conference. »

Lionel Messi en exclusivité pour les magazines sportifs européens, pendant une demi-heure ! Une occasion unique, souligne Alexander, le correspondant en Espagne du magazine russe Sport Express. L’homme habite Barcelone depuis quatre ans, il suit tous les matches à domicile du Barça mais il n’a pas encore vu la star en dehors des terrains. « Il ne se rend jamais dans la zone mixte et il accorde tout au plus une conférence de presse par an. En général, il a l’air ennuyé, il se contente de réponses brèves pour pouvoir s’en aller le plus vite possible. »

L’Argentin, en vérité, fait plutôt parler ses pieds. La saison dernière, il a marqué 45 buts en 32 matches – ou 46, il y a discussion, car la Liga a jugé qu’un de ses buts était en fait un but marqué contre son camp par un adversaire. Ses pieds sont donc suffisamment éloquents. Lire les deux biographies déjà parues sur Messi ne permet pas d’apprendre grand-chose sur la bulle dans laquelle il vit.

Luca Caioli nous confie qu’il aime les escalopes napolitaines, comme les Espagnols appellent ça. Leonardo Faccio a découvert qu’il fait la sieste l’après-midi, qu’il ne raffole pas des légumes mais est dingue de viande rouge. Les deux hommes ajoutent qu’il est timide et préfère rester dans l’ombre. Ils se concentrent sur ce qu’on sait déjà de lui : ses injections d’hormones de croissance, son itinéraire de Rosario à Barcelone. L’énigme Leo, inaccessible, indéfinissable. Il faut se contenter de ça. Bientôt, son histoire va passer au cinéma. Epic Pictures a acquis les droits du livre de Caioli.

Lionel est assis, heureux, sur sa montagne. Dieu vit en altitude. À Castelldefels, au bout d’une rue sans issue, dans un quartier résidentiel situé entre Sitges et la capitale catalane, dans une villa avec piscine, qui n’est pourtant pas le bâtiment le plus tape-à-l’oeil du voisinage. Il y vit avec son amie, leur fils Thiago et son frère aîné. Le reste de la famille – un autre frère, sa soeur et ses parents – sont retournés à Rosario, même si le père effectue constamment la navette. C’est d’ailleurs lui qui gère l’empire financier du fiston.

Longtemps, Jorge a été le reflet plus âgé de son fils mais maintenant, ses cheveux grisonnent et présentent une coupe moderne. L’ancienne brasserie rénovée a déjà accueilli les journalistes l’année dernière. La marque sponsorise les deux clubs de D1 de la ville, avec un clin d’oeil : Las dos estrellas. Accueillir Messi en tant que meilleur buteur européen devient une habitude : c’est la troisième fois en quatre saisons.

Les journalistes présents il y a un an se souviennent d’une famille étonnamment décontractée. Messi était heureux de ses deux Souliers d’Or, qui récompensent le meilleur buteur des Coupes d’Europe, mais encore plus de la naissance de son fils Thiago. Décontracté, de bonne humeur, Messi avait répondu à toutes les questions.

Une question par magazine



L’ambiance a changé… Jorge est pour le moins nerveux. Il y a l’affaire de fraude fiscale, les blessures de son fils, la manière dont Cristiano Ronaldo fonce vers le titre de Joueur FIFA de l’Année. Bref, l’atmosphère est tendue. Et donc, dix jours après le premier courriel, nous en recevons un autre. En traduction libre : « Chers amis, la famille Messi se préoccupant un peu, pour quelque raison que ce soit, des questions qui lui seront posées durant la séance réservée aux magazines ESM, nous demandons à chacun d’envoyer sa question à l’avance. »

Tiens, tiens… Notez le singulier : sa question ! Chacun a droit à une seule question qui doit être soumise à l’approbation des Messi. La première invitation faisait part d’une conférence de presse après la cérémonie mais Jorge l’a annulée. Il veut également savoir comment le déplacement se déroule, où les véhicules peuvent se parquer, il pose des exigences en matière de sécurité. Nous devons transmettre nos coordonnées… Messi ne vous reçoit pas comme ça au café du coin.

C’est que la famille a des soucis. Le fiston ne joue toujours pas, à cause de ses problèmes récurrents aux ischio-jambiers (voir encadré). Le corps de la vedette, dont les rentrées annuelles se chiffrent à quelque 30 millions d’euros, dont deux tiers proviennent de la publicité, serait-il usé ?

Les experts en la matière ne sont pas surpris. Il s’est astreint à de longues navettes vers l’Amérique du Sud, tout en effectuant de longs déplacements au sein du continent pour les matches de qualification de Coupe du Monde. Il a voyagé à travers l’Espagne, l’Europe, il est ambassadeur du Barça… Même s’il voyage dans le plus grand confort, il se fatigue et en plus, il est soumis à des efforts intenses en cours de match. Il ne faut pas sous-estimer ce facteur.

De plus, selon un expert en blessures, l’endroit des ischio-jambiers où on se blesse ne retrouve plus jamais sa solidité d’antan. Le risque de rechute augmente considérablement. Manifestement, cela pose plus de problèmes à Messi que la polémique sur sa consommation de viande rouge. Messi est un génie qui s’appuie sur son explosivité, ses accélérations, ses changements de rythme. Or, les footballeurs explosifs sont plus exposés à ce genre de blessures musculaires.

Un club tel que Barcelone le sait pertinemment. Sa dépendance à l’égard de Messi n’a fait que croître grâce à la régularité de celui-ci, qui n’a pratiquement rien raté en cinq ans, mais elle s’avère dangereuse si les muscles du joueur se fragilisent. On l’a remarqué au printemps : Messi a été blessé à un moment crucial de la Coupe d’Europe. Cela n’a pas posé problème pour le titre, dans un championnat ne comportant que deux clubs de grand format, d’autant que José Mourinho, pour lequel l’entraînement est une guerre, était confronté à maints problèmes dans son vestiaire.

En Ligue des Champions, par contre… Pedro a fait de son mieux, Xavi a soigné son passing, Iniesta s’est infiltré mais Cesc n’est pas Messi. Sid Lowe, qui vit à Madrid mais suit fréquemment le Barça, commente : « Les Catalans étaient perdus. » C’est différent cette saison, grâce à l’arrivée de Neymar. Il ne procède pas en faux numéro neuf comme Messi mais de la gauche. Il confère de la profondeur au jeu. Ainsi, le Barça de Tata Martino n’a pas besoin des 18 passes ni d’une accélération de Messi pour se présenter devant le but.

Le premier génie du siècle



Il peut jouer plus vite, plus verticalement. Le Barça dépend moins de Messi. Parfois, celui-ci a été pâle, un brin absent, comme dans ses mauvais jours en Argentine. Un moment donné, il est resté muet quatre matches d’affilée, contre Osasuna, le Real, le Celta et l’Espanyol. C’est tellement rare que tout le monde l’a remarqué.

Nul ne sait comment Messi a réagi à ces changements. « Je ne suis pas à 100 % physiquement », a-t-il concédé dans un communiqué officiel, quand il jouait encore. Les journaux ont fouillé, ils ont tenté de polémiquer, à la grande colère de Jorge, mais ils n’ont rien appris. Les joueurs sont venus au secours de Messi.

Même Jorge Valdano, un compatriote associé au Real, a pris son parti dans la presse ibérique : « Messi est le meilleur joueur du monde. Le deuxième meilleur ? Messi blessé. Il est le premier génie du 21e siècle mais il doit maintenant observer un temps de repos, pour son corps et sa tête. »

Ces derniers mois, la principale tâche de Martino a été d’intégrer Neymar et de réduire la dépendance de l’équipe envers Messi. Il s’est gardé de brusquer l’institut Barcelone, précisent les collègues qui suivent l’équipe. Martino respecte le président, la hiérarchie du vestiaire mais il essaie de rendre le jeu plus direct. Sous sa direction, le Barça a pris le meilleur départ de son histoire en championnat.

L’entraîneur épargne le plus possible ses joueurs : il pratique la rotation afin que chacun soit frais durant les mois cruciaux de mars, avril et mai car selon lui, si le Barça a échoué en Europe, c’est parce qu’il était épuisé.

Une question par tête de pipe et nous sommes huit. Une telle interview risque d’être vite achevée, craignons-nous, nous attendant à des réponses brèves. Donc, une heure avant de rencontrer Messi, nous tenons une réunion tactique dans une petite salle de la brasserie, histoire de mettre au point notre approche. On nous a encore répété de ne pas poser de question qui n’ait été transmise au préalable.

À l’unanimité, nous décidons d’essayer et même de poser plus de questions que prévu. Sébastien, désigné modérateur, va les poser au nom des « représentants absents ». La nervosité règne en maîtresse dans la grande salle de l’Estrella Damm. De l’agent de sécurité aux membres de l’organisation, tout le monde est fébrile, s’agite, communique par oreillettes ou tout autre moyen. C’est une maison de fous, tout le monde crie. Le personnel de bureau de la brasserie a interrompu son travail pour regarder aux fenêtres. La rue est remplie de curieux.

Noblesse oblige, Hristo Stoichkov prend la parole. C’est lui qui va remettre le trophée. Le Bulgare a emporté ce prix en 1990, dix ans après Erwin Vandenbergh, le seul Belge au palmarès. Il a entraîné les jeunes attaquants du Barça. Rayonnant, il explique comment il s’est chargé du jeune Messi, un adolescent aux cheveux longs.

Droit dans les yeux



Messi arrive peu avant une heure. Les photographes deviennent fous. La remise du trophée est brève, sèche, à peine agrémentée d’une courte vidéo et d’un petit discours durant lequel Messi remercie ses coéquipiers. Une demi-heure plus tard, c’est à nous. Le personnel de sécurité, la famille et dieu sait qui encore, tout le monde surveille les huit journalistes présents, à l’affût du moindre geste suspect. Les médias ont des sites web mais il nous est interdit de filmer la moindre séquence : la presse écrite écrit, point à la ligne.

Comment est-il ? Il s’exprime calmement mais il nous regarde droit dans les yeux. Il n’est pas aussi timide que les biographies le prétendent. Il se fait même encourageant quand ses interlocuteurs butent sur un mot d’espagnol. Ceux qui le désirent peuvent poser leur question en anglais. Il comprend tout mais attend poliment la fin de la traduction.

La plupart des journalistes misent sur une belle reprise. L’Allemand veut savoir qui est le meilleur de la Mannschaft, selon lui. « Özil », répond-il, décidé. Bon et créatif. Deux Néerlandais apportent la touche batave. Messi estime Robben « imprévisible et rapide », tandis que Van Persie est « un buteur très complet. » Le style du Barça ? « Il a été développé sous le règne de Cruijff et entretenu, chaque entraîneur y apportant sa touche personnelle. »

Et ainsi de suite. Notre émotif collègue turc explique que ses compatriotes surnomment Arda Turan (Atlético) le Messi turc. Premier vrai sourire. Chaque pays a son Messi, lit-on dans ses pensées. Barcelone a déjà arpenté l’Argentine, à la recherche de son successeur potentiel. Le club a fondé une académie de football à Buenos Aires, une Masia miniature qui appliquait le même régime d’entraînement, mais il l’a fermée après quelques années, réalisant à quel point la recherche d’un second Messi était difficile. Messi vante la vista et la polyvalence du Turc. « Il contrôle très bien toutes les phases du jeu. »

Le Portugais veut savoir s’il est heureux que son pays se soit qualifié pour le Mondial grâce à un brillant Ronaldo. Holà, une question sur Cristiano. Les Espagnols se redressent. Messi va-t-il jouer la confrontation ? Non, il dribble habilement et loue même son rival. « Je ne vous apprendrai rien de neuf en disant qu’il est un grand footballeur. Il joue et marque de la même façon depuis des années, pour son club comme pour son pays. »

La famille partage-t-elle vraiment cet avis ? Pas vraiment, à en juger par les photos que twitte Matias, le second des frères. Le 14 novembre, il a posté les photos des deux joueurs côte à côte. Sur l’une, Messi avec tous ses trophées, sur l’autre, Cristiano avec les siens. Le premier en a 24, le second six.

Le lendemain de la victoire du Portugal sur la Suède, Matias a posté une autre photo, celle de son frère, souriant, qui dit : « Maintenant, CR7 serait le meilleur parce qu’il a gagné un match de barrage ? Moi, j’ai qualifié mon pays directement… » Messi lui-même est trop intelligent et trop bien élevé pour se mêler à ce petit jeu.

Le sourire de Thiago



Comme convenu, Sébastien et moi unissons nos efforts. Il va poser deux questions combinées sur l’équipe nationale, nous allons en poser une personnelle, qui n’a pas été présentée à l’avance… Lors des derniers Mondiaux, Messi a joué les seconds rôles. En Allemagne, il n’avait que 19 ans et il a surtout suivi les matches de la touche. L’Argentine a été éliminée par l’Allemagne en quarts de finale. Sa classe était déjà perceptible mais le footballeur était encore en plein développement.

L’Afrique du Sud a été une déception. Pas de but, une prestation médiocre, bien que le sélectionneur, Diego Maradona, lui ait confié le brassard en cours de tournoi, une responsabilité qui l’a stressé. Messi était tranquille dans le vestiaire et voilà que d’un coup, il devait élever la voix. Dans le livre de Faccio, Juan Sebastien Veron, son compagnon de chambre, explique qu’il n’a jamais vu Messi aussi nerveux.

Au Brésil, il aura 27 ans – il fête son anniversaire le 24 juin. À cet âge, Maradona, l’ultime référence des Argentins, était champion du monde. Nous lui demandons donc comment il compte réussir et gérer la pression ? Messi : « Les préparatifs se déroulent bien. Il nous reste sept mois, ce qui n’est pas beaucoup car il y a pas mal de choses à améliorer. Pour moi, le Brésil est le seul favori. Il y a beaucoup de nations fortes. Les classiques, comme l’Allemagne et l’Espagne, qui vont généralement loin. Puis l’une ou l’autre surprise. Mais j’espère que l’Argentine s’imposera. »

Au terme d’une longue et lourde saison, les stars sont-elles encore en mesure de se distinguer lors d’une Coupe du Monde ? En Afrique du Sud, elles n’en étaient plus capables. Ne sont-elles pas pressées comme des citrons ? C’est la deuxième question, logique, de Sébastien. Messi opine mais ne proteste pas. Le syndicat international des joueurs ne marque pas de point. « Il y a toujours plus de matches, de voyages… C’est ainsi, nous ne pouvons rien y faire. Les footballeurs veulent tout gagner. Tout. »

C’est à notre tour, pour la question des questions. Nous la jouons perso, dans l’espoir qu’il se dévoile. Pelé, Cruijff ont eu un fils footballeur, qui n’a jamais émergé de l’ombre paternelle. Nous avons également nos dynasties sportives et un jour, peut-être aurons-nous les fils de notre Messi, Eden Hazard. Thiago, son fils, effectue ses premiers pas et va toucher son premier ballon. Comment va-t-il le préparer à ce boulot impossible ?

Un instant surpris, Messi répond : « Si quelque chose a changé dans ma vie cette année, c’est bien sa naissance. Quand je reviens à la maison, après un entraînement, un match, un voyage et que je vois son sourire. C’est l’essentiel dans ma vie, le plus beau. Quant au football… Je pense que ce n’est pas un problème. Il faut simplement l’élever de la manière la plus naturelle possible, comme si j’étais une personne normale. »

Messi normal… Escorté comme il l’est… Nous lui souhaitons bonne chance !

Article paru dans le Sport/Foot Magazine du 27 novembre.

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